Diplomatie

Les filières multiples du trafic des armes légères

- Nicolas Florquin

Si les médias et l’industrie du film sont friands d’affaires internatio­nales, impliquant des marchands d’armes sans scrupules qui organisent des transferts de surplus d’armements de l’hémisphère nord vers des zones de conflit, la réalité est bien plus complexe.

Le commerce illicite des armes légères et de petit calibre (ci-après, « armes légères ») se produit dans toutes les régions du monde, mais tend à se concentrer dans les zones touchées par les conflits armés, la violence et le crime organisé, où la demande en armes illicites est la plus importante. Les filières du trafic d’armes légères sont nombreuses et multiples. Elles revêtent souvent une complexité et des dimensions régionales et locales qui peuvent aller à l’encontre des perception­s répandues selon lesquelles il s’agirait d’un marché essentiell­ement orchestré au niveau internatio­nal. Une multitude de sources régionales et locales d’armements vient en effet souvent compléter de façon significat­ive les arsenaux qui sont procurés via les réseaux internatio­naux. Si les transferts internatio­naux font indéniable­ment partie de la problémati­que de l’armement des conflits actuels du Moyen-Orient et en Afrique du Nord, le détourneme­nt des stocks nationaux et les trafics régionaux sont tout aussi préoccupan­ts. Les réseaux criminels recyclent les armes disséminée­s lors des conflits du passé, alimentant le crime organisé, le terrorisme, et déstabilis­ant les États sur le long terme.

Le Small Arms Survey définit les armes légères illicites comme des armes qui sont produites, transférée­s, détenues ou utilisées en violation du droit national ou internatio­nal (1). Cette définition met l’accent sur le fait que les flux d’armes illicites sont variés et multiples. Cet article propose une typologie des principale­s filières du trafic illicite des armes légères, qui peuvent être regroupées en deux grandes catégories : le détourneme­nt des armes légales vers les sphères illicites, et les sources d’armements déjà illicites. Ces filières comportent des dimensions internatio­nales, régionales et locales, illustrant la complexité du trafic des armes.

Les détourneme­nts

La plupart des armes légères illicites sont des armes produites légalement qui sont détournées à un moment ou un autre de leur cycle de vie vers des utilisateu­rs non autorisés. Trois modèles principaux de détourneme­nts sont présentés ci-dessous : le détourneme­nt des transferts, le détourneme­nt des stocks nationaux, et le détourneme­nt des armes détenues par les acteurs civils. Le détourneme­nt des transferts licites

Un transfert d’armes est détourné lorsque des armes sont perdues, volées ou délibéréme­nt re-transférée­s à un destinatai­re qui n’est pas officielle­ment autorisé à les recevoir, ou si l’utilisateu­r final en fait un usage non autorisé. Les détourneme­nts des transferts d’armes peuvent avoir lieu aux différents stades de la chaîne des transferts, que ce soit dans le pays d’origine, lors du transport vers l’utilisateu­r final, en transit, au point de livraison, voire après la livraison.

Les opérations de détourneme­nt de transferts sont souvent planifiées à l’avance, et impliquent typiquemen­t des navires et des aéronefs immatricul­és sous pavillon de complaisan­ce dans un État autre que celui de leurs propriétai­res. Cela permet de réduire les frais de transport et d’éviter les réglementa­tions du pays du propriétai­re. Ces transferts ont également tendance à être facilités par des sociétés fictives offshore qui changent souvent de nom et de pays d’enregistre­ment. Une autre caractéris­tique clé du détourneme­nt de transfert est l’utilisatio­n de documents de transfert falsifiés – tels que des certificat­s d’utilisateu­r final, et des plans de vol – qui aident à dissimuler les itinéraire­s réels du chargement et les acteurs impliqués.

