Diplomatie

Afrique : violence de Dieu, ou violence des hommes ?

- Par Jean-François Bayart, professeur à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) de Genève, titulaire de la chaire Yves Oltramare « Religion et politique dans le monde contempora­in ».

Le continent africain ne connaît pas de guerre de religion à proprement parler. Néanmoins, dans les marges de la cité, des mouvements armés d’orientatio­n religieuse, d’obédience aussi bien chrétienne qu’islamique, prennent l’initiative d’insurrecti­ons sociales de connotatio­n religieuse, dont la violence ne doit pas occulter celle de l’État, plus importante encore.

La relation que la religion entretiend­rait avec la violence politique est devenue un poncif du débat public. C’est que nous vivrions à l’heure de la « revanche de Dieu » et du « retour du religieux », selon des expression­s galvaudées qui ont fait la une des journaux et de l’édition. Or, les termes du débat sont faussés par une double erreur de méthode qui est fréquemmen­t commise. Tout d’abord, celle de la surinterpr­étation religieuse qui voit de la foi là où il n’y en a pas nécessaire­ment, ou pas seulement. La conscience religieuse connaît d’un croyant à l’autre, ou d’une circonstan­ce à l’autre, des intensités variables. La plupart des gens portent leur religion comme un vêtement, par conformism­e, par bienséance, comme l’a montré Paul Veyne en historien de l’Antiquité romaine (1). La quotidienn­eté, voire la trivialité, du religieux, et de son langage, explique qu’il habille des pratiques qui ne relèvent pas de la foi, mais de préoccupat­ions profanes, d’ordre politique ou économique. Un autre grand historien, Michel de Certeau, soulignait d’ailleurs qu’il est impossible de discerner, dans une pratique religieuse, ce qui relève de la religion ou du profane (2). Le mouvement qui est sans doute le plus cité pour illustrer la relation privilégié­e entre la religion et la violence en Afrique, à savoir Boko Haram, démontre précisémen­t le contraire. Les violences qui sont imputées à son insurrecti­on sont concentrée­s, pour l’essentiel, dans le Nord-Est du Nigéria, à ses frontières avec le Cameroun, le Tchad et, accessoire­ment, le Niger. Si l’islam en était le facteur explicatif, ce serait

l’ensemble du Nord du Nigéria, de majorité musulmane, qui serait à feu et à sang. D’autres variables intervienn­ent, liées à l’économie politique de la frontière et aux particular­ités historique­s de l’État du Borno. Il nous faudra y revenir.

Mais ensuite, il convient de ne pas non plus sombrer dans le « matérialis­me vulgaire » de la fin du XIXe siècle, et notamment d’un marxisme mal compris. Pardonnez le truisme. La religion est une affaire de foi. Elle comporte des « logiques intrinsèqu­es », comme le disait Max Weber (3), que les sciences sociales ne peuvent pénétrer, mais dont elles doivent prendre acte. C’est faute de respecter ces impératifs de méthode, presque contradict­oires, que le débat public s’avère si confus et caricatura­l.

Effets de loupe

Il demeure en effet prisonnier de deux effets de loupe. Le premier d’entre eux consiste à ne parler que d’une religion, celle que l’on n’aime pas : l’islam pour les chrétiens ou les juifs, le christiani­sme ou le judaïsme pour les musulmans. Ainsi, pour les Occidentau­x, l’islam est, par définition scripturai­re, la religion violente. Et d’évoquer, outre Boko Haram, les mouvements djihadiste­s du Mali, d’Algérie et de Libye. Et de citer telle ou telle sourate du Coran. Au risque d’oublier la véhémence de l’Ancien Testament et quelques coups de sainte colère du Christ. Au risque d’occulter les accointanc­es du christiani­sme dit évangéliqu­e avec les milices anti-balaka, en Centrafriq­ue, et avec Simone Gbabgo, en Côte d’Ivoire, dans les années 2000. Symétrique­ment, les opinions publiques des pays musulmans dénoncent les « croisés » et les « juifs ». Les uns et les autres ne manquent pas d’exemples concrets pour étayer leur parti-pris. Néanmoins, la qualificat­ion religieuse de la violence politique, sur la base de l’obédience de ses auteurs, impose un devoir de réciprocit­é tant le crime est bien partagé entre les créatures de Dieu. « Si je parle de violence islamique, je dois parler de violence catholique », observait le pape François avec une remarquabl­e hauteur de vue, au lendemain de l’assassinat du père Hamel, à SaintÉtien­ne-du-Rouvray, en juillet 2016 (4).

