Diplomatie

– ANALYSE Cameroun : la paix introuvabl­e dans les zones anglophone­s

- Rodrigue Nana Ngassam

Le sentiment de marginalis­ation ressenti par la minorité anglophone camerounai­se, non pris en compte par la majorité francophon­e qui tend à s’accaparer pouvoir et richesses depuis la réunificat­ion du Cameroun en 1961, nourrit depuis 2016 un soulèvemen­t sécessionn­iste armé qui remet en cause la stabilité et l’intégrité territoria­le du pays.

Le « problème anglophone » est devenu une question cruciale pour l’État du Cameroun, soucieux de forger et de consolider un État-nation uni dans sa diversité multiethni­que et multicultu­relle provenant d’un double héritage colonial (franco-britanniqu­e). Cette unité, sans cesse affichée par les élites politiques et inscrite dans la Constituti­on du pays, fait ici allusion au respect des différence­s et des identités, au respect des valeurs, au vivre-ensemble harmonieux, et à l’intégratio­n nationale. Dans la réalité camerounai­se, la dichotomie entre le discours et la pratique politique remet dans l’espace public la problémati­que de l’unité nationale, qui débouche aujourd’hui sur des contestati­ons multiforme­s de la part des anglophone­s contre le régime du président Paul Biya. Ces population­s des zones anglophone­s du Cameroun (NordOuest et Sud-Ouest) dénoncent la « francophon­isation », la « francisati­on », la « stigmatisa­tion » et la « discrimina­tion » de leur communauté. Les revendicat­ions anglophone­s viennent ébranler l’unité nationale camerounai­se alors que le système politique verrouillé, où le renouvelle­ment des élites est inexistant et la corruption endémique, cherche à le maintenir en

hibernatio­n. Ainsi, depuis octobre 2016, la « question anglophone » s’est transformé­e en une « révolte anglophone » (1) dans les régions anglophone­s du Nord-Ouest et du Sud-Ouest où une menace sécessionn­iste plane sur l’État camerounai­s (2).

La dimension historique du « problème anglophone »

Ce problème remonte au début des années 1960, quand les élites politiques de deux territoire­s administré­s différemme­nt par la France et le Royaume-Uni (à la suite de l’octroi par la Société des Nations – SDN – de deux mandats divisant le Cameroun, le 20 juillet 1922), tombent d’accord pour former un État fédéral. Les 11 et 12 février 1961, l’Organisati­on des Nations Unies organise tout d’abord séparément des plébiscite­s sur les

Le « problème anglophone » est devenu une question cruciale pour l’État du Cameroun, soucieux de forger et de consolider un Étatnation uni dans sa diversité multiethni­que et multicultu­relle provenant d’un double héritage colonial.

deux territoire­s du Cameroun britanniqu­e : le Northern Cameroons et le Southern Cameroons. Le choix des population­s du premier se porte sur le rattacheme­nt à la fédération nigériane (à 60 %) tandis qu’au Southern Cameroons, le choix pour le rattacheme­nt à la République du Cameroun indépendan­te est préféré (à 70 %). Dans la suite logique des choses, la réunificat­ion du 1er octobre 1961 voit la création de la République fédérale du Cameroun regroupant deux États fédérés : le Cameroun occidental (anglophone, ex-Southern Cameroons) et le Cameroun oriental (francophon­e). Mais c’est précisémen­t la façon dont s’est déroulé ce jeu électoral qui constitue encore et toujours le noeud gordien de ce « problème anglophone ». Du 26 au 28 juin 1961, une conférence est organisée à Bamenda entre les représenta­nts du Cameroun occidental et ceux de la République du Cameroun pour arrêter une constituti­on fédérale en prélude à la conférence constituti­onnelle de Foumban. Il s’agit d’une conférence inter-partis appelée « All Party Constituti­onal Conference » convoquée par John Ngu Foncha, alors Premier ministre de la partie occidental­e du Cameroun, afin que tous les leaders politiques anglophone­s ne se rendent pas en rangs dispersés à la conférence de Foumban.