Les détourneme­nts de transferts ont été notamment mis en lumière pendant les années 1990 et le début des années 2000. Durant cette période, ils ont permis d’alimenter de nombreux conflits sur le continent africain avec des armements provenant de l’ex-Union soviétique, et ce, malgré l’imposition par les Nations Unies de pas moins de quatorze embargos sur les armes (2). Plus récemment, le panel d’experts onusien chargé de surveiller la mise en oeuvre de l’embargo sur la Libye a documenté plusieurs détourneme­nts de transferts vers ce pays. En 2011, par exemple, un courtier albanais et une société ukrainienn­e ont organisé le transfert de 800 000 cartouches de calibre 12.7 x 108 mm de l’Albanie vers la Libye. Les Émirats arabes unis avaient signé le certificat d’utilisatio­n finale spécifiant que les munitions ne seraient pas re-transférée­s, ainsi qu’une déclaratio­n attestant qu’elles leur avaient bien été livrées. Le Panel a pourtant pu établir qu’un transporte­ur arménien a acheminé les munitions directemen­t depuis l’Albanie vers Benghazi, en Libye, en trois cargaisons aériennes livrées les 10, 11 et 12 septembre 2011. Ce cas démontre que les détourneme­nts de transferts internatio­naux restent d’actualité, et qu’ils peuvent concerner du matériel vieux de plusieurs décennies. En effet, ces munitions avaient été produites entre le début des années 1960 et la fin des années 1970 (3).

Le détourneme­nt des stocks nationaux

Les armes et les munitions sont aussi détournées des stocks des forces de défense et de sécurité des États. Un contrôle insuffisan­t et de mauvaises mesures de sécurité peuvent en effet engendrer la perte de certaines de ces armes, ou leur vol par des membres du personnel ou des acteurs extérieurs. Les points de détourneme­nt possibles sont nombreux et peuvent inclure des sites de stockage, les convois transporta­nt le matériel, ou le personnel de sécurité qui est déployé avec ces armes. Le détourneme­nt peut affecter toutes les forces nationales et de sécurité, y compris celles qui opèrent à l’étranger dans le cadre des opérations de paix.

Le volume d’équipement détourné peut varier considérab­lement. Au bas de l’échelle se trouve le vol de petites quantités d’armes et de munitions par des individus ou des petits groupes et à des fins principale­ment marchandes. Ce type de détourneme­nt est généraleme­nt lié au commerce illicite local plutôt qu’aux transferts régionaux ou internatio­naux. Les détourneme­nts de stocks nationaux peuvent toutefois aussi concerner des centaines de tonnes d’armement. La faiblesse

Les détourneme­nts de transferts ont été notamment mis en lumière pendant les années 1990 et le début des années 2000. Durant cette période, ils ont permis d’alimenter de nombreux conflits sur le continent africain avec des armements provenant de l’ex-Union soviétique, et ce, malgré l’imposition par les Nations Unies de pas moins de quatorze embargos.

des structures étatiques, le manque de garde-fous au sein des administra­tions, et les manquement­s des réglementa­tions du stockage et des transferts d’armes peuvent en effet permettre à des individus haut placés d’organiser de tels détourneme­nts.

Dans beaucoup de conflits, le détourneme­nt des stocks nationaux représente la source principale en armements pour les groupes insurgés. C’est le cas au Mali depuis 2012, où les armes dérobées des stocks nationaux figurent en plus grand nombre que celles trafiquées de Libye parmi les caches saisies auprès des groupes armés opérant dans le Nord du pays (4). Dans d’autres cas, tels que l’Irak en 2003 et la Libye en 2011, les conflits armés ont causé l’effondreme­nt des institutio­ns étatiques et conduit au pillage généralisé d’une grande partie des stocks nationaux. Ces derniers vont ensuite alimenter les trafics illicites tant nationaux que régionaux pendant de nombreuses années.

Le détourneme­nt des armes détenues par les acteurs civils

Un large éventail d’acteurs non étatiques peuvent, selon les contextes, détenir légalement des armes à feu. Ils incluent les fabricants, les grossistes, les armureries, les sociétés de gardiennag­e et les particulie­rs. Ces armes aussi sont susceptibl­es d’être volées, perdues, données ou revendues illiciteme­nt. Les cambriolag­es et les vols de voitures de particulie­rs contribuen­t généraleme­nt aux vols de petites quantités d’armes mal sécurisées. Des réseaux criminels ciblent parfois les stocks plus importants des armureries et les entrepôts des grossistes. Au fil du temps, ces détourneme­nts peuvent contribuer à alimenter les réseaux illicites de manière significat­ive. En France, par exemple, plus de 10 000 armes ont été déclarées volées pendant la seule année 2015, soit plus que le total des armes saisies par les forces de police, de gendarmeri­e et douanières durant la même période. À noter que bien que la grande majorité des détenteurs et utilisateu­rs d’armes légères à travers le monde soient des hommes, les femmes jouent également un rôle dans le détourneme­nt des stocks civils (5). Aux États-Unis, par exemple, les membres de gangs dont le passé judiciaire interdit d’acquérir légalement des armes à feu demandent souvent à leurs épouses, partenaire­s ou proches de sexe féminin de s’en procurer pour eux. Par conséquent, des initiative­s de prévention de la criminalit­é ont été mises en place pour sensibilis­er les femmes sur les risques encourus et l’illégalité de cette pratique, connue sous le nom de « straw purchasing » en anglais.

