Afrique : violence de Dieu, ou violence des hommes ?
Le continent africain ne connaît pas de guerre de religion à proprement parler. Néanmoins, dans les marges de la cité, des mouvements armés d’orientation religieuse, d’obédience aussi bien chrétienne qu’islamique, prennent l’initiative d’insurrections sociales de connotation religieuse, dont la violence ne doit pas occulter celle de l’État, plus importante encore.
La relation que la religion entretiendrait avec la violence politique est devenue un poncif du débat public. C’est que nous vivrions à l’heure de la « revanche de Dieu » et du « retour du religieux », selon des expressions galvaudées qui ont fait la une des journaux et de l’édition. Or, les termes du débat sont faussés par une double erreur de méthode qui est fréquemment commise. Tout d’abord, celle de la surinterprétation religieuse qui voit de la foi là où il n’y en a pas nécessairement, ou pas seulement. La conscience religieuse connaît d’un croyant à l’autre, ou d’une circonstance à l’autre, des intensités variables. La plupart des gens portent leur religion comme un vêtement, par conformisme, par bienséance, comme l’a montré Paul Veyne en historien de l’Antiquité romaine (1). La quotidienneté, voire la trivialité, du religieux, et de son langage, explique qu’il habille des pratiques qui ne relèvent pas de la foi, mais de préoccupations profanes, d’ordre politique ou économique. Un autre grand historien, Michel de Certeau, soulignait d’ailleurs qu’il est impossible de discerner, dans une pratique religieuse, ce qui relève de la religion ou du profane (2). Le mouvement qui est sans doute le plus cité pour illustrer la relation privilégiée entre la religion et la violence en Afrique, à savoir Boko Haram, démontre précisément le contraire. Les violences qui sont imputées à son insurrection sont concentrées, pour l’essentiel, dans le Nord-Est du Nigéria, à ses frontières avec le Cameroun, le Tchad et, accessoirement, le Niger. Si l’islam en était le facteur explicatif, ce serait
l’ensemble du Nord du Nigéria, de majorité musulmane, qui serait à feu et à sang. D’autres variables interviennent, liées à l’économie politique de la frontière et aux particularités historiques de l’État du Borno. Il nous faudra y revenir.
Mais ensuite, il convient de ne pas non plus sombrer dans le « matérialisme vulgaire » de la fin du XIXe siècle, et notamment d’un marxisme mal compris. Pardonnez le truisme. La religion est une affaire de foi. Elle comporte des « logiques intrinsèques », comme le disait Max Weber (3), que les sciences sociales ne peuvent pénétrer, mais dont elles doivent prendre acte. C’est faute de respecter ces impératifs de méthode, presque contradictoires, que le débat public s’avère si confus et caricatural.
Effets de loupe
Il demeure en effet prisonnier de deux effets de loupe. Le premier d’entre eux consiste à ne parler que d’une religion, celle que l’on n’aime pas : l’islam pour les chrétiens ou les juifs, le christianisme ou le judaïsme pour les musulmans. Ainsi, pour les Occidentaux, l’islam est, par définition scripturaire, la religion violente. Et d’évoquer, outre Boko Haram, les mouvements djihadistes du Mali, d’Algérie et de Libye. Et de citer telle ou telle sourate du Coran. Au risque d’oublier la véhémence de l’Ancien Testament et quelques coups de sainte colère du Christ. Au risque d’occulter les accointances du christianisme dit évangélique avec les milices anti-balaka, en Centrafrique, et avec Simone Gbabgo, en Côte d’Ivoire, dans les années 2000. Symétriquement, les opinions publiques des pays musulmans dénoncent les « croisés » et les « juifs ». Les uns et les autres ne manquent pas d’exemples concrets pour étayer leur parti-pris. Néanmoins, la qualification religieuse de la violence politique, sur la base de l’obédience de ses auteurs, impose un devoir de réciprocité tant le crime est bien partagé entre les créatures de Dieu. « Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique », observait le pape François avec une remarquable hauteur de vue, au lendemain de l’assassinat du père Hamel, à SaintÉtienne-du-Rouvray, en juillet 2016 (4).
