Relations intercoréennes : sortir de l’impasse
Les relations intercoréennes sont à leur plus bas niveau depuis la fin de la guerre froide. Dans un contexte de montée des tensions entre Pyongyang et Washington, mais aussi ses voisins asiatiques, l’amélioration des relations intercoréennes souhaitée par
Depuis la proclamation en 1948 de la République de Corée, au Sud, et de la République populaire démocratique de Corée, au Nord, les relations intercoréennes ont été marquées par l’alternance de fortes tensions – un pléonasme si l’on évoque la guerre de Corée (1950-1953) – et de périodes de rapprochement, à l’instar du Communiqué joint intercoréen du 4 juillet 1972. La politique intercoréenne de la Corée du Sud a également oscillé entre incitations et sanctions, toujours dans l’espoir d’influencer le comportement de la Corée du Nord, et in fine de façonner le futur de la péninsule Coréenne.
Une décennie progressiste marquée par un engagement inconditionnel
La fin des années 1990 marque un tournant dans l’histoire politique sud-coréenne. L’élection présidentielle de 1998 et l’arrivée au pouvoir de l’ancien dissident politique Kim Dae-jung confirment un processus de démocratisation entamé une dizaine d’années plus tôt. Le président progressiste Kim entend modifier en profondeur les relations intercoréennes et met en oeuvre la « politique du rayon de soleil » reposant sur trois principes : coexistence, échanges et unification pacifiques. Cette stratégie, qui se traduit par une politique d’engagement économique et politique inconditionnel en Corée du Nord, vise à réduire la perception de menace réciproque, et donc à influencer le comportement nord-coréen afin d’accroitre la sécurité sud-coréenne (1). Cette réorientation politique sudcoréenne est d’autant plus importante que les années 1980 avaient été marquées par la multiplication de provocations de Pyongyang, comme l’attentat contre la délégation présidentielle sud-coréenne à Rangoon en 1983 ayant causé la mort du vice-Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères
sud-coréens, ou encore l’attentat contre un avion de ligne sudcoréen reliant Bagdad à Séoul en 1987, ayant causé la mort de 115 personnes.
La politique du rayon de soleil est alors symbolisée par le premier sommet présidentiel intercoréen de 2000 et l’obtention par le président sud-coréen du prix Nobel de la paix. Malgré les révélations américaines de 2002 sur le programme d’enrichissement d’uranium de la Corée du Nord et le retrait de ce pays du traité de non-prolifération l’année suivante, le candidat progressiste et avocat des droits de l’homme, Roh Moo-hyun, arrivé au pouvoir en février 2003, maintient cette stratégie en la rebaptisant « politique de paix et de prospérité ». Le principe d’inconditionnalité de la politique intercoréenne de la Corée du Sud est confirmé. La coopération intercoréenne s’approfondit considérablement. Le complexe industriel intercoréen de Kaesong et la zone touristique intercoréenne du mont Kumgang, deux sites proches du 38e parallèle mais situés sur le territoire nord-coréen, en deviennent les deux symboles forts. Au cours de ces dix années de présidence progressiste, la Corée du Sud aurait transféré près de sept milliards de dollars d’aide à la Corée du Nord (voir graphique 1), contre moins de deux milliards pour la Chine (2). L’année 2007, un an après le premier essai nucléaire nord-coréen, marque l’acmé de ce rapprochement. À la suite du second sommet présidentiel intercoréen d’octobre 2007, les deux Corées signent une Déclaration sur l’avancée des relations entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, sur la paix et sur la prospérité, et de nombreux projets de coopération, planifiés et financés, sont prévus. Cette même année, ce sont près de 350 000 Sud-Coréens qui visitent le mont Kumgang, et le commerce intercoréen atteint 1,8 milliard de dollars, soit un quadruplement depuis 2000 (voir graphique 2). La dynamique de la coopération intercoréenne semble alors irréversible.
