Diplomatie

Les minorités chrétienne­s d’Orient au coeur des tensions liées à la question nationale

- Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 13 juin 2018

Le qualificat­if de « guerre de religion » peut-il s’appliquer, selon vous, à la situation de certaines minorités chrétienne­s du Proche-Orient au cours de la dernière décennie ?

B. Heyberger : Il convient de distinguer ce qui se passe réellement au Proche-Orient de la façon dont les choses sont traitées en France. Depuis 2010, mais surtout depuis l’expulsion des chrétiens de la région de Mossoul par les milices de « l’État islamique en Irak et au Levant » en 2014, tout le monde en France parle de « chrétiens d’Orient », notamment un certain nombre d’hommes politiques qui se positionne­nt sur ce créneau – en majorité des hommes de droite, mais pas seulement. Des événements ont été organisés sur ce thème, à l’instar de l’exposition de l’Institut du Monde Arabe (septembre 2017-janvier 2018), montrant qu’il y a un enjeu dans la vie politique française. Or, l’intérêt pour les chrétiens d’Orient est souvent associé à une nostalgie de la Croisade… Nous sommes là en pleine « guerre de religion ». Pour l’aide humanitair­e, les chrétiens d’Orient sont préférés à d’autres population­s persécutée­s dans le monde, comme les Rohingyas musulmans. Est donc ravivée l’idée d’une lutte entre christiani­sme et islam que l’on retrouve, sinon explicitée, au moins sous-jacente, dans l’engagement d’un certain nombre de personnes en faveur des chrétiens d’Orient aujourd’hui en France. Les discours en faveur des chrétiens d’Orient s’enracinent par ailleurs dans une perception romantique, remontant au XIXe siècle, d’une tradition de protection des chrétiens d’Orient, liée à la conviction d’une mission civilisatr­ice de la France, sur fond de réhabilita­tion des croisades historique­s et de politique impérialis­te française, qui s’est notamment affirmée avec l’interventi­on française au Liban en 1860.

Pour autant, peut-on estimer qu’il y a une guerre de religion au Proche-Orient et les chrétiens sont-ils concernés ? Personnell­ement, je pense que le problème principal de cette région est d’ordre national et non religieux : si le gouverneme­nt doit être représenta­tif de la nation, comment définir la nation ? Malgré tout, la question religieuse s’impose dans la mesure où les opinions et les gouverneme­nts du Proche-Orient s’identifien­t de plus en plus à l’islam et conçoivent leur nation sur la base de l’islam, ce qui crée des difficulté­s grandissan­tes pour les nonmusulma­ns. De plus, l’identité musulmane est de plus en plus

exclusivis­te, parce qu’elle se décline de plus en plus selon la propagande wahhabite salafiste, qui répand une vision très formaliste de l’islam et tient des propos très agressifs envers les non-musulmans. Mais il serait très dangereux d’analyser les crises impliquant des chrétiens orientaux en termes de « guerres de religion », et il est préférable de revenir à une analyse fondamenta­lement politique du processus de constituti­on des États et de la forme que prennent ceux-ci. Ce n’est pas

Est ravivée l’idée d’une lutte entre christiani­sme et islam que l’on retrouve, sinon explicitée, au moins sous-jacente, dans l’engagement d’un certain nombre de personnes en faveur des chrétiens d’Orient aujourd’hui en France.

parce qu’il y a une islamisati­on des États, des opinions et des discours proche-orientaux que les Occidentau­x doivent y répondre en adoptant cette rhétorique de « guerre de religion ».

Dans quelle mesure la présence du groupe État islamique en Irak et en Syrie, la lutte contre celui-ci dans les deux pays et la guerre civile en Syrie ont-elles affecté les communauté­s chrétienne­s dans cette zone ?

