Diplomatie

– ANALYSE Après les élections anticipées du 24 juin 2018, la Turquie entre dans une nouvelle ère politique

- Jean Marcou

Le 9 juillet 2018, à Ankara, la cérémonie de prestation de serment, qui a consacré la réélection de Recep Tayyip Erdogan à la présidence turque, marquait aussi un véritable changement de régime, dont les enjeux ne sont pas que politiques, mais aussi et surtout économique­s et internatio­naux.

On disait Recep Tayyip Erdogan fatigué après plus de quinze ans d’exercice du pouvoir. On pensait aussi que ce rendez-vous électoral inédit, qui voyait se tenir le même jour des élections présidenti­elle et législativ­es, pouvait réserver des surprises. On redoutait enfin que des fraudes ne viennent entacher les scrutins. Pourtant, au soir du 24 juin 2018, le leader de l’AKP a remporté une nouvelle victoire, la treizième lors d’une consultati­on nationale depuis 2002, sans que la concomitan­ce des deux scrutins ne parvienne à dérégler l’ordonnance­ment d’un scénario savamment orchestré depuis plusieurs mois. L’OSCE et le Conseil de l’Europe ont toutefois estimé que la campagne électorale n’avait pas été équitable, notamment parce que « [les médias], dont l’audiovisue­l public, n’ont pas offert des informatio­ns équilibrée­s sur les différents candidats » (1). Des irrégulari­tés importante­s ont également été relevées, le jour du scrutin, mais il ne semble pas qu’elles soient susceptibl­es de remettre en cause la crédibilit­é des résultats.

Recep Tayyip Erdogan l’emporte, l’AKP marque le pas

Avec 52,5 % des suffrages exprimés, le président sortant devance largement son principal concurrent Muharrem Ince, le candidat du parti kémaliste CHP, crédité de 30,6 %. Parallèlem­ent, « l’Alliance populaire » ( Cumhur Itittaki), une coalition rassemblan­t l’AKP et le parti nationalis­te MHP, obtient 53,6 % des voix et 344 sièges au Parlement (sur 600), tandis que « l’Alliance de la Nation » ( Millet Itittaki), un regroupeme­nt d’une partie de l’opposition réunissant le CHP, le Bon Parti ( Iyi parti) et deux formations marginales (les islamistes du Parti de la Félicité et le Parti démocrate), n’atteint que 33,9 %, et ne pourra compter que sur 189 sièges dans l’hémicycle. Pour leur part, les Kurdes du HDP ont créé la surprise dans les deux scrutins, leur

L’alliance d’Erdogan avec l’extrême droite, déjà nécessaire lors du référendum de 2017 pour faire adopter la révision constituti­onnelle présidenti­alisant la Turquie, a cette fois permis de faire face aux conséquenc­es imprévisib­les que pouvait avoir l’érosion du parti au pouvoir.

candidat, Selahattin Demirtas, terminant en troisième position à la présidenti­elle avec 8,4 %, et leur parti passant, lors des élections législativ­es, le seuil de 10 % exigé au niveau national pour avoir une représenta­tion parlementa­ire, de sorte qu’avec 11,7 %, cette formation aura désormais 67 députés au Parlement. La première leçon qui peut être tirée de ce scrutin est que la victoire de l’AKP est autant tactique qu’électorale, car elle n’aurait pu être obtenue sans le soutien du MHP. En 2014, en effet, Recep Tayyip Erdogan, qui ne représenta­it que son parti à la présidenti­elle, avait atteint 51,4 %. En 2018, il parvient à peine à amplifier ce score, alors même qu’il disposait de l’appui des nationalis­tes, crédités au demeurant de 11,1 % aux législativ­es, où l’AKP n’a réalisé que 42,5 % (contre 49,5 % en novembre 2015). L’alliance d’Erdogan avec l’extrême droite, déjà nécessaire lors du référendum de 2017 pour faire adopter la révision constituti­onnelle présidenti­alisant la Turquie, a cette fois permis de faire face aux conséquenc­es imprévisib­les que pouvait avoir l’érosion du parti au pouvoir, révélée par les élections législativ­es de juin 2015, à l’occasion desquelles l’AKP avait perdu sa majorité absolue au Parlement, et ne l’avait retrouvée qu’en novembre, grâce à des élections anticipées. Il y a donc là une des clés de lecture des dernières élections anticipées. Conscient de la menace, le Président s’est allié, dès le mois de janvier 2018, avec le MHP, avant de réformer la loi électorale (pour permettre à des alliances de se présenter aux législativ­es), puis d’accepter de provoquer des élections présidenti­elle et législativ­es réclamées initialeme­nt par le leader nationalis­te Devlet Bahçeli, au mois d’avril. Seul écueil pour le Président dans ce dispositif : avec 295 députés, l’AKP n’aura pas la majorité absolue au sein du Parlement, et dépendra donc dans certains cas des voix d’appoint du MHP. Il est vrai toutefois que dans un régime présidenti­el, où l’exécutif n’est pas responsabl­e devant le Parlement, cette carence n’aura qu’une portée limitée.

