– ANALYSE Les Balkans occidentaux sur la voie d’une intégration euro-atlantique ?
Les Balkans occidentaux restent un espace stratégique où continuent à se nouer des rapports de force et des jeux d’influence internationaux (Union européenne, Allemagne, Turquie, Russie, États-Unis, pays musulmans) qui auront d’importantes conséquences sur les équilibres politiques du continent dans les prochaines années.
Au cours des trois dernières décennies, les pays d’Europe du Sud-Est sont passés, pour l’Alliance atlantique, du statut de zone de conflits à stabiliser à celui de membre à part entière de l’Organisation, ou à celui de pays en voie d’intégration. De fait, le calendrier de l’intégration des pays des Balkans occidentaux s’est accéléré (voir tableau).
Or, le contexte stratégique actuel des Balkans occidentaux est caractérisé par plusieurs phénomènes qui ont un impact fort sur l’équilibre régional :
• les conflits géorgien, ukrainien et syrien ont progressivement déplacé l’intérêt stratégique de l’Alliance vers les marges de la Russie et le Proche-Orient, ce qui peut expliquer en partie la baisse significative des troupes engagées dans les Balkans ; en réalité, ce désengagement est déjà ancien, et avait débuté à la suite du 11 septembre 2001, et du début des conflits en Afghanistan, puis en Irak, au profit d’un engagement plus fort de l’Union européenne (EUFOR Althéa en Bosnie-Herzégovine, EUFOR Concordia en Macédoine, entre autres) ;
• l’influence russe dans les Balkans s’est accrue ces dernières années dans différents domaines : politique, culturel (mise en avant d’une solidarité panorthodoxe ou panslave), diploma-
tique (jeu d’alliances avec la Serbie et avec la Grèce, en particulier autour de la question du Kosovo), économique (ancrage énergétique dans la région, investissements russes dans le tourisme entre autres). Or la Russie ne cache pas son opposition totale à l’extension de l’OTAN dans cette région ;
• la crise des migrants et les conséquences sécuritaires réelles ou supposées qu’elle entraîne. Même si le problème des migrants n’est pas de sa compétence directe, ce corridor balkanique fluctuant au gré des fermetures frontalières, tantôt maritimes, tantôt terrestres, crée un contexte particulier pour l’OTAN dans la région. De fait, l’Organisation a accepté en février 2016 d’étendre à la mer Égée les objectifs de sa mission de surveillance en Méditerranée Active Endeavour, initialement vouée à la lutte antiterroriste, pour assister les gardes-côtes et les agents de Frontex. Parallèlement, on assiste aujourd’hui à une militarisation des frontières terrestres, que ce soit en Turquie, en Grèce, en République de Macédoine ou en Hongrie, entre autres ;
• si la priorité stratégique dans la région a longtemps été axée sur la question de la « stabilisation » et sur une perspective classique de « maintien de la paix », le contexte actuel, caractérisé par la montée en puissance d’organisations terroristes, pousse à un changement de perspective. D’un point de vue sécuritaire, les Balkans sont devenus une zone potentielle de recrutement pour l’État islamique, ou tout simplement une zone de transit des terroristes vers les pays d’Europe occidentale. Aussi, des acteurs comme l’OTAN s’orientent-ils progressivement dans les Balkans vers des actions de lutte antiterroriste, avec le soutien des nouveaux États membres (Croatie, Albanie, Monténégro) et des États partenaires (Bosnie-Herzégovine, Serbie, Macédoine).
Tous ces événements semblent jouer en faveur de l’intégration rapide des Balkans occidentaux à l’OTAN. Pourtant, dans le même temps, les perspectives économiques et politiques dans la région restent préoccupantes et les promesses d’une inversion des tendances possible grâce à l’adhésion à l’Union européenne semblent s’éloigner, tant pour les nouveaux entrants, où le niveau de vie des populations a régressé, que pour les membres potentiels, dont le calendrier d’entrée n’est plus évoqué.