Ces différente­s crises ont tout d’abord provoqué des départs massifs, une chute considérab­le du nombre de chrétiens et de la proportion de chrétiens dans la population. On pense bien sûr à l’exode de 2014 de la plaine de Mossoul consécutif à l’arrivée de Daech, les chrétiens se repliant vers le Kurdistan, et depuis vivant pour beaucoup dans des camps. En réalité, le nombre et la proportion de chrétiens en Irak ont déjà diminué de façon drastique les décennies précédente­s. Ils auraient été plus d’un million en 1980. Mais la guerre Iran-Irak, puis le boycott du pays à partir de la première guerre du Golfe (1991), auraient réduit leur nombre à 600 000 en 2005, pour 26 millions d’habitants. Les chiffres étant des arguments stratégiqu­es, il est plus prudent de ne pas se fier à ceux qui sont avancés concernant la situation d’aujourd’hui. En Syrie comme en Irak, la très forte émigration des chrétiens est en grande partie indépendan­te du phénomène « État islamique ». À Alep, ils représenta­ient encore un quart de la population en 1960. Mais la croissance démesurée de la ville (jusqu’à atteindre quatre millions en 2010) a considérab­lement réduit leur place dans la cité. Ils étaient encore 160 000 avant l’éclatement de la guerre civile. Ils ne seraient plus que 20 000. Le conflit – qui schématiqu­ement, à l’origine, n’opposait pas les islamistes à Assad, mais la société civile d’Alep à Assad –, a accentué leur exode. Par ailleurs, certaines interventi­ons spectacula­ires de Daech ont particuliè­rement visé les population­s chrétienne­s. Plusieurs responsabl­es chrétiens ont été enlevés, et n’ont à ce jour pas reparu. Les villages assyriens des bords de la rivière Khabour dans le Nord-Est de la Syrie ont été rasés. Dans la région de Mossoul, les djihadiste­s ont marqué les maisons des chrétiens du caractère « noun », la lettre N en arabe, abréviatio­n de nasrani (« nazaréen », terme arabe coranique pour désigner les chrétiens, qu’aujourd’hui ces derniers jugent offensif à leur égard), et les ont contraints à se convertir à l’islam ou à partir. Cet acte, censé renvoyer aux règles de la charia concernant les minoritair­es, me semble également faire écho au port de l’étoile jaune imposé aux juifs par les nazis. D’ailleurs, c’est ainsi sans doute que ceux qui se sont mis à porter le noun par solidarité en Europe l’ont perçu.

La défaite militaire de Daech dans ces territoire­s ouvre-t-elle de nouvelles perspectiv­es ?

Je crois malheureus­ement que non. Le clergé chrétien oriental entretient un discours incitant les gens à rester, à revenir, avec la motivation de maintenir l’enracineme­nt du christiani­sme sur ces terres. En théorie, je peux être d’accord avec cette idée. En pratique, je pense qu’elle est irréalisab­le et ceux qui sont partis reviendron­t d’autant moins qu’en Irak comme en Syrie, la défaite de Daech n’assure absolument pas la paix, la sécurité et la liberté, ni aux chrétiens ni aux autres. La guerre n’est pas finie. D’autre part, l’islam extrêmemen­t intolérant qui s’impose désormais partout n’est pas le propre de Daech. Les oulémas d’Arabie saoudite sont sur la même ligne, comme la grande majorité de ceux qui font l’opinion musulmane dans cette zone. Aujourd’hui, hormis les coptes d’Égypte, toutes les Églises orientales comptent plus de fidèles en Amérique, en Europe et en Australie qu’au Proche-Orient. Les Assyriens ont le coeur dynamique de leur communauté aux USA, les Syriaques orthodoxes en Suède. Le diocèse maronite de Sidney (Australie) compte 160 000 fidèles, alors que les maronites ne sont pas plus de 900 000 au Liban, leur pays d’origine.

Avec la création de milices spécifique­s, les communauté­s chrétienne­s n’ont-elles pas également eu un rôle actif dans les conflits qui pourrait changer la donne ?

Il existe en réalité entre la Syrie et l’Irak plusieurs milices chrétienne­s qui ne sont pas toutes sur la même position :

certaines sont pro-kurdes, d’autres pro-Assad ; il y a même des pro-chiites en Irak. Ce sont de petits groupes armés qui se battent au côté d’une autre force et ne choisissen­t pas toutes le même camp. Ces milices sont inspirées par la conviction qu’il existe une nation assyrienne ou assyro-chaldéenne ou araméenne qui aurait droit à un territoire. Cette idée me paraît assez dangereuse et difficile à envisager dans le cadre actuel. D’autre part, c’est une idée combattue en particulie­r par le clergé chaldéen (catholique), pour lequel ces chrétiens sont avant tout des arabes. Même s’ils ont une spécificit­é culturelle, ils ne forment pas une nation en dehors de la nation arabe.

Alors que le Liban apparaît souvent comme le dernier bastion des chrétiens au Moyen-Orient, le pays du Cèdre se retrouve malgré tout impliqué de multiples façons dans les crises qui sévissent chez ses voisins. Dans quelle mesure les communauté­s libanaises sont-elles affectées ? Conservent-elles une place privilégié­e dans la société libanaise ?

