– ENTRETIEN En Libye : Sarraj, Haftar, les milices, les tribus, Al-Sissi, Macron, Gentiloni, Salamé et les autres…
La situation en Libye en ce début d’année 2018 – plongée dans le chaos à la suite de la chute du régime de Kadhafi, en 2011, et déchirée par une crise politique depuis 2014 – permet-elle d’envisager la tenue d’élections cette année, comme le prévoit la feuille de route présentée en août 2017 par Ghassan Salamé, envoyé spécial de l’ONU pour la Libye ?
F. Santopinto : Pour le moment, on ne sait pas si des élections pourront effectivement avoir lieu en Libye. Pour résumer la situation politique, deux gouvernements se disputent toujours la légitimité régalienne au niveau national. D’un côté, le Gouvernement d’accord national (GNA) de Fayez el-Sarraj, présidé par ce dernier et basé à Tripoli, imposé par la communauté internationale à la suite de l’accord de paix signé à Skhirat (Maroc), le 17 décembre 2015, et à ce titre seul interlocuteur officiel de celle-ci. De l’autre, les autorités de Tobrouk et le maréchal Khalifa Haftar. Elles sont issues de la Chambre des représentants élue en 2014, qui n’a pas reconnu le GNA voulu par l’ONU malgré l’accord de 2015 et a nommé son propre gouvernement, soumis de fait au maréchal Haftar et à sa puissante milice, qui a pris le nom d’Armée nationale libyenne (ANL). Personnellement, en tant qu’ancien observateur électoral pour l’Union européenne et l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe dans des pays en situation post-conflit, je suis un peu perplexe quant à la tenue d’élections dans cette phase du conflit libyen. Les élections ne sont pas une baguette magique. Elles sont moins un outil de résolution des conflits qu’un outil de stabilisation, à mettre en oeuvre lorsque l’on a déjà trouvé un accord. Il faut se souvenir que déjà, en 2014, les élections à la Chambre des représentants avaient été organisées pour sortir d’une impasse. Mais moins de 30 % des électeurs avaient voté, et c’est à la suite de ce scrutin contesté que le conflit a véritablement éclaté entre Tobrouk et Tripoli, déclenchant la deuxième guerre civile libyenne (après la première qui avait suivi la chute de Mouammar Kadhafi). Ajoutons par ailleurs que lorsque l’on organise des élections, il faut les contrôler, pouvoir vérifier ce qui se passe et s’assurer que les électeurs vont voter, les autorités ayant le moins d’assise territoriale risquant d’être victimes de fraudes. Si Sarraj et le GNA semblent moins enthousiastes qu’Haftar pour la tenue du scrutin, c’est certainement en partie dû au fait qu’ils ont un très faible contrôle du territoire par rapport à ce dernier.
Enfin, il faut un cadre électoral et une loi électorale, et je ne pense pas que ceux-ci soient encore prêts. Qui va faire cette loi électorale, le gouvernement de Sarraj ou la Chambre des représentants, qui sont sur des fronts opposés ? Et une fois que cette loi électorale aura été définie, est-ce que toutes les parties l’accepteront ? Si ce n’est pas le cas, ces élections risquent de ne servir à rien d’autre qu’à la reproduction du scénario du 25 juin 2014. Les élections peuvent ainsi alimenter les conflits sans les résoudre.
