– ANALYSE Cameroun : la paix introuvable dans les zones anglophones
Le sentiment de marginalisation ressenti par la minorité anglophone camerounaise, non pris en compte par la majorité francophone qui tend à s’accaparer pouvoir et richesses depuis la réunification du Cameroun en 1961, nourrit depuis 2016 un soulèvement sécessionniste armé qui remet en cause la stabilité et l’intégrité territoriale du pays.
Le « problème anglophone » est devenu une question cruciale pour l’État du Cameroun, soucieux de forger et de consolider un État-nation uni dans sa diversité multiethnique et multiculturelle provenant d’un double héritage colonial (franco-britannique). Cette unité, sans cesse affichée par les élites politiques et inscrite dans la Constitution du pays, fait ici allusion au respect des différences et des identités, au respect des valeurs, au vivre-ensemble harmonieux, et à l’intégration nationale. Dans la réalité camerounaise, la dichotomie entre le discours et la pratique politique remet dans l’espace public la problématique de l’unité nationale, qui débouche aujourd’hui sur des contestations multiformes de la part des anglophones contre le régime du président Paul Biya. Ces populations des zones anglophones du Cameroun (NordOuest et Sud-Ouest) dénoncent la « francophonisation », la « francisation », la « stigmatisation » et la « discrimination » de leur communauté. Les revendications anglophones viennent ébranler l’unité nationale camerounaise alors que le système politique verrouillé, où le renouvellement des élites est inexistant et la corruption endémique, cherche à le maintenir en
hibernation. Ainsi, depuis octobre 2016, la « question anglophone » s’est transformée en une « révolte anglophone » (1) dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest où une menace sécessionniste plane sur l’État camerounais (2).
La dimension historique du « problème anglophone »
Ce problème remonte au début des années 1960, quand les élites politiques de deux territoires administrés différemment par la France et le Royaume-Uni (à la suite de l’octroi par la Société des Nations – SDN – de deux mandats divisant le Cameroun, le 20 juillet 1922), tombent d’accord pour former un État fédéral. Les 11 et 12 février 1961, l’Organisation des Nations Unies organise tout d’abord séparément des plébiscites sur les
Le « problème anglophone » est devenu une question cruciale pour l’État du Cameroun, soucieux de forger et de consolider un Étatnation uni dans sa diversité multiethnique et multiculturelle provenant d’un double héritage colonial.
deux territoires du Cameroun britannique : le Northern Cameroons et le Southern Cameroons. Le choix des populations du premier se porte sur le rattachement à la fédération nigériane (à 60 %) tandis qu’au Southern Cameroons, le choix pour le rattachement à la République du Cameroun indépendante est préféré (à 70 %). Dans la suite logique des choses, la réunification du 1er octobre 1961 voit la création de la République fédérale du Cameroun regroupant deux États fédérés : le Cameroun occidental (anglophone, ex-Southern Cameroons) et le Cameroun oriental (francophone). Mais c’est précisément la façon dont s’est déroulé ce jeu électoral qui constitue encore et toujours le noeud gordien de ce « problème anglophone ». Du 26 au 28 juin 1961, une conférence est organisée à Bamenda entre les représentants du Cameroun occidental et ceux de la République du Cameroun pour arrêter une constitution fédérale en prélude à la conférence constitutionnelle de Foumban. Il s’agit d’une conférence inter-partis appelée « All Party Constitutional Conference » convoquée par John Ngu Foncha, alors Premier ministre de la partie occidentale du Cameroun, afin que tous les leaders politiques anglophones ne se rendent pas en rangs dispersés à la conférence de Foumban.
Les sujets à l’ordre du jour portent sur la Constitution, l’éducation, la justice, les langues officielles, etc. Ils adoptent après consensus un projet de constitution calqué sur le modèle anglo-saxon. Or, Foncha a omis de présenter aux différentes délégations des partis politiques présents à cette réunion le projet de constitution rédigé par le pouvoir central de Yaoundé et qui lui avait été remis par le président Ahmadou Ahidjo au mois de mai 1961. Lors des pourparlers de la conférence de Foumban qui se tiennent du 17 au 27 juillet 1961 dans la ville de Foumban, des divergences de points de vue entre le Cameroun oriental et occidental sont visibles. Amadou Ahidjo souhaite que les deux entités forment un État unitaire centralisé : la fédération n’étant qu’une étape devant conduire à l’État unitaire. Foncha, n’ayant pas obtenu de converger vers une confédération, envisage que les travaux aillent dans le sens d’une fédération dans laquelle le Southern Cameroons bénéficierait d’une autonomie relative. Le camp Foncha n’ayant pas examiné le projet de constitution proposé par le pouvoir de Yaoundé, en raison de l’omission de Foncha lors du consensus de Bamenda, le projet constitutionnel d’Ahidjo s’impose alors comme base des discussions, reléguant ainsi au second plan les conclusions de la précédente conférence inter-partis des anglophones. In fine, c’est la fédération telle que proposée par Ahmadou Ahidjo qui est validée avec comme principes fondateurs un système fédéral regroupant deux États fédérés, le Cameroun oriental ayant pour siège Yaoundé et le Cameroun occidental Buea.