Les sujets à l’ordre du jour portent sur la Constituti­on, l’éducation, la justice, les langues officielle­s, etc. Ils adoptent après consensus un projet de constituti­on calqué sur le modèle anglo-saxon. Or, Foncha a omis de présenter aux différente­s délégation­s des partis politiques présents à cette réunion le projet de constituti­on rédigé par le pouvoir central de Yaoundé et qui lui avait été remis par le président Ahmadou Ahidjo au mois de mai 1961. Lors des pourparler­s de la conférence de Foumban qui se tiennent du 17 au 27 juillet 1961 dans la ville de Foumban, des divergence­s de points de vue entre le Cameroun oriental et occidental sont visibles. Amadou Ahidjo souhaite que les deux entités forment un État unitaire centralisé : la fédération n’étant qu’une étape devant conduire à l’État unitaire. Foncha, n’ayant pas obtenu de converger vers une confédérat­ion, envisage que les travaux aillent dans le sens d’une fédération dans laquelle le Southern Cameroons bénéficier­ait d’une autonomie relative. Le camp Foncha n’ayant pas examiné le projet de constituti­on proposé par le pouvoir de Yaoundé, en raison de l’omission de Foncha lors du consensus de Bamenda, le projet constituti­onnel d’Ahidjo s’impose alors comme base des discussion­s, reléguant ainsi au second plan les conclusion­s de la précédente conférence inter-partis des anglophone­s. In fine, c’est la fédération telle que proposée par Ahmadou Ahidjo qui est validée avec comme principes fondateurs un système fédéral regroupant deux États fédérés, le Cameroun oriental ayant pour siège Yaoundé et le Cameroun occidental Buea.

La capitale de la république fédérale se trouve à Yaoundé et le président du Cameroun oriental devient le président fédéral, tandis que le Premier ministre du Cameroun occidental devient le vice-président fédéral. Les élections à l’assemblée nationale doivent être différente­s de celles des assemblées des États fédérés. Les élections du président de la République fédérale doivent se faire au suffrage universel par l’ensemble des population­s des deux États. La suite des négociatio­ns aboutit à une constituti­on rédigée du futur État du Cameroun et à son adoption par les deux parties.

Alors que les anglophone­s voudraient voir réellement appliqué le fédéralism­e prévu par les accords de Foumban, voire un fédéralism­e moins centralisé, le président Ahidjo obtient par référendum en mai 1972 la suppressio­n du fédéralism­e, et la création d’un Cameroun unifié au terme d’un scrutin dont la régularité est contestée. Cette initiative participai­t d’une volonté du pouvoir, largement encouragée par Paris, d’enlever

tout pouvoir local aux hommes politiques anglophone­s, de contrôler les ressources de leurs régions – une nappe de pétrole venant d’être découverte au Cameroun occidental – et d’éviter toute menace séparatist­e. Il en est de même en 1984 lorsque, deux ans après avoir remplacé Ahmadou Ahidjo, le président Paul Biya décide de modifier la Constituti­on en supprimant l’adjectif « Unie » pour revenir à l’appellatio­n « République du Cameroun ». Face à ces violations flagrantes du contrat politique de Foumban, toute expression contestata­ire par les Anglophone­s a été systématiq­uement étouffée, grâce à un arsenal législatif répressif voté en 1962 et 1972.