Je ne dis pas que l’ONU a tort d’essayer. L’ONU fait ce qu’elle peut et je ne suis pas de ceux qui rejettent la faute sur l’ONU ou sur toute entité qui tenterait une médiation dans un conflit qui s’éternise. Cela étant, la responsabilité de faire ou non la paix revient à ceux qui portent les armes (et à ceux qui les
Je suis un peu perplexe quant à la tenue d’élections dans cette phase du conflit libyen. Les élections ne sont pas une baguette magique. Elles sont moins un outil de résolution des conflits qu’un outil de stabilisation, à mettre en oeuvre lorsque l’on a déjà trouvé un accord.
soutiennent). Ce sont eux qui décident s’ils déposent ou non les armes, s’ils dialoguent ou pas. De même, lorsqu’un pays sort d’une longue période de dictature, il faut savoir faire des compromis pour construire et préserver la paix. En Libye – comme en Irak –, on a voulu faire table rase. Or cela finit souvent par alimenter ultérieurement le conflit. Je sais que moralement cela peut être difficilement acceptable, mais pour enrayer ce cercle vicieux, le pardon est nécessaire à un moment donné. Bien entendu, ceux qui ont commis des crimes doivent être jugés. Mais il faut aussi que des personnes de l’ancien régime puissent figurer dans les nouvelles instances (voyez par exemple la transition démocratique réussie en Espagne après Franco). In fine, la paix se fait entre des personnes qui ont fait la guerre, qui ont fait des choses peu louables, pas entre mère Teresa de Calcutta et l’abbé Pierre !
Hormis Fayez el-Sarraj et le maréchal Haftar, quels sont les autres acteurs qui comptent sur le terrain ?
En tout état de cause, on est loin d’une configuration bipolaire entre Sarraj et Haftar. Ces deux acteurs contrôlent moins, à mon sens, que ce qu’ils prétendent contrôler, surtout Haftar. Pour commencer, Sarraj et Haftar ne sont pas seuls. Plusieurs milices agissent au nom du GNA, qui reste faible car elles en sont complètement indépendantes. Ce sont en particulier les puissantes milices de la ville côtière de Misrata, qui refusent tout dialogue avec les autorités de Tobrouk. Quant à Haftar, même s’il prétend avoir créé l’Armée nationale libyenne et contrôler deux tiers du pays, c’est en partie grâce à des alliances avec plusieurs factions dans le Sud du pays et en Tripolitaine qui font plus ou moins ce qu’elles veulent. Les très influentes milices de Zintan, au sud-ouest de Tripoli, considérées comme proches de lui, adoptent en fait un positionnement relativement équidistant des deux têtes de la Libye. Le maréchal doit en outre sa puissance militaire (notamment aérienne) au soutien de l’Égypte et des Émirats arabes unis, entre autres.
Dans le Sud, il faut compter avec les Toubous (Libyens nomades présents aussi au Tchad et au Niger), les Touaregs (nomades de langue berbère qui vivent dans la bande sahélosaharienne), plusieurs tribus arabes – certaines d’entre elles en conflit…
Plusieurs groupes, à l’ouest de Tripoli notamment, se sont enrichis grâce au trafic de migrants et sont aussi relativement indépendants, même s’ils peuvent s’allier à l’un ou l’autre camp. Ce grand nombre d’acteurs et ces allégeances aux contours mouvants créent beaucoup de confusion et donnent une situation quasi anarchique. On ne peut pas aller jusqu’à parler d’absence de pouvoir sur le territoire libyen, mais celui-ci est émietté entre un grand nombre d’acteurs indépendants les uns des autres, qui l’exercent sur des portions du territoire au moyen d’une milice armée ou d’organisations communales.
En décembre 2017, Donald Trump recevait Fayez el-Sarraj, chef du Gouvernement d’accord national (GNA). Quel est le degré d’implication des États-Unis dans cette crise ? Pendant longtemps, on a cru que le président des États-Unis soutiendrait Haftar plutôt que Sarraj. Premièrement, parce qu’il avait montré un fort soutien à l’Égypte d’Al-Sissi. Or Haftar est un peu l’ombre de ce dernier en Libye. Deuxièmement, on aurait pu penser que le style du Maréchal était plus compatible avec la vision de la politique de Donald Trump. Mais les choses se sont finalement passées autrement. Donald Trump a reçu Sarraj et a même prononcé quelques mots élogieux à son égard. Il soutient par ailleurs la démarche onusienne dans