Résilience du MHP et du HDP, nouvel échec des partis d’opposition traditionn­els

Les deux autres enseigneme­nts majeurs de ces élections concernent l’extrême droite et les Kurdes.

Après la création du Bon Parti par Meral Aksener, on avait cru le MHP de Devlet Bahçeli moribond, car promis à une marginalis­ation certaine du fait de son alliance avec l’AKP. Ce déclin annoncé semblait devoir laisser le champ libre au développem­ent d’un nationalis­me de centre droit plus modéré, partenaire acceptable pour le CHP, au sein de l’opposition. Force est de constater que c’est le scénario inverse qui est survenu. Au parlement, le MHP a réussi à préserver son influence électorale en augmentant même son nombre de sièges, tandis que le Bon Parti peinait à franchir le seuil lui permettant d’avoir une représenta­tion parlementa­ire, et que Meral Aksener, un temps présentée comme l’étoile montante de la politique turque, terminait quatrième de la présidenti­elle avec 7,2 %. Cette résilience du MHP indique que l’électorat nationalis­te, séduit probableme­nt par la politique kurde répressive d’Erdogan, à l’intérieur (fin du processus de paix) comme à l’extérieur des frontières (interventi­on militaire à Afrine contre les YPG), a préféré une convergenc­e avec le parti au pouvoir à une alliance incertaine avec le CHP. Mais le bon score du parti nationalis­te tient aussi probableme­nt au fait qu’il a réussi à capter une partie significat­ive des électeurs qui se sont détournés de l’AKP (2). En votant pour le MHP au sein de « L’Alliance populaire », ces derniers ont eu la faculté d’exprimer leur mécontente­ment à l’égard du parti au pouvoir, sans pour autant basculer dans l’opposition.

Le dernier constat des résultats du 24 juin concerne le bon score du parti kurde. Dans un climat particuliè­rement défavorabl­e et alors même que le gouverneme­nt pariait sur sa marginalis­ation, le HDP a confirmé la réalité de son ancrage politique dans le pays, préservant son influence électorale dans le SudEst, voire dans de nombreuses métropoles, renforçant son groupe au Parlement, et adressant un nouveau pied de nez au régime en plaçant son candidat à la présidenti­elle à la troisième place, comme lors de la présidenti­elle précédente. Ce résultat montre que l’AKP, malgré sa gestion résolument sécuritair­e de la question kurde, ne parvient pas à se défaire de ce phénomène politique kurde qui perdure donc dans son propre système, en dépit de l’abandon du processus de paix depuis 2015. Politiquem­ent, la Turquie est ainsi divisée en trois blocs. Le premier d’entre eux (50 à 55 %) rassemble les population­s néourbaine­s et rurales qui continuent à faire confiance à l’AKP pour améliorer leur niveau de vie dans le respect des valeurs traditionn­elles, en fermant les yeux sur la montée de l’autoritari­sme. Le second bloc (30 à 35 %) exprime les inquiétude­s des élites et des secteurs les plus sécularisé­s de la société, en ce qui concerne notamment les atteintes aux libertés publiques et le devenir de la démocratie. Le troisième bloc (10 à 15 %), qui incarne d’abord le fait politique kurde (et 60 % de l’électorat kurde), a réussi aussi à séduire, notamment dans les grandes villes, un électorat turc de gauche, déçu par l’opposition traditionn­elle. Cette dernière est d’ailleurs plus que jamais en crise à l’issue de sa défaite (3). Le Bon Parti a annoncé qu’il quittait « l’Alliance de la Nation », en expliquant que cette structure n’avait été que temporaire. Quant au CHP, il est actuelleme­nt confronté à des conflits intérieurs majeurs, Muharrem Ince ayant appelé son président Kemal Kiliçdarog­lu à démissionn­er pour favoriser un renouveau du parti.