Le virage conservateur : des relations conditionnées à la dénucléarisation
En décembre 2007, Lee Myung-bak, ancien PDG de Hyundai Engineering and Construction, devenu maire conservateur de Séoul, se fait élire à la présidence du pays, notamment grâce à l’opposition d’une majorité de l’électorat à la politique intercoréenne de ses prédécesseurs, qui n’ont pas été en mesure d’empêcher la nucléarisation de leur voisin. Subissant un virage à 180 degrés, la priorité de la politique intercoréenne n’est plus, sous la présidence Lee, l’amélioration des relations intercoréennes, mais la dénucléarisation de la Corée du Nord. La politique intercoréenne de Séoul passe ainsi d’un engagement illimité et inconditionné à un engagement limité et conditionné à un démantèlement du programme nucléaire. Les projets de coopération qui découlent de la déclaration commune signée en 2007 sont suspendus, l’aide à la Corée du Nord se réduit drastiquement – elle est divisée par quatre dès l’arrivée au pouvoir du président Lee. Ce dernier rompt avec ses prédécesseurs en évoquant ouvertement la violation des droits de l’homme en Corée du Nord, notamment au sein du Conseil des droits de l’homme de l’ONU.
Les relations intercoréennes se dégradent fortement. En novembre 2008, la Corée du Nord annonce qu’elle ferme sa frontière, interdit tout tourisme intercoréen, et suspend
Le président progressiste Kim Dae-jung entend modifier en profondeur les relations intercoréennes et met en oeuvre, dès 1998, la « politique du rayon de soleil » reposant sur trois principes : coexistence, échanges et unification pacifiques.
temporairement la ligne téléphonique gérée par la Croix-Rouge entre les deux exécutifs depuis 1972. La zone touristique intercoréenne du mont Kumgang demeure fermée depuis. Les relations intercoréennes connaissent une nouvelle période de détérioration à la suite du naufrage de la corvette Cheonan en mars 2010, causant la mort de plus de quarante soldats sud-coréens. Alors qu’une enquête internationale conclut à un torpillage par la Corée du Nord, le président Lee, dans un discours prononcé le 24 mai 2010, prend des mesures sans précédent afin de sanctionner son voisin. Il limite le commerce intercoréen au seul complexe industriel de Kaesong, interdit aux navires de commerce nord-coréens de naviguer le long des lignes maritimes sud-coréennes, et annonce son intention de présenter les résultats de l’enquête au Conseil de sécurité des Nations Unies. Le bombardement de l’ile sud-coréenne de Yeonpyeong, en novembre 2010, par l’artillerie nord-coréenne constitue un nouveau traumatisme pour la population sud-coréenne puisque pour la première fois depuis 1953, deux morts civiles sont à déplorer sur le territoire de la République de Corée. Cependant, malgré les tensions, la politique intercoréenne du président Lee laisse une place au dialogue et le site industriel de Kaesong est épargné par les sanctions.
L’échec de la via media initialement prônée par la présidente Park
Au cours de la campagne présidentielle de 2012, Park Geun-hye entend se démarquer de ses prédécesseurs, tant progressistes que conservateurs, en mettant en oeuvre une politique intercoréenne plus équilibrée. Dans un article publié dans le magazine Foreign Affairs, la candidate conservatrice considère que « ceux qui ont mis l’accent sur la solidarité et le compromis intercoréens ont eu des espoirs disproportionnés en pensant que si le Sud fournissait de l’aide au Nord, alors celui-ci abandonnerait sa rhétorique belliqueuse. […] D’un autre côté, les gouvernements de Séoul qui ont insisté sur les pressions sur le Nord ont été incapables d’influencer son comportement. » (3) Une fois élue, elle développe sa « politique de confiance » dans la péninsule Coréenne en cherchant tant à améliorer les relations intercoréennes qu’à permettre une dénucléarisation de la Corée du Nord.
Subissant un virage à 180 degrés, la priorité de la politique intercoréenne n’est plus, sous la présidence Lee, l’amélioration des relations intercoréennes, mais la dénucléarisation de la Corée du Nord.