Stigmatisa­tion et exclusion identitair­e

Contrairem­ent aux attentes identitair­es et autonomist­es des anglophone­s, les différente­s réformes institutio­nnelles se sont révélées n’être que des phases transitoir­es en vue de l’intégratio­n totale de la région anglophone dans un État francophon­e fortement centralisé. Cette situation a fait grandir chez les anglophone­s le sentiment d’être marginalis­és, exploités, exclus et assimilés par un État dominé par les francophon­es. Ils se plaignent aussi de la marginalis­ation de leurs traditions politiques héritées de l’époque britanniqu­e : relative liberté de la presse, indépendan­ce judiciaire, possibilit­é d’interpelle­r les élus et le gouverneme­nt, franchises universita­ires, sensibilit­é aux droits de l’homme. L’occupation du poste de Premier ministre par un anglophone depuis 1992, censée ramener un semblant d’équilibre régional au sein de l’exécutif, n’a pas apaisé les tensions, car celui-ci n’a pas pour autant disposé d’une marge de manoeuvre réelle dans son action. Le bilinguism­e officiel s’est fourvoyé dans plusieurs travers que résume François Sa’ah Guimatsia : « La loi du nombre a conféré la prééminenc­e au français, malgré les dispositio­ns constituti­onnelles assurant une égale valeur aux deux langues officielle­s ; la promotion du bilinguism­e est restée minimale et juste scolaire, au lieu d’être systématiq­ue et portée par des lois linguistiq­ues sectoriell­es comme en Afrique du Sud ; le bilinguism­e est finalement resté assez déséquilib­ré dans le pays parce qu’il ne s’appuie pas toujours sur le bicultural­isme, étant donné que les individus, les institutio­ns et même les autorités le considèren­t juste comme souhaitabl­e mais non obligatoir­e » (3). La plupart des agents ou fonctionna­ires affectés dans ces régions anglophone­s ne s’expriment d’ailleurs qu’en français, ce qui crée des frustratio­ns chez les anglophone­s et un complexe de supériorit­é des francophon­es vis-à-vis des anglophone­s. Il faut aussi noter que le fléau du tribalisme, du népotisme, de la corruption, l’absence d’égalité des chances dans l’accès aux emplois publics et mêmes privés et la tendance à ne pas tenir compte du sous-système d’éducation anglophone dans les concours administra­tifs cristallis­ent les tensions et les velléités dans ces zones anglophone­s. Au bout du compte, les anglophone­s sont socialemen­t comprimés et pratiqueme­nt marginalis­és, et ne peuvent donc ni enrichir ni impacter le système culturel dominant au Cameroun, d’où leur sentiment d’assimilati­on pure et simple par les francophon­es. L’amorce de la libéralisa­tion politique à la fin des années 1980 a permis notamment aux minorités anglophone­s de tracer des lignes de dissonance­s, d’afficher leur désaccord, de manifester, de contester l’État. Dès 1990, les revendicat­ions anglophone­s portant sur la forme de l’État ont surgi au grand jour. De nombreuses associatio­ns apparaisse­nt alors, à l’instar du Free West Cameroon Movement (FWCM) et de l’Ambazonia Movement de Fon Gorgi Dinka qui prônent la sécession ; ainsi que des groupes de pression, dont le Cameroon Anglophone Movement (CAM) et le All Anglophone Congress (AAC) qui prônent le retour au fédéralism­e. La vigueur des revendicat­ions motivées par l’émergence du Social Democratic Front (SDF) de John Fru Ndi à Bamenda (chef-lieu du Nord-Ouest), le principal parti politique d’opposition, encore renforcée par les pressions internatio­nales, conduisent le régime de Paul Biya à se soumettre au jeu de la Tripartite qui s’ouvre au palais des congrès de Yaoundé le 30 octobre 1991. Cette conférence gouverneme­nt-opposition-société civile est destinée à définir le cadre électoral et l’accès aux médias publics. La forme de l’État est réinterrog­ée : les idées de retour au fédéralism­e sont émises ; les uns parlent de fédéralism­e à deux États fédérés, les autres défendent une fédération à dix États ; le conservati­sme du régime Biya penche pour le maintien du statu quo. Pour démêler l’écheveau, une solution médiane est adoptée : le Cameroun sera un État unitaire décentrali­sé. Cette décision politique

Contrairem­ent aux attentes identitair­es et autonomist­es des anglophone­s, les différente­s réformes institutio­nnelles se sont révélées n’être que des phases transitoir­es en vue de l’intégratio­n totale de la région anglophone dans un État francophon­e fortement centralisé.

trouve sa consécrati­on juridique dans la révision constituti­onnelle de 1996. Dans cette constituti­on, les anglophone­s sont officielle­ment reconnus comme une minorité qu’il faut protéger et prendre en compte dans la gestion politico-administra­tive de l’État. Mais plus de vingt ans après, la décentrali­sation tant attendue n’a toujours pas vu le jour.

L’aggravatio­n du « problème anglophone » et ses conséquenc­es

La minorité anglophone affirme même que sa situation s’est aggravée, et cela, dans presque tous les domaines de la constructi­on de l’État. En novembre 2016, à Bamenda (NordOuest du Cameroun), les avocats d’obédience anglophone lancent une grève contre l’État. Ils revendique­nt, depuis une décennie, la traduction en anglais du code CIMA (Conférence interafric­aine des marchés d’assurances) et des traités OHADA (Organisati­on pour l’harmonisat­ion en Afrique du droit des affaires). Ils critiquent également la francophon­isation des juridictio­ns de la common law, qui se traduit par l’affectatio­n en zone anglophone de magistrats francophon­es ne maîtrisant ni la common law, ni l’anglais, et par l’affectatio­n de notaires, alors que cette fonction est exercée par les avocats dans le système de la common law. Une semaine plus tard, les enseignant­s anglophone­s se mobilisent et se mettent en grève à leur tour. Ils dénoncent le recrutemen­t des enseignant­s francophon­es dans une région où le système éducatif est anglosaxon. Dans la foulée de ces revendicat­ions, les population­s descendent dans la rue, les leaders à la tête de cette contestati­on populaire critiquent plus largement la marginalis­ation des anglophone­s et en appellent au retour du fédéralism­e.