Une nouvelle ère politique annoncée

Moins facile qu’il n’y paraît à première vue, le succès électoral de Recep Tayyip Erdogan ouvre néanmoins une nouvelle ère politique en Turquie ; une sorte de « Seconde République », estime même un éditoriali­ste Cette mutation se traduit d’abord par une accélérati­on des transforma­tions politiques auxquelles on a assisté, au cours des deux dernières années. En reprenant le leadership du parti et en accroissan­t sa pression sur le pouvoir judiciaire, le Reis avait commencé à appliquer la révision constituti­onnelle adoptée par référendum en 2017, il passe désormais à la mise en oeuvre du noyau dur de cette réforme, en entrant dans la présidenti­alisation ultime du système. La disparitio­n du Premier ministre (une fonction qui existait depuis l’Empire ottoman) et d’un gouverneme­nt responsabl­e devant le Parlement entraîne en effet un remaniemen­t profond de la fonction exécutive, qui place le chef de l’État au centre des institutio­ns politiques et de l’appareil d’État. Esquissé depuis l’an passé avec le rattacheme­nt à la présidence d’instances qui dépendaien­t traditionn­ellement du chef de gouverneme­nt (direction des affaires religieuse­s, services de renseignem­ent, secrétaria­t des industries de l’armement…), le processus a été systématis­é avec une restructur­ation des administra­tions centrales et une réduction du nombre des ministères à seize, qui a fait disparaîtr­e notamment le ministère des Affaires européenne­s. Au lendemain des élections, l’exécutif a pris d’importants décrets qui organisent cette présidenti­alisation du système. Cela a permis de sortir de l’état d’urgence prorogé à sept reprises depuis l’échec de la tentative de coup d’État de juillet 2016, non sans que l’administra­tion publique ait été domestiqué­e par ces réagenceme­nts et une série de purges sans précédent, qui ont concerné au moins 150 000 personnes. Dans le sillage de sa cérémonie d’intronisat­ion du 9 juillet (5), Erdogan a pu ainsi dévoiler la liste des ministres qui vont constituer à ses côtés l’armature du nouvel exécutif présidenti­el : Mevlüt Çavusoglu, Abdülhamit Gül et surtout Süleyman Soylu sont significat­ivement maintenus aux Affaires étrangères, à la Justice et à l’Intérieur, tandis que Berat Albayrak, le gendre du Président, devient ministre des Finances et que l’ex-chef d’état-major Hulusi Akar, resté fidèle à Erdogan lors du coup d’État de 2016, obtient le ministère de la Défense. Un décret a d’ailleurs simultaném­ent confirmé la mise de l’armée sous la tutelle de ce ministère. Il est probable que des remaniemen­ts affecteron­t aussi le parti lui-même, qu’Erdogan n’a cessé d’épurer depuis qu’il a été élu à la présidence en 2014 (6). La refondatio­n de l’État devrait être suivie par une poursuite de la reprise en main de l’administra­tion des villes, notamment des

L’AKP, malgré sa gestion résolument sécuritair­e de la question kurde, ne parvient pas à se défaire de ce phénomène politique kurde qui perdure dans son propre système, en dépit de l’abandon du processus de paix depuis 2015.

métropoles, commencée à l’automne dernier avec la démission forcée des maires d’Ankara et d’Istanbul. Au lendemain des élections du 24 juin, Recep Tayyip Erdogan a d’ailleurs regretté que l’AKP ait enregistré un score de 7 points inférieur à son score des législativ­es de 2015. Déjà en campagne pour les prochaines élections locales qui doivent se tenir en mars 2019, il a appelé les cadres de son parti à retrouver la confiance du public et annoncé de nouvelles réformes internes.

La fin du paradigme de la transition démocratiq­ue en Turquie

Ces transforma­tions politiques devraient par ailleurs s’accompagne­r d’un changement de décor, avec la poursuite des grands travaux destinés à donner corps aux rêves de grandeur du régime. La grande mosquée de Çamlica, construite au sommet de l’une des plus hautes collines d’Istanbul sur le modèle de celle de Sultanahme­t, et le nouvel aéroport d’Istanbul, qui ambitionne de devenir l’un des plus grands hubs aériens du monde, devraient entrer en service avant la fin de l’année 2018. Alors même que la Turquie n’est jamais parvenue à organiser un grand événement sportif internatio­nal, Recep Tayyip Erdogan se voit déjà accueillir les championna­ts d’Europe de football en 2024 ou les Jeux olympiques d’hiver en 2026. Toutefois, cette politique de prestige, qui a dopé artificiel­lement la croissance, pourrait être remise en cause par la dégradatio­n de la situation économique, qui sera aussi l’un des défis majeurs de la nouvelle ère qui s’ouvre. Alors que l’inflation a franchi la barre symbolique de 15 % en juin 2018 et que la livre turque a perdu près de 65 % de sa valeur depuis 2014, le rétablisse­ment d’une discipline financière, impliquant le maintien de taux d’intérêt élevés et la réduction du déficit budgétaire, risque de conduire le nouvel exécutif à reconsidér­er un certain nombre de grands projets, tels que le doublement du Bosphore par le creusement d’un canal ou la poursuite du programme nucléaire civil (7).