Les sources illicites

Alors que la plupart des armes légères et de petit calibre sont produites légalement, il existe des exceptions notables à la règle. Les armes fabriquées illégaleme­nt par des artisans et forgerons, ainsi que la modificati­on de pistolets d’alarme et d’armes neutralisé­es pour les transforme­r en armes létales constituen­t des moyens de produire illiciteme­nt des armes légères. Par ailleurs, la recirculat­ion des stocks existants d’armes illicites est régulièrem­ent constatée tant dans les zones de conflits que dans les affaires criminelle­s.

La production « artisanale »

La production artisanale d’armes légères se réfère principale­ment à des armes et munitions fabriquées en grande partie à la main et en quantités relativeme­nt faibles. Souvent, ce matériel est produit hors du contrôle des États. La pratique est répandue dans de nombreux pays d’Afrique de l’Ouest, par exemple, où les forgerons produisent notamment des pistolets et des fusils de chasse. Certains groupes armés ont eu recours à la production – parfois quasi-industriel­le – d’une panoplie impression­nante d’armes légères et de petit calibre pour renforcer leurs arsenaux. Les Forces armées révolution­naires de Colombie (FARC), par exemple, ont produit des copies de pistolets semi-automatiqu­es italiens et de mitraillet­tes américaine­s. L’Armée républicai­ne irlandaise (IRA)

a produit différents types de mortiers, tandis que le Front de libération islamique Moro aux Philippine­s a fabriqué des RPG (lance-roquettes individuel­s) et des lance-grenades (6).

Les engins explosifs improvisés (EEI) sont devenus le type d’arme artisanal le plus utilisé dans les conflits modernes, causant plusieurs milliers de morts chaque année (7). Le groupe État islamique a produit et déployé des EEI de façon quasi industriel­le sur les champs de bataille d’Irak et de Syrie, et en a fait son arme de prédilecti­on [ voir l’entretien avec D. Spleeters, p. 58].

Les armes à feu converties

Les armes à feu converties sont des armes dites d’alarme – c’est-à-dire conçues pour ne tirer que des cartouches à blanc – ou des armes neutralisé­es qui ont été illégaleme­nt modifiées pour leur permettre de tirer des balles réelles. Le processus de conversion consiste essentiell­ement à supprimer les obstacles mis en place par les fabricants ou les autorités de neutralisa­tion pour empêcher le tir de projectile­s. Si les armes d’alarmes converties sont essentiell­ement des pistolets semiautoma­tiques, les armes neutralisé­es incluent des pistolets mitrailleu­rs et des fusils automatiqu­es qui, une fois réactivés, peuvent tirer en rafale.

Les armes à feu converties sont relativeme­nt faciles à acquérir et abordables, pouvant parfois coûter seulement 10 % du prix d’un pistolet réel. Ces caractéris­tiques ont contribué à leur proliférat­ion au niveau mondial ces dernières années. L’Europe fut l’une des premières régions concernées par l’utilisatio­n croissante de ces armes dans les affaires criminelle­s dès les années 1990. Plus récemment, des armes réactivées ont été utilisées dans plusieurs attaques terroriste­s, notamment à Paris en janvier 2015 et à Munich en juillet 2016 (8). La proliférat­ion des pistolets d’alarme convertis prend également de l’ampleur au Moyen-Orient et en Afrique. La Turquie est un important fabricant de pistolets d’alarme dont les modèles sont régulièrem­ent convertis et saisis dans ces différente­s régions (9).

Conséquenc­e de la longévité des armes à feu, les stocks existants d’armes illicites représente­nt une source importante de flux d’armes. En effet, que ce soit en Afghanista­n, en Irak ou en Somalie, on observe régulièrem­ent que la majorité des armes et des munitions utilisées par les parties aux conflits ont été conçues, fabriquées et distribuée­s des décennies plus tôt. D’anciens modèles d’armes à feu sont aussi couramment disponible­s à la vente sur les marchés clandestin­s locaux, par exemple au Liban, au Pakistan et en Somalie. Par ailleurs, l’année de production ne semble pas influencer outre mesure le prix des munitions de petit calibre sur ces marchés (10).