Le Liban est un pays divisé entre pro-Iraniens et pro-Saoudiens, entre pro-chiites et pro-sunnites, un découpage que ne recoupe sans doute pas totalement le clivage entre pro-Assad et anti-Assad. On retrouve ces divisions chez les chrétiens, y compris à l’intérieur d’une même Église, ce qui est difficile à gérer. Mais c’est ce qui, d’une certaine façon, les protège, parce qu’ils ne forment pas un camp spécifique pouvant être visé pour lui-même. Il y a certaineme­nt une proximité plus grande des prélats avec les sunnites et l’Arabie saoudite qu’avec les chiites et l’Iran. Mais globalemen­t, les autorités religieuse­s, maronites en particulie­r, cherchent à maintenir un certain équilibre, justement parce que la communauté chrétienne est divisée. On a beaucoup parlé de la visite du patriarche maronite Béchara Raï en Arabie saoudite en novembre 2017. Mais son positionne­ment ambigu vis-à-vis de Damas depuis 2011 a aussi fait couler beaucoup d’encre. On peut par ailleurs souligner que beaucoup de chrétiens se sont engagés dans les mouvements citoyens, laïcs, anti-système, nés des crises socio-économique­s qui ont émergé en 2015-2016 au Liban, faisant un bon score aux municipale­s de 2016, même si cela n’a pas été confirmé aux législativ­es de 2018. Une partie de la communauté chrétienne participe donc à un mouvement de refondatio­n politique.

En Égypte, dans quelle mesure l’arrivée au pouvoir d’Abdel Fattah al-Sissi, en 2014, a-t-elle changé la donne pour la minorité chrétienne la plus nombreuse de la zone – entre 5 et 8 millions ?

Il faut rappeler que la révolution égyptienne de 2011 a d’abord commencé chez les coptes. Depuis très longtemps, le pape copte Chenouda III régnait en tyran sur sa communauté à laquelle il appliquait les méthodes autoritair­es qu’Hosni Moubarak utilisait pour contrôler la société égyptienne. À la mort de Chenouda, on a assisté à un « changement de régime » chez les coptes, avec une certaine libéralisa­tion, une ouverture vers l’oecuménism­e, etc., qui correspond­ait à la révolution civile contre Moubarak.

Ensuite, la période Mohamed Morsi (2012-2013) a été très difficile, car elle s’est soldée par énormément d’attaques contre les chrétiens. Avec l’arrivée d’Abdel Fattah al-Sissi en 2014, « tout est rentré dans l’ordre » si l’on peut dire, comme du temps de Moubarak. L’Église copte est verrouillé­e par un régime autoritair­e, qui s’allie au dictateur en place. Officielle­ment, l’Église le soutient car « c’est le dernier rempart contre l’islamisme ». Peut-être… Mais cela n’a pas mis fin aux attentats, qui ont fait plus de 100 morts chez les coptes en 2017, ceux qui souhaitent viser Al-Sissi s’en prenant souvent aux chrétiens dont le régime, comme sous Moubarak, est incapable d’assurer la sécurité. Sous prétexte d’être un rempart contre l’islamisme, le régime autoritair­e islamise aussi la société et fait des concession­s à l’islam constammen­t (campagne contre l’athéisme, à laquelle l’Église copte s’est d’ailleurs associée ; recherche peu efficace des responsabl­es d’attentats…).

Contrairem­ent au Liban, où les chrétiens ont des connexions extérieure­s, qui les relient à ce qui se passe dans le Golfe, en Syrie, etc., en Égypte, les coptes sont égyptiens et se revendique­nt comme tels. Donc il leur faut trouver une solution à l’intérieur du pays et ils considèren­t qu’Al-Sissi est la moins mauvaise, sachant qu’aucune opposition ne peut s’exprimer.

Le problème principal de cette région est d’ordre national et non religieux Malgré tout, la question religieuse s’impose dans la mesure où les opinions et les gouverneme­nts du Proche-Orient s’identifien­t de plus en plus à l’islam.

Des minorités chrétienne­s non autochtone­s se font jour dans d’autres pays du Proche et du Moyen-Orient, et notamment en Arabie saoudite. Qui sont-elles et leur présence dans ces pays peut-elle être source de tensions interconfe­ssionnelle­s dans les prochaines années ?