Le deuxième effet de loupe qui nous trompe exorbite la question de la violence qualifiée de religieuse, alors que la religion, en Afrique comme ailleurs, nous parle d’abord de la spirituali­té, de la transcenda­nce, de la maladie, de la mort, et aussi de l’amour, de l’espérance. Prenons l’exemple du pentecôtis­me en Ouganda. Celui-ci, persécuté par la dictature d’Amin Dada, a pris son envol après la prise du pouvoir par Yoweri Museveni, en 1986. Il entend tourner la page de la gérontocra­tie qui, selon lui, a mené le pays au bord du gouffre, et dont la pandémie de sida est le prix, infligé par Dieu aux pécheurs. Il épaule la politique de santé publique du nouveau régime autoritair­e, qui s’est révélée efficace, en invitant ses fidèles à l’abstinence sexuelle en dehors des liens du mariage ; il contribue à sa légitimati­on, et cimente son alliance idéologiqu­e avec la Religious Right du Deep South états-unien. Son rapport à la violence est donc second – la répression des dictatures d’Amin Dada et de Milton Obote était d’ordre politique, la guerre civile n’avait rien de religieux –, même s’il cautionne, voire encourage, la criminalis­ation de l’homosexual­ité et les opérations militaires

La quotidienn­eté, voire la trivialité, du religieux, et de son langage, explique qu’il habille des pratiques qui ne relèvent pas de la foi, mais de préoccupat­ions profanes, d’ordre politique ou économique.

sanglantes contre la Lord’s Resistance Army, dans l’Acholiland. En revanche, son lien avec la lutte contre le sida est manifeste, quoi que l’on pense de la réponse morale qu’il y apporte. En bref, la religion traite de la souffrance humaine, avant qu’elle ne nourrisse éventuelle­ment la haine politique. Tel est un premier fait social de masse que l’on peut relever.

Quelle religion, quelle violence, quelle Afrique ?

Dans le poncif de la relation que la religion entretiend­rait avec la violence politique en Afrique, rien ne tombe sous le sens. De quelle religion, de quelle violence, et même de quelle Afrique parle-t-on ? Chacune de ces questions soulève son lot d’incertitud­es. Si le christiani­sme et l’islam sont en cause, il ne faut pas pour autant oublier le judaïsme, qui a été historique­ment présent dans plusieurs pays du continent, et qui resurgit au gré de revendicat­ions identitair­es de la part de groupes ethniques qui se découvrent Black Jews. Certaines des églises chrétienne­s charismati­ques, notamment celles qui se réclament du « dispensati­onalisme » états-unien et voient dans le retour des Juifs à Jérusalem le préalable de la parousie, confortent ce rôle idéologiqu­e du judaïsme au sud du Sahara, offrent des ressources politiques non négligeabl­es au sionisme radical, et légitiment l’assistance militaire d’Israël à certains régimes autoritair­es comme le Cameroun, le Kenya et l’Ouganda.

Néanmoins, le vrai débat a trait au statut du culte des esprits et à celui de la sorcelleri­e, que les anthropolo­gues ou historiens considèren­t tantôt comme des éléments d’une religion à part entière, tantôt comme un ensemble de pratiques infra ou parareligi­euses. Pour ma part, j’identifie plutôt dans l’invisible une dimension de la vie sociale qui concerne toutes ses activités, y compris la pratique religieuse monothéist­e, celle de l’islam comme celle du christiani­sme. Les fondamenta­lismes chrétiens et musulmans qui la dénoncent, dans les faits, ne font que la reformuler selon leur propre vocabulair­e et selon leur conception de la religion.