La capitale de la république fédérale se trouve à Yaoundé et le président du Cameroun oriental devient le président fédéral, tandis que le Premier ministre du Cameroun occidental devient le vice-président fédéral. Les élections à l’assemblée nationale doivent être différentes de celles des assemblées des États fédérés. Les élections du président de la République fédérale doivent se faire au suffrage universel par l’ensemble des populations des deux États. La suite des négociations aboutit à une constitution rédigée du futur État du Cameroun et à son adoption par les deux parties.
Alors que les anglophones voudraient voir réellement appliqué le fédéralisme prévu par les accords de Foumban, voire un fédéralisme moins centralisé, le président Ahidjo obtient par référendum en mai 1972 la suppression du fédéralisme, et la création d’un Cameroun unifié au terme d’un scrutin dont la régularité est contestée. Cette initiative participait d’une volonté du pouvoir, largement encouragée par Paris, d’enlever
tout pouvoir local aux hommes politiques anglophones, de contrôler les ressources de leurs régions – une nappe de pétrole venant d’être découverte au Cameroun occidental – et d’éviter toute menace séparatiste. Il en est de même en 1984 lorsque, deux ans après avoir remplacé Ahmadou Ahidjo, le président Paul Biya décide de modifier la Constitution en supprimant l’adjectif « Unie » pour revenir à l’appellation « République du Cameroun ». Face à ces violations flagrantes du contrat politique de Foumban, toute expression contestataire par les Anglophones a été systématiquement étouffée, grâce à un arsenal législatif répressif voté en 1962 et 1972.
Stigmatisation et exclusion identitaire
Contrairement aux attentes identitaires et autonomistes des anglophones, les différentes réformes institutionnelles se sont révélées n’être que des phases transitoires en vue de l’intégration totale de la région anglophone dans un État francophone fortement centralisé. Cette situation a fait grandir chez les anglophones le sentiment d’être marginalisés, exploités, exclus et assimilés par un État dominé par les francophones. Ils se plaignent aussi de la marginalisation de leurs traditions politiques héritées de l’époque britannique : relative liberté de la presse, indépendance judiciaire, possibilité d’interpeller les élus et le gouvernement, franchises universitaires, sensibilité aux droits de l’homme. L’occupation du poste de Premier ministre par un anglophone depuis 1992, censée ramener un semblant d’équilibre régional au sein de l’exécutif, n’a pas apaisé les tensions, car celui-ci n’a pas pour autant disposé d’une marge de manoeuvre réelle dans son action. Le bilinguisme officiel s’est fourvoyé dans plusieurs travers que résume François Sa’ah Guimatsia : « La loi du nombre a conféré la prééminence au français, malgré les dispositions constitutionnelles assurant une égale valeur aux deux langues officielles ; la promotion du bilinguisme est restée minimale et juste scolaire, au lieu d’être systématique et portée par des lois linguistiques sectorielles comme en Afrique du Sud ; le bilinguisme est finalement resté assez déséquilibré dans le pays parce qu’il ne s’appuie pas toujours sur le biculturalisme, étant donné que les individus, les institutions et même les autorités le considèrent juste comme souhaitable mais non obligatoire » (3). La plupart des agents ou fonctionnaires affectés dans ces régions anglophones ne s’expriment d’ailleurs qu’en français, ce qui crée des frustrations chez les anglophones et un complexe de supériorité des francophones vis-à-vis des anglophones. Il faut aussi noter que le fléau du tribalisme, du népotisme, de la corruption, l’absence d’égalité des chances dans l’accès aux emplois publics et mêmes privés et la tendance à ne pas tenir compte du sous-système d’éducation anglophone dans les concours administratifs cristallisent les tensions et les velléités dans ces zones anglophones. Au bout du compte, les anglophones sont socialement comprimés et pratiquement marginalisés, et ne peuvent donc ni enrichir ni impacter le système culturel dominant au Cameroun, d’où leur sentiment d’assimilation pure et simple par les francophones. L’amorce de la libéralisation politique à la fin des années 1980 a permis notamment aux minorités anglophones de tracer des lignes de dissonances, d’afficher leur désaccord, de manifester, de contester l’État. Dès 1990, les revendications anglophones portant sur la forme de l’État ont surgi au grand jour. De