Le deuxième effet de loupe qui nous trompe exorbite la question de la violence qualifiée de religieuse, alors que la religion, en Afrique comme ailleurs, nous parle d’abord de la spiritualité, de la transcendance, de la maladie, de la mort, et aussi de l’amour, de l’espérance. Prenons l’exemple du pentecôtisme en Ouganda. Celui-ci, persécuté par la dictature d’Amin Dada, a pris son envol après la prise du pouvoir par Yoweri Museveni, en 1986. Il entend tourner la page de la gérontocratie qui, selon lui, a mené le pays au bord du gouffre, et dont la pandémie de sida est le prix, infligé par Dieu aux pécheurs. Il épaule la politique de santé publique du nouveau régime autoritaire, qui s’est révélée efficace, en invitant ses fidèles à l’abstinence sexuelle en dehors des liens du mariage ; il contribue à sa légitimation, et cimente son alliance idéologique avec la Religious Right du Deep South états-unien. Son rapport à la violence est donc second – la répression des dictatures d’Amin Dada et de Milton Obote était d’ordre politique, la guerre civile n’avait rien de religieux –, même s’il cautionne, voire encourage, la criminalisation de l’homosexualité et les opérations militaires
La quotidienneté, voire la trivialité, du religieux, et de son langage, explique qu’il habille des pratiques qui ne relèvent pas de la foi, mais de préoccupations profanes, d’ordre politique ou économique.
sanglantes contre la Lord’s Resistance Army, dans l’Acholiland. En revanche, son lien avec la lutte contre le sida est manifeste, quoi que l’on pense de la réponse morale qu’il y apporte. En bref, la religion traite de la souffrance humaine, avant qu’elle ne nourrisse éventuellement la haine politique. Tel est un premier fait social de masse que l’on peut relever.
Quelle religion, quelle violence, quelle Afrique ?
Dans le poncif de la relation que la religion entretiendrait avec la violence politique en Afrique, rien ne tombe sous le sens. De quelle religion, de quelle violence, et même de quelle Afrique parle-t-on ? Chacune de ces questions soulève son lot d’incertitudes. Si le christianisme et l’islam sont en cause, il ne faut pas pour autant oublier le judaïsme, qui a été historiquement présent dans plusieurs pays du continent, et qui resurgit au gré de revendications identitaires de la part de groupes ethniques qui se découvrent Black Jews. Certaines des églises chrétiennes charismatiques, notamment celles qui se réclament du « dispensationalisme » états-unien et voient dans le retour des Juifs à Jérusalem le préalable de la parousie, confortent ce rôle idéologique du judaïsme au sud du Sahara, offrent des ressources politiques non négligeables au sionisme radical, et légitiment l’assistance militaire d’Israël à certains régimes autoritaires comme le Cameroun, le Kenya et l’Ouganda.
Néanmoins, le vrai débat a trait au statut du culte des esprits et à celui de la sorcellerie, que les anthropologues ou historiens considèrent tantôt comme des éléments d’une religion à part entière, tantôt comme un ensemble de pratiques infra ou parareligieuses. Pour ma part, j’identifie plutôt dans l’invisible une dimension de la vie sociale qui concerne toutes ses activités, y compris la pratique religieuse monothéiste, celle de l’islam comme celle du christianisme. Les fondamentalismes chrétiens et musulmans qui la dénoncent, dans les faits, ne font que la reformuler selon leur propre vocabulaire et selon leur conception de la religion.
Or, la prise en considération de la diversité des manifestations religieuses en Afrique amène à identifier plus précisément la violence dont on entend parler, dans son rapport au religieux. Admettons, sous réserve d’inventaire, que la religion puisse inspirer la violence. Encore faut-il alors ne pas omettre l’iconoclasme du christianisme missionnaire qui s’est attaqué aux cultes de l’invisible, à grand renfort de destruction ou de pillage de « fétiches » pendant l’époque coloniale. Celle-ci a vu le déchaînement de l’occupant européen contre divers courants religieux, comme le kimbanguisme au Congo belge. L’État postcolonial n’a pas été en reste quand il a persécuté les Témoins de Jéhovah, coupables d’abstention politique, ou les Églises chrétiennes, qui avaient collaboré avec le colonisateur et contredisaient les velléités totalitaires des régimes de parti unique, surtout quand ceux-ci se réclamaient du marxisme comme en Angola, au Mozambique, au Congo-Brazzaville ou en Éthiopie. En outre, les religions, de victimes, peuvent devenir les auxiliaires de la violence de l’État. Dans les années 1980, l’archevêque de Kigali siégeait dans les instances dirigeantes du parti unique qui préparait le génocide des Tutsi, dans lequel de nombreux prêtres catholiques se sont compromis en 1994. Et, aujourd’hui, les pentecôtistes appuient les pouvoirs en place au Mozambique, en République démocratique du Congo, en Ouganda, sans se préoccuper de leurs penchants coercitifs.