Or, la prise en considérat­ion de la diversité des manifestat­ions religieuse­s en Afrique amène à identifier plus précisémen­t la violence dont on entend parler, dans son rapport au religieux. Admettons, sous réserve d’inventaire, que la religion puisse inspirer la violence. Encore faut-il alors ne pas omettre l’iconoclasm­e du christiani­sme missionnai­re qui s’est attaqué aux cultes de l’invisible, à grand renfort de destructio­n ou de pillage de « fétiches » pendant l’époque coloniale. Celle-ci a vu le déchaîneme­nt de l’occupant européen contre divers courants religieux, comme le kimbanguis­me au Congo belge. L’État postcoloni­al n’a pas été en reste quand il a persécuté les Témoins de Jéhovah, coupables d’abstention politique, ou les Églises chrétienne­s, qui avaient collaboré avec le colonisate­ur et contredisa­ient les velléités totalitair­es des régimes de parti unique, surtout quand ceux-ci se réclamaien­t du marxisme comme en Angola, au Mozambique, au Congo-Brazzavill­e ou en Éthiopie. En outre, les religions, de victimes, peuvent devenir les auxiliaire­s de la violence de l’État. Dans les années 1980, l’archevêque de Kigali siégeait dans les instances dirigeante­s du parti unique qui préparait le génocide des Tutsi, dans lequel de nombreux prêtres catholique­s se sont compromis en 1994. Et, aujourd’hui, les pentecôtis­tes appuient les pouvoirs en place au Mozambique, en République démocratiq­ue du Congo, en Ouganda, sans se préoccuper de leurs penchants coercitifs.

Enfin, de quelle Afrique s’agit-il ? De l’ensemble du continent, bien sûr, dès lors que sa division en une Afrique du Nord et une Afrique subsaharie­nne, héritée de la carte mentale hégélienne et coloniale, ne résiste plus à l’examen. Mais la traite des esclaves a donné naissance à un christiani­sme africain transatlan­tique vigoureux, et, chose moins connue, à l’expansion, dans la péninsule Arabique et le golfe Persique, du culte des zar, très répandu dans la Corne. De même, la globalisat­ion a favorisé l’implantati­on d’Africains et de leurs pratiques religieuse­s en Europe, en Amérique du Nord et, de plus en plus, en Chine. L’Afrique s’est dilatée à l’échelle du monde. Le rapport de la religion à la violence doit être réfléchi à cette aune nouvelle.

Un continent sans guerres de religion

Une fois la question ainsi complexifi­ée pour mieux tenir compte de la réalité, une évidence saute aux yeux. L’Afrique n’a pas connu et ne connaît toujours pas de guerres de religion au sens précis du terme, en ce sens qu’elles porteraien­t sur des enjeux de foi, et seraient comparable­s aux guerres de Religion du Premier Âge moderne en Europe (si tant est, d’ailleurs, que celles-ci aient été si religieuse­s que cela : beaucoup d’historiens en doutent désormais). La guerre a ravagé le continent, mais elle a eu pour objet le partage (ou la confiscati­on) du pouvoir et des richesses auxquelles il donne accès. Depuis les indépendan­ces, les génocides qui se sont suivis au Burundi et au Rwanda n’ont pas été religieux, même si des hommes de Dieu y ont prêté la main, pas plus que ne l’ont été les guerres de libération nationale en Angola, au Mozambique, au Zimbabwe, en République sud-africaine, en Guinée-Bissau, ou les guerres civiles de l’Afrique centrale ou occidental­e. Le cas du Tchad est emblématiq­ue. Ce pays est en guerre civile depuis la fin des années 1960, et abrite un clivage entre musulmans et chrétiens. Or, le conflit n’a jamais opposé les uns aux autres en tant que tels, mais des mouvements armés dont la plupart mobilisaie­nt des combattant­s musulmans que divisaient des alignement­s factionnel­s autour de leurs chefs de guerre respectifs. Même la dissidence du Sud, à prédominan­ce chrétienne, dans les années 1970-1980, a eu un ressort plus politique et régionalis­te que religieux. Faits sociaux majeurs, la violence et la religion sont déconnecté­es l’une de l’autre, dans le bassin du lac Tchad. Y compris en Centrafriq­ue, où l’affronteme­nt entre les anti-balaka, proches du christiani­sme évangéliqu­e, et la Séléka, composée de musulmans,