nombreuses associations apparaissent alors, à l’instar du Free West Cameroon Movement (FWCM) et de l’Ambazonia Movement de Fon Gorgi Dinka qui prônent la sécession ; ainsi que des groupes de pression, dont le Cameroon Anglophone Movement (CAM) et le All Anglophone Congress (AAC) qui prônent le retour au fédéralisme. La vigueur des revendications motivées par l’émergence du Social Democratic Front (SDF) de John Fru Ndi à Bamenda (chef-lieu du Nord-Ouest), le principal parti politique d’opposition, encore renforcée par les pressions internationales, conduisent le régime de Paul Biya à se soumettre au jeu de la Tripartite qui s’ouvre au palais des congrès de Yaoundé le 30 octobre 1991. Cette conférence gouvernement-opposition-société civile est destinée à définir le cadre électoral et l’accès aux médias publics. La forme de l’État est réinterrogée : les idées de retour au fédéralisme sont émises ; les uns parlent de fédéralisme à deux États fédérés, les autres défendent une fédération à dix États ; le conservatisme du régime Biya penche pour le maintien du statu quo. Pour démêler l’écheveau, une solution médiane est adoptée : le Cameroun sera un État unitaire décentralisé. Cette décision politique
Contrairement aux attentes identitaires et autonomistes des anglophones, les différentes réformes institutionnelles se sont révélées n’être que des phases transitoires en vue de l’intégration totale de la région anglophone dans un État francophone fortement centralisé.
trouve sa consécration juridique dans la révision constitutionnelle de 1996. Dans cette constitution, les anglophones sont officiellement reconnus comme une minorité qu’il faut protéger et prendre en compte dans la gestion politico-administrative de l’État. Mais plus de vingt ans après, la décentralisation tant attendue n’a toujours pas vu le jour.
L’aggravation du « problème anglophone » et ses conséquences
La minorité anglophone affirme même que sa situation s’est aggravée, et cela, dans presque tous les domaines de la construction de l’État. En novembre 2016, à Bamenda (NordOuest du Cameroun), les avocats d’obédience anglophone lancent une grève contre l’État. Ils revendiquent, depuis une décennie, la traduction en anglais du code CIMA (Conférence interafricaine des marchés d’assurances) et des traités OHADA (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires). Ils critiquent également la francophonisation des juridictions de la common law, qui se traduit par l’affectation en zone anglophone de magistrats francophones ne maîtrisant ni la common law, ni l’anglais, et par l’affectation de notaires, alors que cette fonction est exercée par les avocats dans le système de la common law. Une semaine plus tard, les enseignants anglophones se mobilisent et se mettent en grève à leur tour. Ils dénoncent le recrutement des enseignants francophones dans une région où le système éducatif est anglosaxon. Dans la foulée de ces revendications, les populations descendent dans la rue, les leaders à la tête de cette contestation populaire critiquent plus largement la marginalisation des anglophones et en appellent au retour du fédéralisme.
Le refus du régime de Yaoundé de dialoguer et l’arrestation de quelques manifestants et leaders légitimes des organisations de la société civile anglophone réunies au sein du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC) – comme l’avocat Barrister Nkongho Felix Agbor-Balla, l’avocat général près la Cour suprême Paul Ayah Abine, le journaliste Mancho Che Bibixy, le docteur Fontem Neba et le professeur Chia Ateh –, à même de négocier avec le gouvernement, vont jeter de l’huile sur le feu. Les manifestations vont s’étendre du Nord-Ouest au Sud-Ouest, générant de vastes mouvements de désobéissance civile et insurrectionnels. Ces manifestations vont également s’étendre au-delà des frontières camerounaises, drainant une partie de la diaspora anglophone fortement implantée à l’étranger qui opte pour la sécession et revendique plus que jamais la création d’une nouvelle entité politique sous le nom de « Federal State of Ambazonia » : des actes de violence seront commis dans les ambassades du Cameroun et contre les émissaires du gouvernement camerounais envoyés pour ouvrir le dialogue. Julius Sisiku Ayuk Tabe, ancien ingénieur en informatique à AES-Sonel Cameroun, qui était en exil aux USA, s’autoproclame en juillet 2017 président de l’Ambazonie et installe son gouvernement à l’étranger, avant d’être arrêté au Nigéria le 5 janvier 2018 et transféré au Cameroun.