Les « freins » balkaniques à l’élargissement
En effet, l’extension programmée de l’OTAN à l’ensemble des Balkans occidentaux – la Croatie et l’Albanie en sont déjà membres depuis 2009 – est au coeur de diverses problématiques à différentes échelles, qui menacent de diviser la région :
D’un point de vue sécuritaire, les Balkans sont devenus une zone potentielle de recrutement pour l’État islamique, ou tout simplement une zone de transit des terroristes vers les pays d’Europe occidentale.
rejet partiel de l’Organisation par une partie des populations (en Serbie, au Monténégro, en Bosnie-Herzégovine), difficultés politiques dues à des clivages régionaux, lutte d’influence à plus petite échelle entre l’Alliance atlantique et la Russie. Enfin, la référence à l’OTAN reste une référence clivante entre les différents acteurs régionaux et locaux en fonction de leur représentation de l’engagement des troupes de l’Alliance atlantique dans les différents conflits des dernières décennies, en particulier du côté serbe.
La question macédonienne
Parmi les freins balkaniques à l’adhésion à l’Alliance atlantique, une question récurrente reste la querelle autour du nom de la République de Macédoine (officiellement Ancienne République yougoslave de Macédoine, ou ARYM). La République de Macédoine s’est orientée dès la fin des années 1990 vers un projet d’adhésion euro-atlantique. Les insurrections albanaises de 2001 (conflits de Presevo et de Kumanovo) ont profondément affecté le pays et retardé ces perspectives. Ils ont entraîné l’intervention de l’OTAN et de l’Union européenne, qui a encadré les discussions ayant mis en place les accords d’Ohrid instaurant une nouvelle organisation politique fondée sur le partage des pouvoirs sur des bases ethniques. Le processus d’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN a néanmoins repris de façon accélérée depuis, avec l’entrée en vigueur de l’Accord de stabilisation et association (ASA) en avril 2004.
Cependant, l’adhésion du pays à l’OTAN est bloquée depuis 2008 par le veto grec du fait de la querelle qui oppose Athènes et Skopje autour de la question du nom « Macédoine ». Ce litige pourrait sembler anecdotique, mais il pèse aujourd’hui considérablement sur le destin de la République de Macédoine, qui se voit privée d’adhésion à un grand nombre d’organisations, dont l’Union européenne et l’OTAN, du fait du veto inconditionnel de la Grèce. Cependant, l’OTAN tente de son côté d’accélérer les négociations entre les deux États pour continuer son extension stratégique dans la région, et enrayer l’influence croissante de la Russie. L’adhésion de la République de Macédoine est d’autant plus souhaitée aujourd’hui compte tenu de l’actualité récente, qui en a fait un carrefour au coeur de la route migratoire. Un positionnement plus fort de l’OTAN dans cette zone permettrait également de renforcer le contrôle et la surveillance des migrants sur voie terrestre et de poursuivre l’effort de lutte contre le terrorisme dans la région.
La fragmentation de la BOSNIEHERZÉGOVINE peut-elle gêner son adhésion à l’Alliance atlantique ?
Les accords de Dayton qui ont mis fin au conflit de Bosnie-Herzégovine (19911995) ont entériné la partition politicoadministrative du pays en deux entités : la Republika Srpska (RS) et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (appelée quelquefois Fédération croato-bosniaque), plus un district autonome, le district de Brcko. Cette partition touchait tous les domaines, y compris les forces armées, divisées en différents corps dépendant de ces entités, et non de l’État, et dont la coexistence s’avérait un facteur potentiellement conflictuel. L’OTAN a donc assuré jusqu’en 2004 une mission de stabilisation et de soutien à la mise en place des accords de Dayton ( Implementation Force – IFOR puis Stabilization Force – SFOR à partir de 1996). La mission a pris fin après la réforme de 2003 et la mise en place une armée unifiée en Bosnie-Herzégovine, plus fonctionnelle et aux effectifs réduits. Depuis, l’Union européenne a pris en charge les missions de maintien de la paix et de transfert de normes à travers sa force opérationnelle EUFOR Althéa, qui a succédé à la SFOR en 2004. Concernant la potentielle adhésion de la Bosnie-Herzégovine à l’Alliance atlantique, celle-ci a pu progresser grâce à la dynamique de réforme de la défense, entamée sous l’impulsion du hautreprésentant Paddy Ashdown. Elle a donné lieu à une nouvelle loi, entrée en vigueur le 1er janvier 2006, qui achevait de transférer les compétences des entités vers l’État central. Dès juillet 2006, la présidence de l’État pouvait ainsi redimensionner les forces en les réduisant à 16 000 personnes, dont 10 000 militaires professionnels, 1000 civils et 5000 réservistes. Ces réformes inédites en Bosnie-Herzégovine ont permis au pays d’ouvrir la porte des négociations avec l’OTAN et de gravir rapidement les différentes étapes menant à une potentielle adhésion.