Enfin, de quelle Afrique s’agit-il ? De l’ensemble du continent, bien sûr, dès lors que sa division en une Afrique du Nord et une Afrique subsaharienne, héritée de la carte mentale hégélienne et coloniale, ne résiste plus à l’examen. Mais la traite des esclaves a donné naissance à un christianisme africain transatlantique vigoureux, et, chose moins connue, à l’expansion, dans la péninsule Arabique et le golfe Persique, du culte des zar, très répandu dans la Corne. De même, la globalisation a favorisé l’implantation d’Africains et de leurs pratiques religieuses en Europe, en Amérique du Nord et, de plus en plus, en Chine. L’Afrique s’est dilatée à l’échelle du monde. Le rapport de la religion à la violence doit être réfléchi à cette aune nouvelle.
Un continent sans guerres de religion
Une fois la question ainsi complexifiée pour mieux tenir compte de la réalité, une évidence saute aux yeux. L’Afrique n’a pas connu et ne connaît toujours pas de guerres de religion au sens précis du terme, en ce sens qu’elles porteraient sur des enjeux de foi, et seraient comparables aux guerres de Religion du Premier Âge moderne en Europe (si tant est, d’ailleurs, que celles-ci aient été si religieuses que cela : beaucoup d’historiens en doutent désormais). La guerre a ravagé le continent, mais elle a eu pour objet le partage (ou la confiscation) du pouvoir et des richesses auxquelles il donne accès. Depuis les indépendances, les génocides qui se sont suivis au Burundi et au Rwanda n’ont pas été religieux, même si des hommes de Dieu y ont prêté la main, pas plus que ne l’ont été les guerres de libération nationale en Angola, au Mozambique, au Zimbabwe, en République sud-africaine, en Guinée-Bissau, ou les guerres civiles de l’Afrique centrale ou occidentale. Le cas du Tchad est emblématique. Ce pays est en guerre civile depuis la fin des années 1960, et abrite un clivage entre musulmans et chrétiens. Or, le conflit n’a jamais opposé les uns aux autres en tant que tels, mais des mouvements armés dont la plupart mobilisaient des combattants musulmans que divisaient des alignements factionnels autour de leurs chefs de guerre respectifs. Même la dissidence du Sud, à prédominance chrétienne, dans les années 1970-1980, a eu un ressort plus politique et régionaliste que religieux. Faits sociaux majeurs, la violence et la religion sont déconnectées l’une de l’autre, dans le bassin du lac Tchad. Y compris en Centrafrique, où l’affrontement entre les anti-balaka, proches du christianisme évangélique, et la Séléka, composée de musulmans,
La guerre a ravagé le continent, mais elle a eu pour objet le partage (ou la confiscation) du pouvoir et des richesses auxquelles il donne accès.
dramatise un clivage qui est moins religieux que national, entre Centrafricains « de souche » et « Tchadiens », immigrés de plus ou moins longue date. La violence politique procède d’ailleurs largement, dans ce cas, de la militarisation du pastoralisme. Elle met aux prises des Mbororo, musulmans, d’origines différentes : les uns venus du Nigéria et du Cameroun à l’époque coloniale, dans les années 1920-1930 ; les autres descendus du Tchad depuis les années 1980, pour fuir la sécheresse et les rébellions et pour profiter des opportunités qu’ouvrait l’ingérence politique de N’Djamena dans les affaires centrafricaines. Il en est de même dans la plupart des guerres du continent. Le religieux peut fournir aux combattants un emblème identitaire, que récusent au demeurant la majorité des croyants eux-mêmes et de leurs autorités spirituelles, et des techniques fétichistes de combat dans l’invisible, dont n’est avare aucun des protagonistes, quelle que soit son obédience monothéiste. La foi ne constitue
Une évidence saute aux yeux. L’Afrique n’a pas connu et ne connaît toujours pas de guerres de religion au sens précis du terme, en ce sens qu’elles porteraient sur des enjeux de foi, et seraient comparables aux guerres de Religion du Premier Âge moderne en Europe.
pas pour autant le nerf de la guerre. Elle ne monopolise pas non plus l’imaginaire des combattants qui se réclament de Dieu. Boko Haram se veut djihadiste, mais fait la part belle aux références du cinéma de guerre hollywoodien et de la culture populaire hausa dont participe l’outrance gestuelle et verbale de son leader Abubakar Shekau. De même, dans les années 1990, les hommes de l’une des milices brazzavilloises de sensibilité messianique et prophétique bakongo se voyaient en ninja, en hommage aux célèbres tortues.