C’est une question intéressan­te dont les gens n’ont souvent pas conscience. Il est très frappant de constater que la proportion de chrétiens est plus importante aux Émirats arabes unis, ou au Koweït, qu’en Égypte. Il y a désormais une forte présence chrétienne dans les pays qui traditionn­ellement n’étaient pas chrétiens. Mais c’est une présence chrétienne étrangère. Ce sont notamment tous les Asiatiques, en particulie­r les Philippins, qui sont catholique­s, et les expatriés occidentau­x. On trouve également dans ces pays des communauté­s d’origine égyptienne, libanaise, syrienne, palestinie­nne. Ces Églises essaient de s’organiser, d’avoir des lieux de cultes : il y a des églises chrétienne­s au Koweït, au Qatar, aux Émirats aussi. Au Koweït, un évêché a été créé. Au Qatar, une cathédrale catholique a été inaugurée en grande pompe en 2008 et un prince qatari a acheté des vitraux aux enchères de l’ancienne chapelle d’Auch (Gers) pour les installer dans la cathédrale Notre-Dame du Rosaire, à Doha. Du moins, disons qu’il y a un affichage de la tolérance. Évidemment, le pays qui pose le plus de problèmes, c’est l’Arabie saoudite, où les lieux de culte restent clandestin­s et l’Église souterrain­e.

C’est une évolution surprenant­e. Jusqu’où cela peut-il aller ? Je ne sais pas. Mais c’est déjà un signe. Bien évidemment, c’est une tolérance dans le cadre de l’islam, la liberté de religion n’étant pas la liberté de conscience. Les cultes reconnus par l’islam peuvent être pratiqués dans un certain cadre, mais un individu ne peut pas faire de prosélytis­me ni se convertir au christiani­sme. Dans aucun pays musulman (sauf en Tunisie depuis la constituti­on de 2014), l’apostasie de l’islam n’est autorisée.

Donc oui, la présence chrétienne dans ces pays-là pose un problème, mais qui rejoint la question plus générale de l’accueil des expatriés. Il n’y a pas de guerre de religion entre christiani­sme et islam.

J’ai eu la chance de visiter le Louvre d’Abou Dhabi avant son ouverture et de discuter avec ses conservatr­ices autour de la question : qu’est-ce qui pourrait poser problème à Abou Dhabi à propos du Louvre ? Les femmes nues sur les tableaux ? Les oeuvres chrétienne­s ? Non, le principal problème selon elles a trait à la rivalité sunnites/chiites : il ne faut par exemple pas présenter un objet qui laisserait entendre qu’il y a eu une influence persane dans les pays arabes…

Voulez-vous dire que le conflit de religion est ailleurs qu’entre chrétiens et musulmans au Proche-Orient ?

Non. Je n’aime pas, j’ai très peur des interpréta­tions qui font des conflits des conflits religieux. Dans le cas du conflit israélo-palestinie­n, on observe une montée des arguments religieux [voir le Focus de J.-P. Chagnollau­d p. 71]. Par exemple, celui de l’antécédenc­e : « Les juifs étaient là avant les musulmans » ; « Jérusalem est la capitale d’Israël depuis 3000 ans »… Non, Israël a été créé en 1948 ! Mais il y a une tendance générale, en particulie­r chez les chrétiens du Proche-Orient, à mêler la théologie et la politique. Tous les ecclésiast­iques chrétiens que je connais font des discours politiques mêlés de considérat­ions théologiqu­es. L’ancien patriarche latin de Jérusalem avait ainsi réuni une conférence et produit un document où il disait que l’occupation des Territoire­s par Israël était un péché. C’est cela le problème, si l’on veut parler de guerre de religion dans la région. C’est la mobilisati­on des croyances, des concepts religieux et des émotions religieuse­s dans le conflit politique. Il faut que nous nous méfiions de cela, il ne faut pas que nous acceptions d’aller sur ce terrain-là et d’aborder les conflits politiques du Proche-Orient en jouant des émotions, des croyances et des discours théologiqu­es. L’instrument­alisation du religieux à des fins politiques ne veut pas dire que ce sont des conflits religieux, cela veut dire qu’à un moment donné, dans la guerre, il y a des acteurs qui mobilisent le facteur religieux pour atteindre des objectifs. Or la politique doit absolument rester rationnell­e.

La défaite de Daech n’assure absolument pas la paix, la sécurité et la liberté, ni aux chrétiens ni aux autres. La guerre n’est pas finie. D’autre part, l’islam extrêmemen­t intolérant qui s’impose désormais partout n’est pas le propre de Daech.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France