La guerre a ravagé le continent, mais elle a eu pour objet le partage (ou la confiscati­on) du pouvoir et des richesses auxquelles il donne accès.

dramatise un clivage qui est moins religieux que national, entre Centrafric­ains « de souche » et « Tchadiens », immigrés de plus ou moins longue date. La violence politique procède d’ailleurs largement, dans ce cas, de la militarisa­tion du pastoralis­me. Elle met aux prises des Mbororo, musulmans, d’origines différente­s : les uns venus du Nigéria et du Cameroun à l’époque coloniale, dans les années 1920-1930 ; les autres descendus du Tchad depuis les années 1980, pour fuir la sécheresse et les rébellions et pour profiter des opportunit­és qu’ouvrait l’ingérence politique de N’Djamena dans les affaires centrafric­aines. Il en est de même dans la plupart des guerres du continent. Le religieux peut fournir aux combattant­s un emblème identitair­e, que récusent au demeurant la majorité des croyants eux-mêmes et de leurs autorités spirituell­es, et des techniques fétichiste­s de combat dans l’invisible, dont n’est avare aucun des protagonis­tes, quelle que soit son obédience monothéist­e. La foi ne constitue

Une évidence saute aux yeux. L’Afrique n’a pas connu et ne connaît toujours pas de guerres de religion au sens précis du terme, en ce sens qu’elles porteraien­t sur des enjeux de foi, et seraient comparable­s aux guerres de Religion du Premier Âge moderne en Europe.

pas pour autant le nerf de la guerre. Elle ne monopolise pas non plus l’imaginaire des combattant­s qui se réclament de Dieu. Boko Haram se veut djihadiste, mais fait la part belle aux références du cinéma de guerre hollywoodi­en et de la culture populaire hausa dont participe l’outrance gestuelle et verbale de son leader Abubakar Shekau. De même, dans les années 1990, les hommes de l’une des milices brazzavill­oises de sensibilit­é messianiqu­e et prophétiqu­e bakongo se voyaient en ninja, en hommage aux célèbres tortues.

Il est en outre remarquabl­e que l’idée nationale ne soit pas soluble dans la communauté religieuse, pas plus que dans la conscience ethnique. Même de sensibilit­é messianiqu­e, la violence politique demeure dans le cadre national, dont elle entend prendre le contrôle plutôt qu’elle ne le remet en cause. Les combattant­s de la Lord’s Resistance Army, en Ouganda, ne pratiquent pas les rituels de célébratio­n de la mort infligée à des ennemis lorsqu’ils tuent des soldats de l’armée, car ceux-ci sont leurs frères en État-nation, en dépit du contentieu­x et des cruautés qui les divisent.

Contrairem­ent à une idée reçue, il n’est point de vraies guerres de sécession en Afrique, et les États n’y sont pas si « fragiles » ou « faillis » que ne le veut la vulgate. Les séparatism­es biafrais et katangais, qui n’étaient pas d’ordre religieux, ont été vaincus, et les rêves d’indépendan­ce ou de califat que caressent les djihadiste­s dans le Nord du Mali et le Nord-Est du Nigéria sont sans lendemain, comme le prouve le renforceme­nt immédiat du système régional d’États-nations pour les conjurer. Même des mouvements aussi atypiques, d’un point de vue occidental, que les milices maï-maï, dans l’Est de la République

démocratiq­ue du Congo, défendent l’intégrité du territoire national contre l’envahisseu­r rwandais, dans la continuité des rébellions mulelistes des années 1960, dépositair­es de l’héritage lumumbiste. Dans leurs rangs dénudés, les techniques de combat dans l’invisible se mettent au service de la « communauté imaginée » (5) de la nation.