Il est en outre remarquable que l’idée nationale ne soit pas soluble dans la communauté religieuse, pas plus que dans la conscience ethnique. Même de sensibilité messianique, la violence politique demeure dans le cadre national, dont elle entend prendre le contrôle plutôt qu’elle ne le remet en cause. Les combattants de la Lord’s Resistance Army, en Ouganda, ne pratiquent pas les rituels de célébration de la mort infligée à des ennemis lorsqu’ils tuent des soldats de l’armée, car ceux-ci sont leurs frères en État-nation, en dépit du contentieux et des cruautés qui les divisent.
Contrairement à une idée reçue, il n’est point de vraies guerres de sécession en Afrique, et les États n’y sont pas si « fragiles » ou « faillis » que ne le veut la vulgate. Les séparatismes biafrais et katangais, qui n’étaient pas d’ordre religieux, ont été vaincus, et les rêves d’indépendance ou de califat que caressent les djihadistes dans le Nord du Mali et le Nord-Est du Nigéria sont sans lendemain, comme le prouve le renforcement immédiat du système régional d’États-nations pour les conjurer. Même des mouvements aussi atypiques, d’un point de vue occidental, que les milices maï-maï, dans l’Est de la République
démocratique du Congo, défendent l’intégrité du territoire national contre l’envahisseur rwandais, dans la continuité des rébellions mulelistes des années 1960, dépositaires de l’héritage lumumbiste. Dans leurs rangs dénudés, les techniques de combat dans l’invisible se mettent au service de la « communauté imaginée » (5) de la nation.
Par ailleurs, les connexions que l’on peut repérer, ici ou là, entre la foi et la violence politique ne doivent pas faire oublier la non-violence qu’ont incarnée et revendiquée certaines des plus grandes figures religieuses du continent. Certes, un Usman dan Fodio (1754-1817) ou un El Hadj Umar Tall ( circa 1797-1864), grands lettrés musulmans, ont pratiqué le djihad de l’épée et continuent de hanter l’imaginaire des sociétés ouest-africaines. Mais un Cheikh Ahmadou Bamba (18531927), au Sénégal, s’y est refusé et a plaidé en faveur du djihad de l’âme et de son éducation ( tarbiyyah) :
« Chaque fois que je me souviens de cette nuit, de ce Gouverneur et de l’indécence,
J’ai subitement une tendance à la guerre, mais l’Effaceur (des péchés) me l’interdit », écrivit-il, alors qu’il subissait les persécutions de l’administration française (6). De même, au Congo belge, la prédication du prophète Simon Kimbangu ( circa 1887-1951) fut pacifique, ce qui n’empêcha point le colonisateur de le condamner à mort, avant de commuer sa peine en détention perpétuelle. La sérénité, la securitas toute stoïcienne que ces deux hommes ont incarnées face à la violence de l’État colonial n’est pas sans rappeler l’éthique de non-violence de leur contemporain, Mahatma Gandhi.
Des mouvements armés d’orientation religieuse
Dès lors, la « religion » n’est pas une catégorie pertinente pour comprendre la violence. Au demeurant, elle n’existe pas à proprement parler sur le plan politique, puisqu’elle est susceptible d’interprétations divergentes parmi les croyants. En Afrique du Sud, les Afrikaners ont justifié la violence de l’apartheid par la Bible, avant de se raviser dans les années 1990 et d’y trouver l’injonction de considérer les Noirs comme leurs frères. Ce n’est point faire injure à la transcendance que de discerner dans cette volte-face le réalisme devant les transformations du système international et la démographie du pays, plutôt que le souffle de l’Esprit saint. De même, nous l’avons vu, les musulmans tirent des conclusions politiques différentes du Coran. Si ni l’islam ni le christianisme ne sont des facteurs explicatifs pertinents de la violence, on peut distinguer un objet sociologique précis qui est transmonothéiste : le mouvement armé d’orientation religieuse, qu’il soit d’obédience salafiste, comme Boko Haram, biblique, comme la Lord’s Resistance Army en Ouganda, ou encore traditionaliste, comme la Renamo au Mozambique, dans les années 1980. Dans tous ces cas, le répertoire de mobilisation emprunte au religieux : au Coran, à la Bible, au monde des esprits. Mais aussi, dans tous ces cas, ce répertoire met en forme une insurrection contre l’iniquité et la violence de l’État, laquelle fait plus de morts que l’insurrection elle-même. La perception que l’on a de celle-ci, par le prisme de la propagande des autorités gouvernementales, des médias et de la « communauté internationale », est dépolitisée, et même déshumanisée. La primitivité et la cruauté de l’Afrique sont volontiers évoquées, tout comme la violence qui serait inhérente à cet Autre absolu qu’est supposé être l’islam. Ce faisant, les atrocités de la répression étatique, voire de l’ingérence étrangère, sont passées sous silence. En outre, l’économie politique de ces mouvements armés d’orientation religieuse est plus décisive que leur économie religieuse stricto sensu. Ils mettent en forme divine des luttes agraires qu’exacerbent la titrisation de la propriété foncière, l’octroi de concessions agroindustrielles ou minières à des intérêts étrangers, le développement d’infrastructures, la pression démographique, les migrations intérieures, les sécheresses et les déplacements des parcours de transhumances qu’elles entraînent. Les mouvements djihadistes du centre du Mali, les combats de Boko Haram dans l’État du Plateau et autour du
En définitive, ce n’est pas Dieu qui nourrit la violence en Afrique, mais l’incapacité (ou le refus ?) de l’État à répondre à l’attente de justice et de reconnaissance politique de catégories sociales ou de provinces délaissées. La religion peut, le cas échéant, fournir le vocabulaire et la grammaire, ainsi que l’imaginaire, des conflits.