Néanmoins, cette avancée ne fait pas l’objet d’un soutien unanime au sein des populations de Bosnie-Herzégovine du fait du souvenir du rôle de l’OTAN dans la guerre de 1991-1995. Ainsi, l’actuel président de la Republika Srpska, Milorad Dodik, a multiplié les déclarations mettant en cause la légitimité de cette adhésion, traduisant ainsi en mots un sentiment partagé par une part importante des populations de cette entité.
Le Kosovo, une région à forts enjeux pour l’OTAN
La situation du Kosovo et ses rapports à l’OTAN méritent une attention particulière à au moins trois titres. Tout d’abord, la reconnaissance du Kosovo n’est pas unanime. Suivant les points de vue, il s’agit d’un État, ou d’un quasi-État. Les différents membres de l’Union européenne et de l’OTAN restent divisés sur cette question de reconnaissance. Cette ambiguïté juridique explique le maintien encore aujourd’hui de la résolution 1244 de l’ONU, qui prévoit le rattachement du Kosovo à la Serbie au niveau international. Ensuite, le Kosovo est le seul pays de la zone dans lequel une mission de l’OTAN est encore en cours, avec la présence de la Kosovo Force (KFOR). Or la KFOR a été mise en place en 1999 sur mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU dans le cadre de la résolution 1244. Enfin, le Kosovo indépendant s’est doté d’une force armée, la Kosovo Security
L’extension programmée de l’OTAN à l’ensemble des Balkans occidentaux – la Croatie et l’Albanie en sont déjà membres depuis 2009 – est au coeur de diverses problématiques à différentes échelles, qui menacent de diviser la région.
Force, le 21 janvier 2009, dont la formation a été entièrement encadrée et assurée par l’OTAN – en se basant sur les préconisations du plan Ahtisaari (1). Si le Kosovo a vocation à rejoindre l’OTAN à moyen terme, aucun calendrier n’est encore fixé. L’avenir « otanien » du Kosovo reste donc aujourd’hui plein d’incertitudes. La KFOR y est toujours déployée, bien que les effectifs aient été considérablement revus à la baisse, tant que la résolution 1244 est maintenue, et que la division territoriale – en particulier pour les régions serbes du Nord du Kosovo (Nord-Mitrovica, Leposavic, Zubin Potok) – perdure. Par ailleurs, trois éléments rendent très hypothétique une potentielle candidature du Kosovo à l’adhésion : 1) l’ambiguïté internationale du Kosovo, y compris au sein des pays de l’OTAN, qui n’ont pas tous reconnu le nouvel État ; 2) le maintien de la mission KFOR sur place ; 3) la géopolitique régionale (l’intégration du Kosovo à l’OTAN serait un très mauvais signal envoyé à l’ensemble des Serbes de la région).
Focus Serbie et Monténégro, Republika Srpska : débats et clivages
L’adhésion ou le rejet de l’OTAN peut s’articuler autour de l’histoire récente de l’Organisation dans la région – et de son engagement pour ou contre certains acteurs politiques. Ainsi, la guerre du Kosovo, et la campagne de bombardements de l’OTAN en Yougoslavie (Serbie-Monténégro) au premier semestre 1999, explique en partie le clivage fort et l’opposition à l’Organisation que l’on retrouve en Serbie, au Monténégro ou dans les régions serbes de Bosnie-Herzégovine et du Kosovo. En Serbie, l’arrivée au pouvoir des nationalistes Tomislav Nikolic, en mai 2012, et Alexandre Vucic, en mai 2017, confirme cette tendance. Les
choix stratégiques du pays semblaient assez ouverts au début des années 2010, avec la possibilité de s’orienter soit vers une politique euro-atlantique, soit vers l’allié russe, soit de maintenir la tradition des non-alignés, ce qui supposait une politique de neutralité, soutenue par la Russie, option qui reste encore aujourd’hui l’attitude officielle de la Serbie. Dans le courant de l’été, le ministre de la Défense serbe affirmait que la Serbie ne souhaitait pas adhérer à l’OTAN mais conserver sa position neutre.