Malgré les tensions provoquées par le troisième essai nucléaire nord-coréen au printemps 2013, la dirigeante sud-coréenne, qui avait rencontré Kim Jong-il en 2002, se prononce en faveur de la réouverture du complexe industriel intercoréen de Kaesong temporairement fermé, d’un troisième sommet présidentiel intercoréen, mais aussi de réunions des familles séparées par la guerre de Corée, réunions organisées en février 2014. À la surprise générale, trois dirigeants nord-coréens se rendent également à Incheon en octobre 2014 afin de participer à la cérémonie de clôture des Jeux asiatiques.
La décision prise par la Corée du Sud de fermer le complexe industriel de Kaesong, le 11 février 2016, en réaction aux essais nucléaire et balistique nordcoréens, marque donc une étape sans précédent dans les relations intercoréennes et met un terme à la coopération intercoréenne lancée à la fin des années 1990. La Corée du Sud s’enfonce alors dans une impasse politique, le gouvernement ne disposant plus de leviers d’influence directe sur son voisin, si ce n’est des actions militaires qui conduiraient à un risque accru de guerre dans la péninsule. C’est également un constat d’échec pour la politique intercoréenne de la Corée du Sud, qui n’aura permis ni de mettre un terme au programme nucléaire et balistique du Nord, ni d’améliorer durablement les relations intercoréennes.
L’impossible retour à la politique du rayon de soleil
L’intensification de la campagne nord-coréenne d’essais nucléaires et balistiques depuis l’arrivée au pouvoir de Kim Jong-un et l’une de ses conséquences directes, la fin de toute coopération intercoréenne depuis la fermeture du complexe industriel intercoréen de Kaesong en février 2016, ont remis en cause la quasi-totalité des liens qu’entretenaient jusque-là les deux Corées. Moon Jae-in, grand favori et vainqueur de l’élection présidentielle anticipée de 2017, a été l’un des principaux conseillers du président Roh Moo-hyun (20032008). Il s’est présenté comme son héritier, et ses conseillers sont pour la plupart d’anciens membres de l’administration Roh. De nombreux analystes considéraient durant la campagne qu’il suivrait la même politique que son mentor. Sur la question nord-coréenne, il annonçait fin 2016 que visiter Pyongyang serait une de ses priorités ; que le complexe de Kaesong devait rouvrir ; et qu’il s’opposait, initialement du moins, au déploiement du système de défense antimissile américain THAAD sans un accord du Parlement. Dans l’ensemble, ses prises de position lui ont permis de s’installer dans une posture de modéré, tout en critiquant ouvertement l’échec des deux présidents conservateurs au pouvoir de 2008 à 2017.
Le président Moon ne peut cependant, et à l’évidence, pas reproduire la politique du rayon de soleil des présidents Kim et Roh. Le contexte national et régional est radicalement différent. Premièrement, la population sud-coréenne, si elle est ouverte à la reprise du dialogue intercoréen, n’est
plus en faveur d’une politique d’engagement inconditionnel. Deuxièmement, la Corée du Nord a radicalisé sa position sur son programme nucléaire et balistique et procédé à une série sans précédent d’essais, ce qui a fortement accru le sentiment d’insécurité des Sud-Coréens. Troisièmement, les sanctions internationales limitent aujourd’hui les possibilités d’un engagement économique de Séoul en Corée du Nord et empêchent la réouverture du complexe industriel intercoréen de Kaesong. Quatrièmement, le sentiment anti-américain s’est considérablement réduit dans le pays et une très large majorité des SudCoréens considère l’alliance avec le pays comme désormais indispensable. Cinquièmement, les relations avec la Chine se sont fortement dégradées à cause du déploiement du THAAD, une décision sur laquelle ne peut revenir le président Moon.