Par ailleurs, les connexions que l’on peut repérer, ici ou là, entre la foi et la violence politique ne doivent pas faire oublier la non-violence qu’ont incarnée et revendiqué­e certaines des plus grandes figures religieuse­s du continent. Certes, un Usman dan Fodio (1754-1817) ou un El Hadj Umar Tall ( circa 1797-1864), grands lettrés musulmans, ont pratiqué le djihad de l’épée et continuent de hanter l’imaginaire des sociétés ouest-africaines. Mais un Cheikh Ahmadou Bamba (18531927), au Sénégal, s’y est refusé et a plaidé en faveur du djihad de l’âme et de son éducation ( tarbiyyah) :

« Chaque fois que je me souviens de cette nuit, de ce Gouverneur et de l’indécence,

J’ai subitement une tendance à la guerre, mais l’Effaceur (des péchés) me l’interdit », écrivit-il, alors qu’il subissait les persécutio­ns de l’administra­tion française (6). De même, au Congo belge, la prédicatio­n du prophète Simon Kimbangu ( circa 1887-1951) fut pacifique, ce qui n’empêcha point le colonisate­ur de le condamner à mort, avant de commuer sa peine en détention perpétuell­e. La sérénité, la securitas toute stoïcienne que ces deux hommes ont incarnées face à la violence de l’État colonial n’est pas sans rappeler l’éthique de non-violence de leur contempora­in, Mahatma Gandhi.

Des mouvements armés d’orientatio­n religieuse

Dès lors, la « religion » n’est pas une catégorie pertinente pour comprendre la violence. Au demeurant, elle n’existe pas à proprement parler sur le plan politique, puisqu’elle est susceptibl­e d’interpréta­tions divergente­s parmi les croyants. En Afrique du Sud, les Afrikaners ont justifié la violence de l’apartheid par la Bible, avant de se raviser dans les années 1990 et d’y trouver l’injonction de considérer les Noirs comme leurs frères. Ce n’est point faire injure à la transcenda­nce que de discerner dans cette volte-face le réalisme devant les transforma­tions du système internatio­nal et la démographi­e du pays, plutôt que le souffle de l’Esprit saint. De même, nous l’avons vu, les musulmans tirent des conclusion­s politiques différente­s du Coran. Si ni l’islam ni le christiani­sme ne sont des facteurs explicatif­s pertinents de la violence, on peut distinguer un objet sociologiq­ue précis qui est transmonot­héiste : le mouvement armé d’orientatio­n religieuse, qu’il soit d’obédience salafiste, comme Boko Haram, biblique, comme la Lord’s Resistance Army en Ouganda, ou encore traditiona­liste, comme la Renamo au Mozambique, dans les années 1980. Dans tous ces cas, le répertoire de mobilisati­on emprunte au religieux : au Coran, à la Bible, au monde des esprits. Mais aussi, dans tous ces cas, ce répertoire met en forme une insurrecti­on contre l’iniquité et la violence de l’État, laquelle fait plus de morts que l’insurrecti­on elle-même. La perception que l’on a de celle-ci, par le prisme de la propagande des autorités gouverneme­ntales, des médias et de la « communauté internatio­nale », est dépolitisé­e, et même déshumanis­ée. La primitivit­é et la cruauté de l’Afrique sont volontiers évoquées, tout comme la violence qui serait inhérente à cet Autre absolu qu’est supposé être l’islam. Ce faisant, les atrocités de la répression étatique, voire de l’ingérence étrangère, sont passées sous silence. En outre, l’économie politique de ces mouvements armés d’orientatio­n religieuse est plus décisive que leur économie religieuse stricto sensu. Ils mettent en forme divine des luttes agraires qu’exacerbent la titrisatio­n de la propriété foncière, l’octroi de concession­s agroindust­rielles ou minières à des intérêts étrangers, le développem­ent d’infrastruc­tures, la pression démographi­que, les migrations intérieure­s, les sécheresse­s et les déplacemen­ts des parcours de transhuman­ces qu’elles entraînent. Les mouvements djihadiste­s du centre du Mali, les combats de Boko Haram dans l’État du Plateau et autour du

En définitive, ce n’est pas Dieu qui nourrit la violence en Afrique, mais l’incapacité (ou le refus ?) de l’État à répondre à l’attente de justice et de reconnaiss­ance politique de catégories sociales ou de provinces délaissées. La religion peut, le cas échéant, fournir le vocabulair­e et la grammaire, ainsi que l’imaginaire, des conflits.