Au Monténégro, l’adhésion récente du pays a illustré les divisions des populations concernant l’Alliance atlantique. Fin 2015, le gouvernement monténégrin s’est ouvertement engagé vers l’intégration de son pays, malgré les pressions de l’opposition et de la Russie. Cette avancée se faisait alors même que l’opposition avait su montrer sa détermination sur différents sujets, en organisant le 24 octobre 2015 d’importantes manifestations à Podgorica, rassemblant entre 8 000 et 10 000 personnes. Celles-ci furent durement réprimées et de violents incidents se produisirent dans la nuit du 24 octobre, alors que l’un des dirigeants politiques de l’opposition, Andrija Mandic, farouchement « proserbe » et « prorusse », était arrêté.
Divergences internationales sur l’élargissement de l’OTAN
Sur le plan international, la question de l’élargissement de l’OTAN dans les Balkans révèle les rapports de force et les luttes d’influence en cours dans la région avec, en toile de fond, la rivalité entre un camp euro-atlantique et un camp russe. De fait, cette rivalité a conforté certains conflits régionaux ces dernières années dans les Balkans, chacun des acteurs trouvant dans un camp ou dans l’autre une légitimation internationale de son action. Cette situation est évidente au Kosovo, où les Serbes du Nord trouvent un soutien contre l’indépendance auprès de la Russie, alors que Pristina se réfère de façon systématique à l’« allié » américain.
Ce clivage international rejaillit évidemment sur les positionnements de chacun des acteurs vis-à-vis de l’élargissement de l’OTAN. L’opposition de la Russie à ce processus est régulièrement rappelée dans les discours des officiels russes. Le premier d’entre eux, Vladimir Poutine, développe aujourd’hui une sémantique quasi guerrière en évoquant l’Alliance atlantique. Néanmoins, les réalités de terrain laissent transparaître des actions plus nuancées. De fait, la Russie n’a ni pris de sanction ni fermé la porte vis-à-vis de l’ensemble des pays des Balkans, qui avancent progressivement vers leur adhésion. L’adhésion du Monténégro en juin dernier est à ce titre très révélatrice. Malgré la possibilité de pression importante sur ce petit État, la Russie n’a pas fait blocage au processus d’adhésion.
Ainsi, ce qui semble se jouer dans la région ressemble plus à un gigantesque jeu de go qu’à un réel affrontement entre deux camps ennemis, chacun des deux protagonistes cherchant à poser des pions pour conforter son influence régionale. Une telle hypothèse permettrait de comprendre la nécessité pour la Russie d’exister via d’hypothétiques projets énergétiques, hier South Stream, aujourd’hui Turkish Stream, dont la fonction réelle n’est probablement pas d’aboutir, mais plutôt de maintenir des marges de négociations diplomatiques avec les États de la région. Dans cette optique, le maintien, pour les Américains, du camp de Bondsteel, à proximité de l’axe Morava-Vardar – dont l’importance stratégique ressurgit aujourd’hui à travers la route migratoire provenant du Proche-Orient et du MoyenOrient – semble loin d’être absurde.
Le positionnement des États membres européens concernant l’élargissement de l’OTAN aux Balkans occidentaux est probablement plus complexe. Aucun d’eux ne peut véritablement se prononcer contre un tel élargissement. Mais les enjeux de ce processus remettent également en cause les équilibres et l’architecture interne de l’Organisation. Toutefois, le contexte actuel joue en faveur d’un soutien européen à un élargissement rapide de l’OTAN dans la région, pour plusieurs raisons : lutte contre le terrorisme, contrôle des routes migratoires, stabilisation régionale, etc. Or, dans un contexte sécuritaire européen qui reste fragile, après les crises géorgienne et ukrainienne et avec une Europe en crise (crise économique, humanitaire avec les réfugiés, politique avec le Brexit) et divisée, l’OTAN reste l’un des seuls acteurs crédibles pour assurer la sécurité régionale. En conclusion, cette dynamique d’élargissement et le contexte spécifique des Balkans occidentaux sont peut-être l’occasion de repenser la relation OTAN/Union européenne. À la fin des années 1990, l’alternative était souvent posée de manière exclusive, avec les « pro-OTAN » d’un côté, et les « pro-Europe de la défense » de l’autre. Cette opposition semble cependant aujourd’hui désuète. L’élargissement de l’OTAN dans les Balkans peut être l’occasion de renforcer la défense européenne. L’image européenne, même si elle est également critiquée, est potentiellement plus « neutre » dans le contexte balkanique – en particulier en Serbie et au Monténégro, ainsi que vis-à-vis de la Russie.