Une feuille de route vers la réconciliation et la réunification
La stratégie intercoréenne du nouveau président a été présentée lors d’un discours à Berlin, le 6 juillet 2017 (4). Il s’agit du troisième discours d’un président sud-coréen en Allemagne, considéré comme un modèle de réconciliation et de réunification, après ceux de Kim Dae-jung à Berlin en 2000 (au cours duquel il avait exposé sa « Doctrine de Berlin » de réconciliation et coopération intercoréennes), et celui de Park Geun-hye à Dresde en 2014. La dénucléarisation de la Corée du Nord et l’institutionnalisation d’un « régime de paix » visant à remplacer l’armistice de 1953 et à améliorer les relations intercoréennes, sont présentées comme les deux objectifs principaux de la Corée du Sud. Le respect scrupuleux d’un processus menant à la réunification, nécessairement long et incluant la réconciliation intercoréenne, est priorisé sur les modalités de la réunification en tant que telles. Ce processus passe par le respect du régime politique nord-coréen par la Corée du Sud, qui s’engage à ne chercher ni son effondrement, ni une réunification par absorption. Il est par ailleurs clairement mentionné dans le discours que l’initiative sud-coréenne a reçu le soutien de Washington, mais aussi de Pékin.
L’accent est mis sur la réciprocité dans les relations intercoréennes, le respect des déclarations intercoréennes conjointes du 15 juin 2000 et du 4 octobre 2007 mentionnées régulièrement dans la presse nord-coréenne, et sur le fait que la dénucléarisation ne doit pas être posée comme condition au dialogue intercoréen et à certaines formes de coopération. L’approche est donc incrémentale avec une série de propositions concrètes et datées constituant une « feuille de route » vers la réconciliation : réunion des familles séparées organisée dès le 4 octobre 2017, jour du dixième anniversaire de la déclaration intercoréenne susmentionnée mais aussi fête nationale coréenne ; participation de la Corée du Nord aux Jeux olympiques d’hiver de Pyeongchang présentés comme des « Jeux olympiques de paix » début 2018 ; cessation des hostilités le long de la Ligne de démarcation militaire et discussion pour la mise en oeuvre d’un système de gestion de crise militaire à partir du 27 juillet 2018, date anniversaire de la signature de l’armistice de Panmunjom en 1953. La possibilité d’une rencontre entre les deux dirigeants, « à tout moment et à n’importe quel endroit, si les conditions sont remplies et si cela permet d’influer sur la tension et la confrontation dans la péninsule coréenne » est également mise en avant.
L’ambition initiale du président Moon se heurte cependant à la multiplication des essais nucléaires et balistiques nord-coréens, et à l’adoption de nouvelles sanctions onusiennes, l’obligeant à adapter sa politique avec un triple objectif : rassurer Séoul, dissuader Pyongyang et convaincre Washington. Rassurer la population sud-coréenne face à ce qui est considéré comme une menace toujours croissante de la Corée du Nord afin notamment, sur le plan politique, d’éviter que les partis d’opposition ne puissent attaquer un Président qui demeure toujours très populaire dans les enquêtes d’opinion. Dissuader conventionnellement la Corée du Nord en insistant sur les capacités militaires propres du pays, comme en témoigne la médiatisation autour des essais balistiques du Hyunmoo-2, capable de frapper l’ensemble du territoire nord-coréen. Convaincre enfin les États-Unis, et notamment le président Trump, afin d’éviter les critiques et d’afficher la cohésion au sein de l’alliance.
Cette stratégie pourrait avoir un impact sur l’amélioration des relations intercoréennes, en insistant notamment sur l’importance d’une solution diplomatique, sans pour autant pousser la Corée du Nord à se dénucléariser. En effet, Pyongyang refuse toujours d’aborder ce dossier avec Séoul, considérant qu’il s’agit d’une question bilatérale avec Washington, une position surnommée en coréen « tongmi bongnam » (littéralement « ouvrir la porte aux États-Unis et fermer la porte à la Corée du Sud »). L’arrivée au pouvoir du président progressiste Moon Jae-in, au printemps 2017, ne signifie donc en rien un retour de la politique de rapprochement dite « du rayon de soleil » des années 2000. Elle est davantage porteuse d’une stratégie modérée, entre sanctions et dialogue, symbolisée par son discours de début juillet à Berlin. Si une amélioration des relations intercoréennes à moyen terme est toujours possible, rien ne garantit cependant que la stratégie sud-coréenne permette une dénucléarisation de la Corée du Nord, la solution au problème nucléaire n’étant pas intercoréenne mais mondiale, ce qui limite de fait l’influence et les leviers sud-coréens.