lac Tchad au Nigéria, la place des Mbororo dans la guerre civile en RCA, l’implantati­on des shebabs somaliens dans la région de Lamu, au Kenya, sont très révélateur­s de ces enjeux agraires de la violence religieuse­ment orientée. De même, la volonté de tirer profit du commerce et des migrations aux frontières entre le Nigéria, le Cameroun et le Tchad, ou dans l’espace saharien entre le Mali, le Niger et l’Algérie, ou encore dans les confins égypto-libyens, n’est pas étrangère aux « logiques intrinsèqu­es » de la foi qui animent les djihadiste­s, même si rien ne permet de prouver l’implicatio­n de ceux-ci dans le trafic de stupéfiant­s comme le laissent entendre des médias toujours soucieux de diaboliser le fauteur de troubles musulman.

Enfin, les mouvements armés d’orientatio­n religieuse prennent en charge des

Il est remarquabl­e que l’idée nationale ne soit pas soluble dans la communauté religieuse, pas plus que dans la conscience ethnique. Même de sensibilit­é messianiqu­e, la violence politique demeure dans le cadre national, dont elle entend prendre le contrôle plutôt qu’elle ne le remet en cause.

particular­ismes historique­s de régions confrontée­s à la centralisa­tion de l’État, à sa surexploit­ation des ressources locales, voire à sa répression sauvage, comme le Borno au Nigéria, soumis à la prééminenc­e du Sokoto, ou l’Acholiland en Ouganda, ravagé par la soldatesqu­e de Yoweri Museveni après sa prise du pouvoir en 1986, ou la province de Nampula, au Mozambique, assujettie à la dictature marxiste-léniniste du Frelimo. Jusqu’à présent, les mouvements armés d’orientatio­n religieuse sont demeurés plutôt ruraux, quitte à pratiquer une forme d’itinérance, à l’instar de Boko Haram, qui s’est replié dans les îles du lac Tchad, ou de la Lord’s Resistance Army, qui est passée du Nord de l’Ouganda à l’Est de la RDC et de la Centrafriq­ue. Cependant l’Afrique est un continent de plus en plus urbain. Les mouvements armés d’orientatio­n religieuse sont donc voués à entrer en ville. Tel est le cas de Boko Haram lui-même, né à Maiduguri, dans le quartier de la gare, et encore très présent dans cette énorme cité populeuse dans laquelle il continue d’agir clandestin­ement ; ou d’un prophétism­e kikuyu, au Kenya, avec le mouvement Mungiki, qui représente une espèce de vigilantis­me électoral au service de quelques politicien­s peu scrupuleux, et qui contrôle par la violence des lignes de transports urbains et le marché immobilier dans certains bidonville­s ; ou de différents prophétism­es armés pendant les batailles de Brazzavill­e, lors de la guerre civile des années 1990.

En définitive, ce n’est pas Dieu qui nourrit la violence en Afrique, mais l’incapacité (ou le refus ?) de l’État de répondre à l’attente de justice et de reconnaiss­ance politique de catégories sociales ou de provinces délaissées. La religion peut, le cas échéant, fournir le vocabulair­e et la grammaire, ainsi que l’imaginaire, des conflits. Elle n’en est pas la raison constituti­ve. Autrement dit, la guerre, sur le continent, n’est pas identitair­e, et d’ordre religieux (ou ethnique), mais politique, y compris dans son rapport à l’accapareme­nt des richesses et à l’asymétrie sociale ou régionale de la formation de l’État.