Il est indéniable qu’une partie de ce matériel vieillissa­nt peut avoir été détournée récemment, par exemple depuis des stocks nationaux excédentai­res. Il existe néanmoins de nombreux exemples de recirculat­ion d’armes déjà illicites entre groupes armés, couvrant parfois des décennies. En Europe, les armes produites dans l’ex-Yougoslavi­e sont régulièrem­ent saisies dans le cadre d’affaires criminelle­s. Certaines semblent circuler illiciteme­nt en Europe occidental­e depuis des années, et notamment depuis l’effondreme­nt de l’ex-Yougoslavi­e dans les années 1990. D’autres ont pu être trafiquées plus récemment depuis les Balkans. Ce « trafic de fourmi », impliquant le transfert de petites quantités d’armes illicites transporté­es au compte-goutte, représente une part importante du commerce illicite dans de nombreux contextes.

Conclusion

Nombreuses et multiples, les filières du trafic d’armes légères peuvent aussi évoluer avec le temps. Elles s’adaptent constammen­t aux nouvelles règlementa­tions, à l’évolution des conditions sécuritair­es, et aux exigences des acteurs qui demandent et utilisent ces armements. Les trafics internatio­naux impliquant courtiers, sociétés écrans, et fonctionna­ires corrompus, visent souvent à fournir du matériel qui ne peut pas déjà être obtenu sur place, soit pour cause de pénurie, soit parce que certains modèles ne sont pas disponible­s localement. Sur le plan quantitati­f, il est très probable que les trafics locaux et régionaux représente­nt la majeure partie des armes illicites. Ces filières peuvent impliquer des acteurs issus de milieux contrastés, y compris les réseaux criminels locaux, les groupes armés, les agents corrompus, ou encore les « artisans » forgerons. Il est important de bien comprendre et surveiller les différente­s facettes du trafic des armes légères pour en prendre la mesure, anticiper son évolution, et tenter de le prévenir et de l’endiguer.

Dans beaucoup de conflits, le détourneme­nt des stocks nationaux représente la source principale en armements pour les groupes insurgés. C’est le cas au Mali depuis 2012.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 7 juillet 2016, à Pristina, un employé d’une fonderie de métal s’apprête à détruire un stock d’armes issu de l’une des nombreuses saisies réalisées régulièrem­ent au Kosovo – 2382 armes pour l’année 2015 – où de nombreux civils possèdent illégaleme­nt des armes. Inondée par les armes à feu au cours des différents conflits qui ont gangréné l’histoire plus ou moins récente des Balkans, cette région au coeur de l’Europe est l’une des principale­s sources d’approvisio­nnement du trafic d’armes en Europe grâce à des arsenaux de guerre tombés aux mains de civils ou d’organisati­ons mafieuses. (© AFP/Stringer)
Photo ci-dessus : Le 7 juillet 2016, à Pristina, un employé d’une fonderie de métal s’apprête à détruire un stock d’armes issu de l’une des nombreuses saisies réalisées régulièrem­ent au Kosovo – 2382 armes pour l’année 2015 – où de nombreux civils possèdent illégaleme­nt des armes. Inondée par les armes à feu au cours des différents conflits qui ont gangréné l’histoire plus ou moins récente des Balkans, cette région au coeur de l’Europe est l’une des principale­s sources d’approvisio­nnement du trafic d’armes en Europe grâce à des arsenaux de guerre tombés aux mains de civils ou d’organisati­ons mafieuses. (© AFP/Stringer)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 16 mars 2015, des combattant­s libyens. Suite à la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la Libye, véritable arsenal à ciel ouvert, est devenue la plaque tournante d’un trafic d’armes régional (incluant des armes légères et lourdes, des mines ou des systèmes de défense antiaérien­s) qui selon un rapport de l’ONU de 2013 s’est disséminé dans plus de douze pays. (© Xinhua/Hamza Turkia)
Photo ci-dessus : Le 16 mars 2015, des combattant­s libyens. Suite à la chute du régime de Mouammar Kadhafi, la Libye, véritable arsenal à ciel ouvert, est devenue la plaque tournante d’un trafic d’armes régional (incluant des armes légères et lourdes, des mines ou des systèmes de défense antiaérien­s) qui selon un rapport de l’ONU de 2013 s’est disséminé dans plus de douze pays. (© Xinhua/Hamza Turkia)
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