L’hypothétique gouvernement ambazonien a pu être une interface efficace à l’international, mais il n’a réussi à établir ni autorité territoriale, ni relations étroites entre les divers acteurs d’une insurrection qui s’est réalisée au travers de mobilisations locales autonomes.
La brutalité des forces de l’ordre envoyées dans les régions anglophones va accentuer les tensions avec les populations. La rapide militarisation de la répression des contestataires va précipiter l’émergence d’une résistance armée qui n’a pu échapper à sa prise en otage par des seigneurs de guerre en tout genre. Tout comme le président Ahidjo, le président Biya a préféré minimiser cette crise devenue incontrôlable, accusant le mouvement anglophone de terrorisme et lui reprochant de rechercher la sécession des deux régions anglophones au mépris du dialogue et de la négociation. Pour lui, la forme de l’État du Cameroun est non discutable car elle résulte d’un vote massif et libre du peuple camerounais en 1972. Assimilant fédéralisme et sécession, il tente de discréditer les arguments anglophones et préfère concéder un certain degré de décentralisation sur la base des dix régions existantes. Un ministère de la Décentralisation et du Développement local est ainsi créé le 2 mars 2018. Mais les anglophones n’ont que faire de la décentralisation qui n’a jamais été effective pendant les 36 ans de règne du président Biya et persistent dans leur revendication par la voie des armes.
L’impuissance des autorités au miroir des sécessionnistes anglophones
Tirant profit de ce mécontentement, les groupes armés se sont installés dans le paysage politique. Leurs effectifs sont principalement issus des couches sociales les plus vulnérables, ayant abandonné leurs activités de « petits métiers » ou d’étudiants, voire d’élèves, pour prendre le maquis. On y retrouve également des militaires et policiers déserteurs apportant leurs connaissances opérationnelles à la cause anglophone. Selon plusieurs sources, toutes ces catégories confondues se compteraient par centaines, mais le chiffre exact reste indéterminé. Le recrutement dépasse les frontières du pays, intégrant certains combattants du delta du Niger (au Nigéria), aux revendications proches de celles des anglophones du Cameroun. Pour l’instant, aucune déclaration officielle n’a été faite de la part de ces mercenaires quant à leur présence et leur réelle motivation dans ces zones anglophones. Leurs équipements de combat sont constitués d’armes artisanales (des fusils de chasse traditionnels ou modernes), de couteaux, de machettes, d’arcs et de flèches. Ils possèdent par ailleurs des armes plus sophistiquées (pistolets, kalachnikovs) récupérées lors d’attaques de postes de police ou de gendarmerie, ou encore sur des soldats
Tout comme le président Ahidjo, le président Biya a préféré minimiser cette crise devenue incontrôlable, accusant le mouvement anglophone de terrorisme et lui reprochant de rechercher la sécession des deux régions anglophones au mépris du dialogue et de la négociation.
et policiers décédés ou kidnappés, mais aussi achetées dans des circuits illicites sur les marchés locaux.
L’hypothétique gouvernement ambazonien, formé dans la précipitation par des élites anglophones de la diaspora ou transfuges du régime, a pu être une interface efficace à l’international, obtenant reconnaissances et soutiens étrangers des instances internationales comme l’ONU et des pays comme les États-Unis. Mais il n’a réussi à établir ni autorité territoriale, ni relations étroites entre les divers acteurs d’une insurrection qui s’est réalisée au travers de mobilisations locales autonomes. La situation sur le terrain est donc celle d’une diversité de légitimités qui se concurrencent, s’enchevêtrent et se recoupent. Elle recouvre des réalités différentes et des groupes dont les motivations, la structure et l’expérience militaire (combattante) sont diverses. À côté du Southern Cameroons Ambazonia Governing Council, qui, depuis les années 1990, était le principal groupe sécessionniste, de nombreux groupuscules se sont formés aux marges. Ces bandes armées qui prétendent agir pour le compte de l’Ambazonie reflètent parfois des positionnements ambigus – des grands bandits, des voleurs, des justiciers, des contrebandiers, des trafiquants se retrouvant au côté des vrais partisans de la rébellion anglophone. Cela explique la difficulté des armées camerounaises à les neutraliser malgré la prise de certaines dispositions tactiques, le déploiement des effectifs (soldats et policiers) dans les régions anglophones du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ces combattants sécessionnistes mènent depuis des mois une résistance féroce à une armée camerounaise dépêchée sur un terrain dont elle connaît mal la géographie.