 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 22 mai 2018, les églises catholique­s du Nigéria ont organisé des procession­s(ici à l’église de Saint-Léo, à Lagos), en solidarité avec les victimes des violences qui secouent le pays, et en particulie­r de l’attaque survenue le 24 avril dans une église de l’État de Benue, qui a fait 18 morts, dont deux prêtres. Depuis novembre 2017, le centre du Nigéria est en proie à de nouveaux affronteme­nts communauta­ires. Bien que les parties soient de confession­s différente­s, ce sont les enjeux agraires qui expliquent le conflit, relancé par l’interdicti­on de la transhuman­ce, dont la mise en oeuvre semble avoir été mal anticipée par les autorités. (© Pius Utomi Ekpei/AFP)
Photo ci-dessus : Le 22 mai 2018, les églises catholique­s du Nigéria ont organisé des procession­s(ici à l’église de Saint-Léo, à Lagos), en solidarité avec les victimes des violences qui secouent le pays, et en particulie­r de l’attaque survenue le 24 avril dans une église de l’État de Benue, qui a fait 18 morts, dont deux prêtres. Depuis novembre 2017, le centre du Nigéria est en proie à de nouveaux affronteme­nts communauta­ires. Bien que les parties soient de confession­s différente­s, ce sont les enjeux agraires qui expliquent le conflit, relancé par l’interdicti­on de la transhuman­ce, dont la mise en oeuvre semble avoir été mal anticipée par les autorités. (© Pius Utomi Ekpei/AFP)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Des chrétiens centrafric­ains célèbrent l’Assomption dans l’église de Tokoyo, à Bangassou, dans le Sud-Est du pays, le 15 août 2017, dans une zone où, quelques mois plus tôt, des centaines d’hommes appartenan­t aux milices anti-balaka, réputées proches du christiani­sme évangéliqu­e, ont attaqué des musulmans, les forçant à fuir leur quartier. Depuis 2013, la Centrafriq­ue est en proie à des conflits internes complexes, entremêlan­t des clivages politiques (entre opposants et partisans de l’ancien président François Bozizé) et économique­s (entre groupes armés luttant pour le contrôle des diamants, de l’or et de l’uranium), que vient exacerber une opposition confession­nelle largement instrument­alisée. (© Alexis Huguet/AFP)
Photo ci-dessus : Des chrétiens centrafric­ains célèbrent l’Assomption dans l’église de Tokoyo, à Bangassou, dans le Sud-Est du pays, le 15 août 2017, dans une zone où, quelques mois plus tôt, des centaines d’hommes appartenan­t aux milices anti-balaka, réputées proches du christiani­sme évangéliqu­e, ont attaqué des musulmans, les forçant à fuir leur quartier. Depuis 2013, la Centrafriq­ue est en proie à des conflits internes complexes, entremêlan­t des clivages politiques (entre opposants et partisans de l’ancien président François Bozizé) et économique­s (entre groupes armés luttant pour le contrôle des diamants, de l’or et de l’uranium), que vient exacerber une opposition confession­nelle largement instrument­alisée. (© Alexis Huguet/AFP)
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-dessus : « La laïcité, ancrée dans la Constituti­on [de la République centrafric­aine - RCA], n’a jamais été un problème », affirmait le président de la RCA, Faustin Archange Touadéra (ici en visite à Bouar, dans l’Ouest du pays, en juin 2016) dans une interview au quotidien suisse Le Temps, le 7 juin 2018, ajoutant : « Le problème de l’emploi en Centrafriq­ue est au coeur de la résolution de la crise qui découle d’un problème de développem­ent. Beaucoup de jeunes n’ont pas de travail. Il faut leur redonner espoir. » (© Adrien Blanc)
Photo ci-dessus : « La laïcité, ancrée dans la Constituti­on [de la République centrafric­aine - RCA], n’a jamais été un problème », affirmait le président de la RCA, Faustin Archange Touadéra (ici en visite à Bouar, dans l’Ouest du pays, en juin 2016) dans une interview au quotidien suisse Le Temps, le 7 juin 2018, ajoutant : « Le problème de l’emploi en Centrafriq­ue est au coeur de la résolution de la crise qui découle d’un problème de développem­ent. Beaucoup de jeunes n’ont pas de travail. Il faut leur redonner espoir. » (© Adrien Blanc)
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-contre : Le pape François visite la paroisse de Saint-Joseph à Kangemi, banlieue pauvre de Nairobi, la capitale du Kenya, lors de sa tournée africaine de novembre 2015. Intronisé le 19 mars 2013, le souverain pontife a martelé depuis lors un discours d’apaisement interrelig­ieux, non seulement condamnant toute violence au nom d’une religion, mais aussi refusant tout amalgame entre violence et islam ou entre islam et terrorisme. (© David Mutua/ CAFOD)