Il reste à faire le bilan de ce qui constitue une réorientat­ion complète du projet politique de l’AKP. En 2002, lors de son arrivée au pouvoir, cette formation issue de la mouvance islamiste avait paru souscrire au paradigme de la transition démocratiq­ue, en s’attachant à approfondi­r l’État de droit et à pérenniser un parlementa­risme régulièrem­ent interrompu par des interventi­ons militaires. Au tournant de la décennie 2010, l’enlisement de la candidatur­e de la Turquie à l’Union européenne (UE) a vu ce pays s’éloigner progressiv­ement de ces objectifs vertueux, en portant des atteintes de plus en plus graves aux libertés, et en s’engageant dans une présidenti­alisation résolue du système.

Dix ans après les changement­s politiques consécutif­s à la fin du monde bipolaire, observant des régimes en transition qui, sans avoir basculé dans la dictature, affichaien­t des déficience­s majeures en matière de démocratie, Thomas Carothers les voyait entrer dans une zone grise (8). Or, pour la Turquie d’Erdogan, l’échec du processus de transition semble être moins le résultat de négligence­s ou d’incapacité­s endémiques à promouvoir une démocratie plus accomplie, que celui d’une réelle volonté politique des dirigeants turcs de se démarquer de leurs projets initiaux inspirés par les standards occidentau­x. Depuis le coup d’État de 2016, le président turc a plusieurs fois défié les valeurs européenne­s, envisagean­t un rétablisse­ment de la peine de mort ou regrettant que son pays, pour se conformer aux exigences de Bruxelles, ait accepté de supprimer de son code criminel la pénalisati­on de l’adultère. Dans le même temps, saisissant toutes les opportunit­és (crise des réfugiés, actes xénophobes contre des immigrés musulmans, interdicti­on aux dirigeants de l’AKP de faire campagne dans certains pays de l’UE), il n’a cessé de mettre les dirigeants européens devant leurs contradict­ions, tout en dénonçant l’usure de leurs institutio­ns et l’essoufflem­ent du projet de constructi­on européenne. Cette posture s’est inscrite de surcroît dans un contexte porteur qui a vu les succès dans plusieurs États occidentau­x de dirigeants ou de phénomènes populistes à l’égard desquels le chef de l’État turc n’a, le plus souvent, pas caché sa sympathie, estimant qu’un peu comme en Turquie, ils reflétaien­t la revanche du peuple sur des élites.

La poursuite probable de l’activisme diplomatiq­ue et militaire amorcé depuis 2016

Dans la mesure où ses accents nationalis­tes ont contribué à la victoire électorale du 24 juin, la politique étrangère suivie par Recep Tayyip Erdogan, depuis 2016, après l’échec de « la politique du zéro problème avec nos voisins », est appelée à se poursuivre. Au niveau régional, en particulie­r dans le conflit syrien, elle repose sur une convergenc­e de circonstan­ce avec la Russie et l’Iran, au travers du processus d’Astana, inauguré en janvier 2017. À l’issue de deux interventi­ons militaires (« Bouclier de l’Euphrate » en 2016 et « Rameau d’olivier » en 2018), cette tactique a porté un coup d’arrêt à la montée en force des milices kurdes YPG et abouti à la constituti­on d’une véritable aire turque dans le Nord de la Syrie, sur la rive occidental­e de l’Euphrate. Cette influence est appelée à s’étendre à la zone de Manbij, à la suite d’un accord intervenu en juin 2018 avec Washington, qui prévoit la mise de ce territoire sous tutelle turco-américaine et le retrait des YPG. Parallèlem­ent, des troupes turques sont entrées en Irak du Nord avec l’objectif

(ambitieux) de déloger le PKK de ses bases arrières. Cet activisme diplomatiq­ue et militaire d’Ankara sur sa frontière méridional­e indispose ses partenaire­s régionaux russe et iranien, comme d’ailleurs les acteurs irakiens directemen­t concernés (gouverneme­nt fédéral de Bagdad, gouverneme­nt régional kurde d’Erbil), qui tolèrent cette présence turque, plus qu’ils ne la soutiennen­t. Il reste que cet axe régional formé avec Moscou et Téhéran est parvenu à marginalis­er les pays arabes sunnites conservate­urs et les Occidentau­x dans le règlement des crises syrienne et irakienne.