lac Tchad au Nigéria, la place des Mbororo dans la guerre civile en RCA, l’implantation des shebabs somaliens dans la région de Lamu, au Kenya, sont très révélateurs de ces enjeux agraires de la violence religieusement orientée. De même, la volonté de tirer profit du commerce et des migrations aux frontières entre le Nigéria, le Cameroun et le Tchad, ou dans l’espace saharien entre le Mali, le Niger et l’Algérie, ou encore dans les confins égypto-libyens, n’est pas étrangère aux « logiques intrinsèques » de la foi qui animent les djihadistes, même si rien ne permet de prouver l’implication de ceux-ci dans le trafic de stupéfiants comme le laissent entendre des médias toujours soucieux de diaboliser le fauteur de troubles musulman.
Enfin, les mouvements armés d’orientation religieuse prennent en charge des
Il est remarquable que l’idée nationale ne soit pas soluble dans la communauté religieuse, pas plus que dans la conscience ethnique. Même de sensibilité messianique, la violence politique demeure dans le cadre national, dont elle entend prendre le contrôle plutôt qu’elle ne le remet en cause.
particularismes historiques de régions confrontées à la centralisation de l’État, à sa surexploitation des ressources locales, voire à sa répression sauvage, comme le Borno au Nigéria, soumis à la prééminence du Sokoto, ou l’Acholiland en Ouganda, ravagé par la soldatesque de Yoweri Museveni après sa prise du pouvoir en 1986, ou la province de Nampula, au Mozambique, assujettie à la dictature marxiste-léniniste du Frelimo. Jusqu’à présent, les mouvements armés d’orientation religieuse sont demeurés plutôt ruraux, quitte à pratiquer une forme d’itinérance, à l’instar de Boko Haram, qui s’est replié dans les îles du lac Tchad, ou de la Lord’s Resistance Army, qui est passée du Nord de l’Ouganda à l’Est de la RDC et de la Centrafrique. Cependant l’Afrique est un continent de plus en plus urbain. Les mouvements armés d’orientation religieuse sont donc voués à entrer en ville. Tel est le cas de Boko Haram lui-même, né à Maiduguri, dans le quartier de la gare, et encore très présent dans cette énorme cité populeuse dans laquelle il continue d’agir clandestinement ; ou d’un prophétisme kikuyu, au Kenya, avec le mouvement Mungiki, qui représente une espèce de vigilantisme électoral au service de quelques politiciens peu scrupuleux, et qui contrôle par la violence des lignes de transports urbains et le marché immobilier dans certains bidonvilles ; ou de différents prophétismes armés pendant les batailles de Brazzaville, lors de la guerre civile des années 1990.
En définitive, ce n’est pas Dieu qui nourrit la violence en Afrique, mais l’incapacité (ou le refus ?) de l’État de répondre à l’attente de justice et de reconnaissance politique de catégories sociales ou de provinces délaissées. La religion peut, le cas échéant, fournir le vocabulaire et la grammaire, ainsi que l’imaginaire, des conflits. Elle n’en est pas la raison constitutive. Autrement dit, la guerre, sur le continent, n’est pas identitaire, et d’ordre religieux (ou ethnique), mais politique, y compris dans son rapport à l’accaparement des richesses et à l’asymétrie sociale ou régionale de la formation de l’État.