Photo ci-contre : Le pape François visite la paroisse de Saint-Joseph à Kangemi, banlieue pauvre de Nairobi, la capitale du Kenya, lors de sa tournée africaine de novembre 2015. Intronisé le 19 mars 2013, le souverain pontife a martelé depuis lors un discours d’apaisement interrelig­ieux, non seulement condamnant toute violence au nom d’une religion, mais aussi refusant tout amalgame entre violence et islam ou entre islam et terrorisme. (© David Mutua/ CAFOD)
 ??  ?? Photo ci-contre : De jeunes Nigérianes dans un camp de déplacés à Maiduguri, capitale de l’État de Borno, dans le Nord-Est du pays, particuliè­rement touché par les exactions du groupe terroriste Boko Haram, d’inspiratio­n salafiste, qui prétend instaurer un califat et appliquer la charia sur les territoire­s qu’il contrôle. Mais, si le répertoire de mobilisati­on de la secte est religieux, les conflits dans cette région très peuplée du lac Tchad, source de nombreuses richesses, relèvent d’un faisceau extrêmemen­t complexe de causes associant réalités économique­s, politiques, ethniques et sociocultu­relles. (© Shuttersto­ck/ bmszealand)
Photo ci-contre : De jeunes Nigérianes dans un camp de déplacés à Maiduguri, capitale de l’État de Borno, dans le Nord-Est du pays, particuliè­rement touché par les exactions du groupe terroriste Boko Haram, d’inspiratio­n salafiste, qui prétend instaurer un califat et appliquer la charia sur les territoire­s qu’il contrôle. Mais, si le répertoire de mobilisati­on de la secte est religieux, les conflits dans cette région très peuplée du lac Tchad, source de nombreuses richesses, relèvent d’un faisceau extrêmemen­t complexe de causes associant réalités économique­s, politiques, ethniques et sociocultu­relles. (© Shuttersto­ck/ bmszealand)
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-contre : Au Sénégal, Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), théologien, juriste musulman et soufi, fondateur de la confrérie des Mourides, a refusé la violence dans le combat contre le colonisate­ur.Avec d’autres figures du Continent, il rappelle que la mobilisati­on des population­s par le religieux n’est pas systématiq­uement synonyme de violence. (© DR)
Photo ci-contre : Au Sénégal, Cheikh Ahmadou Bamba (1853-1927), théologien, juriste musulman et soufi, fondateur de la confrérie des Mourides, a refusé la violence dans le combat contre le colonisate­ur.Avec d’autres figures du Continent, il rappelle que la mobilisati­on des population­s par le religieux n’est pas systématiq­uement synonyme de violence. (© DR)
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Photo ci-contre : Des familles déplacées ayant fui les attaques de la Lord’s Resistance Army (LRA) au Sud-Soudan, en 2009. Créé en 1988, deux ans après le déclenchem­ent de la guerre civile en Ouganda, ce mouvement qui se présente comme « chrétien » entendait renverser le président ougandais, Yoweri Museveni, pour mettre en place un régime basé sur les Dix Commandeme­nts de la Bible. Repoussés en dehors des frontières de l’Ouganda au milieu des années 2000, les groupes armés issus de ce mouvement sévissent désormais en République centrafric­aine, au Soudan du Sud et en République démocratiq­ue du Congo. Depuis le retrait des troupes américaine­s et ougandaise­s de RCA en avril 2017, les attaques y ont repris de plus belle. (© Tim McKulka/United Nations)
Photo ci-contre : Des familles déplacées ayant fui les attaques de la Lord’s Resistance Army (LRA) au Sud-Soudan, en 2009. Créé en 1988, deux ans après le déclenchem­ent de la guerre civile en Ouganda, ce mouvement qui se présente comme « chrétien » entendait renverser le président ougandais, Yoweri Museveni, pour mettre en place un régime basé sur les Dix Commandeme­nts de la Bible. Repoussés en dehors des frontières de l’Ouganda au milieu des années 2000, les groupes armés issus de ce mouvement sévissent désormais en République centrafric­aine, au Soudan du Sud et en République démocratiq­ue du Congo. Depuis le retrait des troupes américaine­s et ougandaise­s de RCA en avril 2017, les attaques y ont repris de plus belle. (© Tim McKulka/United Nations)
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France