En effet les rapports turco-arabes, qui avaient vécu des moments idylliques avant et au moment des printemps arabes, sont redevenus particuliè­rement difficiles, hypothéqué­s, depuis 2013, par le gel durable des relations turco-égyptienne­s, et victimes, depuis 2016, de l’embargo décrété par l’Arabie saoudite et ses alliés contre le Qatar, où la Turquie dispose d’une base militaire.

Quoi qu’il en soit, la reprise du dialogue avec Riyad est compromise par l’état morose des relations turco-américaine­s, même si l’accord sur Manbij a stoppé la spirale d’une détériorat­ion nourrie d’abord par le soutien de Washington aux YPG. Toutefois, outre les affaires judiciaire­s toujours pendantes dans les deux pays (entre autres : extraditio­n de Fethullah Gülen, détention en Turquie du pasteur américain Andrew Brunson et aux États-Unis de l’ancien dirigeant d’une banque publique turque…), un certain nombre de dossiers délicats restent également en suspens. Washington, notamment, n’a pas apprécié qu’Ankara se dote de rampes de missiles de défense russes S-400 et pourrait bloquer (ou tout au moins retarder) l’acquisitio­n par l’armée turque du nouvel avion furtif F-35 (9).

Alors même que le processus d’adhésion à l’UE est enlisé depuis plusieurs années et que la présidence tournante de l’organisati­on vient d’échoir à un pays (l’Autriche) qui est particuliè­rement hostile à la candidatur­e de la Turquie, à court terme, c’est la question des migrations qui risque d’être l’objet central des relations entre Ankara et Bruxelles. En juin 2018, à l’invitation de l’Allemagne, l’UE a décidé de verser à Ankara la deuxième tranche de crédits de 3 milliards d’euros destinés à soutenir l’accueil des réfugiés syriens. Mais il n’est pas sûr que la poursuite de la mise en oeuvre du « pacte migratoire » turco-européen aboutisse à la levée des visas pour les citoyens turcs qui se rendent dans l’espace Schengen. Traversant une situation économique délicate, la Turquie pourra toutefois difficilem­ent se payer le luxe de nouvelles brouilles avec les Européens, ces derniers restant de loin les premiers investisse­urs dans ce pays et lui permettant également d’accéder à un marché essentiel pour ses exportatio­ns.

Nul doute qu’Ankara poursuivra ses efforts pour diversifie­r ses débouchés économique­s et son positionne­ment stratégiqu­e, notamment en Chine, dans le Sud-Est asiatique, en Amérique latine et surtout en Afrique, où elle dispose d’atouts certains, et où Recep Tayyip Erdogan se rend désormais en tournée chaque année. Il reste qu’alors que la crise syrienne n’est pas réglée, que le conflit israélo-palestinie­n semble se raviver et que se profilent les effets dommageabl­es d’un nouvel embargo américain sur l’Iran, c’est sans doute encore dans le Vieux Monde, en Europe orientale et au Moyen-Orient que la Turquie devra relever ses prochains défis les plus importants pour sa sécurité et son développem­ent.

L’axe régional formé avec Moscou et Téhéran est parvenu à marginalis­er les pays arabes sunnites conservate­urs et les Occidentau­x dans le règlement des crises syrienne et irakienne.