Les zones de haute montagne, de marais et de forêts denses qui entourent les régions anglophones sont des zones de repli pour les rebelles. Il en est de même des zones de frontière terrestre, dont celle avec le Nigéria, qui revêt un intérêt particulier du fait qu’elle sert de refuge et de route d’approvisionnement. Les combattants ambazoniens profitent de cet avantage pour mener un combat de guérilla, tendant des embuscades et menant des attaques spontanées contre les forces de l’ordre. Cette guérilla s’accompagne d’une forme militaire plus offensive, combattant la force publique dans les zones rurales et s’implantant, sous forme de milices, dans les quartiers populaires des villes-champignons des deux régions anglophones. Elle entend désormais contrôler militairement des territoires et des populations, tout en se construisant une nouvelle légitimité politique par le chantage à la terreur sur les populations de ces zones. Très efficace, la stratégie de nuisance des sécessionnistes a contribué pour une grande part à l’insécurité et à l’instabilité des régions anglophones. Pour autant, aucune reconstruction étatique n’est possible sans l’association des insurgés qui ont joué le rôle d’accoucheurs. Leur intégration à la table des négociations apparaît comme une condition nécessaire pour ramener la paix et éloigner le risque de scission du pays.
Réconcilier les légitimités, la seule issue possible
Face à la résurgence du « problème anglophone », le dialogue et la négociation restent la seule issue possible. Mais le régime de Yaoundé a laissé la situation se détériorer, pariant sur un épuisement de la mobilisation, alternant répression violente et concessions cosmétiques comme la création de la Commission nationale pour la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme (CNPBM) le 23 janvier 2017 ou la mise sur pied du Plan d’assistance humanitaire pour les régions anglophones le 20 juin 2018. Sur le terrain, aucun leader à la tête des combattants sécessionnistes ne paraît légitime et crédible pour parler au nom de tous les anglophones du Nord-Ouest au Sud-Ouest et même ceux de la diaspora. Or, les populations sont à bout ; les activités commerciales ou agro-pastorales sont parfois complètement suspendues tandis que les enfants sont privés d’école. Les réfugiés passés au Nigéria pour échapper aux atrocités de l’armée ou aux exactions des milices attendent impatiemment de pouvoir retourner dans leurs villages. Le régime de M. Biya et son gouvernement sont donc dos au mur, à quelques mois de l’échéance présidentielle (prévue le 7 octobre 2018). Les tenants d’une ligne dure dominent les institutions politiques et la société civile, excluant tout dialogue sur le fédéralisme, ou même sur la décentralisation. Les plus modérés estiment, quant à eux, que la solution réside dans une décentralisation effective, voire un fédéralisme à dix États. Néanmoins, ils n’osent pas le dire publiquement, car ils n’ont pas suffisamment d’influence et craignent d’être marginalisés et considérés comme des soutiens de la contestation.
Chaque camp se prévaut d’une légitimité exclusive et excluant l’autre, sans que la force ait pu trancher sur le terrain. La mission d’écoute des populations effectuée par la CNPBM a fait ressortir l’immensité du défi à relever pour résoudre le problème anglophone. Les requêtes et les recommandations faites à l’encontre du gouvernement par les populations de ces deux régions ont été nombreuses et questionnent la forme de l’État et la gouvernance au Cameroun. Pour ces populations, la solution fédérale reste la seule voie pour mettre fin à la crise anglophone, car elle permettrait de régulariser des acquis communautaires tout en instituant des mécanismes clairs de gouvernance de l’espace commun aux différentes communautés. En offrant un cadre protecteur aux communautés, un système fédéral serait plus susceptible d’agir dans le sens d’une plus grande démocratie au sein de chaque entité. À un niveau individuel, la régionalisation de l’administration pourrait permettre d’affranchir des pans entiers de la population de la mauvaise gouvernance en assurant une gestion plus locale, et donc peut-être plus transparente, des ressources. Tel serait le chemin critique à explorer pour bâtir un ordre politique viable au Cameroun entre anglophones et francophones, condition d’un développement économique et social cohérent et prospère.
Le régime de Yaoundé a laissé la situation se détériorer, pariant sur un épuisement de la mobilisation, alternant répression violente et concessions cosmétiques.