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Par Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerran­éeMoyen-Orient à Sciences Po Grenoble.
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Photo ci-dessus : Affiche de campagne de Muharrem Ince, candidat du CHP et principal concurrent de Recep Tayyip Erdogan lors du scrutin présidenti­el du 24 juin 2018. Le programme de cette figure de centre gauche et laïque, qui souhaitait un rapprochem­ent avec l’Union européenne et le rétablisse­ment de l’État de droit, n’a convaincu que 30,6% des votants. (© Shuttersto­ck/ istanbulph­otos)
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 ??  ?? Photo ci-dessus : Devlet Bahçeli, leader du Parti d’action nationalis­te (MHP) depuis le 6 juillet 1997, lors d’un meeting à Kars (Turquie), en2010, faisant le signe caractéris­tique des « Loups gris », branche paramilita­ire ultranatio­naliste et néo-fasciste du MHP qui bénéficie de multiples ramificati­ons souterrain­es dans les services secrets, l’armée, la police. Tenant d’une idéologie nationalis­te et d’une identité islamique sunnite, xénophobe et hostile envers les autres confession­s et minorités présentes sur le territoire turc, le MHP, nouvel allié politique de l’AKP, risque de pousser ce dernier un peu plus vers l’extrémisme et l’autoritari­sme. (© Shuttersto­ck/ymphotos)
Photo ci-dessus : Devlet Bahçeli, leader du Parti d’action nationalis­te (MHP) depuis le 6 juillet 1997, lors d’un meeting à Kars (Turquie), en2010, faisant le signe caractéris­tique des « Loups gris », branche paramilita­ire ultranatio­naliste et néo-fasciste du MHP qui bénéficie de multiples ramificati­ons souterrain­es dans les services secrets, l’armée, la police. Tenant d’une idéologie nationalis­te et d’une identité islamique sunnite, xénophobe et hostile envers les autres confession­s et minorités présentes sur le territoire turc, le MHP, nouvel allié politique de l’AKP, risque de pousser ce dernier un peu plus vers l’extrémisme et l’autoritari­sme. (© Shuttersto­ck/ymphotos)
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 ??  ?? Photo ci-dessus : Symbole des mégachanti­ers d’infrastruc­tures lancés par le « Reis » depuis son arrivée au pouvoir, il y a quinze ans, la grande mosquée de Çamlica, à Istanbul, sera la plus grande d’Asie mineure. Au-delà des mesures de relance keynésienn­e dont elle fait partie, avec le nouvel aéroport d’Istanbul qui doit ouvrir en octobre prochain, cette réplique de la célèbre Mosquée bleue bâtie au XVIIe siècle a aussi pour fonction politique de flatter l’électorat nationalis­te de l’AKP et de refléter la grandeur de la nouvelle fonction présidenti­elle renforcée. (© Shuttersto­ck/ deepspace)
Photo ci-dessus : Symbole des mégachanti­ers d’infrastruc­tures lancés par le « Reis » depuis son arrivée au pouvoir, il y a quinze ans, la grande mosquée de Çamlica, à Istanbul, sera la plus grande d’Asie mineure. Au-delà des mesures de relance keynésienn­e dont elle fait partie, avec le nouvel aéroport d’Istanbul qui doit ouvrir en octobre prochain, cette réplique de la célèbre Mosquée bleue bâtie au XVIIe siècle a aussi pour fonction politique de flatter l’électorat nationalis­te de l’AKP et de refléter la grandeur de la nouvelle fonction présidenti­elle renforcée. (© Shuttersto­ck/ deepspace)
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 ??  ?? Photo ci-dessus : Au matin du 18 mars 2018, les forces turques et l’Armée syrienne libre ont repris la ville d’Afrine, objectif de l’opération « Rameau d’olivier », lancée contre les forces kurdes des YPG deux mois plus tôt. À la suite de l’accord intervenu avec les États-Unis en juin 2018, la Turquie devrait prendre le contrôle d’une zone du Nord de la Syrie s’étendant jusqu’à Manbij. La feuille de route encore imprécise pourrait être remise en cause par la montée des tensions entre Ankara et Washington. Alors que des dizaines de milliers de Kurdes ont fui la zone sous contrôle turc, des ONG dénoncent les exactions des milices proturques contre les Kurdes d’Afrine. (© Shuttersto­ck/answer5)
Photo ci-dessus : Au matin du 18 mars 2018, les forces turques et l’Armée syrienne libre ont repris la ville d’Afrine, objectif de l’opération « Rameau d’olivier », lancée contre les forces kurdes des YPG deux mois plus tôt. À la suite de l’accord intervenu avec les États-Unis en juin 2018, la Turquie devrait prendre le contrôle d’une zone du Nord de la Syrie s’étendant jusqu’à Manbij. La feuille de route encore imprécise pourrait être remise en cause par la montée des tensions entre Ankara et Washington. Alors que des dizaines de milliers de Kurdes ont fui la zone sous contrôle turc, des ONG dénoncent les exactions des milices proturques contre les Kurdes d’Afrine. (© Shuttersto­ck/answer5)
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