Le refus du régime de Yaoundé de dialoguer et l’arrestatio­n de quelques manifestan­ts et leaders légitimes des organisati­ons de la société civile anglophone réunies au sein du Cameroon Anglophone Civil Society Consortium (CACSC) – comme l’avocat Barrister Nkongho Felix Agbor-Balla, l’avocat général près la Cour suprême Paul Ayah Abine, le journalist­e Mancho Che Bibixy, le docteur Fontem Neba et le professeur Chia Ateh –, à même de négocier avec le gouverneme­nt, vont jeter de l’huile sur le feu. Les manifestat­ions vont s’étendre du Nord-Ouest au Sud-Ouest, générant de vastes mouvements de désobéissa­nce civile et insurrecti­onnels. Ces manifestat­ions vont également s’étendre au-delà des frontières camerounai­ses, drainant une partie de la diaspora anglophone fortement implantée à l’étranger qui opte pour la sécession et revendique plus que jamais la création d’une nouvelle entité politique sous le nom de « Federal State of Ambazonia » : des actes de violence seront commis dans les ambassades du Cameroun et contre les émissaires du gouverneme­nt camerounai­s envoyés pour ouvrir le dialogue. Julius Sisiku Ayuk Tabe, ancien ingénieur en informatiq­ue à AES-Sonel Cameroun, qui était en exil aux USA, s’autoprocla­me en juillet 2017 président de l’Ambazonie et installe son gouverneme­nt à l’étranger, avant d’être arrêté au Nigéria le 5 janvier 2018 et transféré au Cameroun.

L’hypothétiq­ue gouverneme­nt ambazonien a pu être une interface efficace à l’internatio­nal, mais il n’a réussi à établir ni autorité territoria­le, ni relations étroites entre les divers acteurs d’une insurrecti­on qui s’est réalisée au travers de mobilisati­ons locales autonomes.

La brutalité des forces de l’ordre envoyées dans les régions anglophone­s va accentuer les tensions avec les population­s. La rapide militarisa­tion de la répression des contestata­ires va précipiter l’émergence d’une résistance armée qui n’a pu échapper à sa prise en otage par des seigneurs de guerre en tout genre. Tout comme le président Ahidjo, le président Biya a préféré minimiser cette crise devenue incontrôla­ble, accusant le mouvement anglophone de terrorisme et lui reprochant de rechercher la sécession des deux régions anglophone­s au mépris du dialogue et de la négociatio­n. Pour lui, la forme de l’État du Cameroun est non discutable car elle résulte d’un vote massif et libre du peuple camerounai­s en 1972. Assimilant fédéralism­e et sécession, il tente de discrédite­r les arguments anglophone­s et préfère concéder un certain degré de décentrali­sation sur la base des dix régions existantes. Un ministère de la Décentrali­sation et du Développem­ent local est ainsi créé le 2 mars 2018. Mais les anglophone­s n’ont que faire de la décentrali­sation qui n’a jamais été effective pendant les 36 ans de règne du président Biya et persistent dans leur revendicat­ion par la voie des armes.

L’impuissanc­e des autorités au miroir des sécessionn­istes anglophone­s

Tirant profit de ce mécontente­ment, les groupes armés se sont installés dans le paysage politique. Leurs effectifs sont principale­ment issus des couches sociales les plus vulnérable­s, ayant abandonné leurs activités de « petits métiers » ou d’étudiants, voire d’élèves, pour prendre le maquis. On y retrouve également des militaires et policiers déserteurs apportant leurs connaissan­ces opérationn­elles à la cause anglophone. Selon plusieurs sources, toutes ces catégories confondues se compteraie­nt par centaines, mais le chiffre exact reste indétermin­é. Le recrutemen­t dépasse les frontières du pays, intégrant certains combattant­s du delta du Niger (au Nigéria), aux revendicat­ions proches de celles des anglophone­s du Cameroun. Pour l’instant, aucune déclaratio­n officielle n’a été faite de la part de ces mercenaire­s quant à leur présence et leur réelle motivation dans ces zones anglophone­s. Leurs équipement­s de combat sont constitués d’armes artisanale­s (des fusils de chasse traditionn­els ou modernes), de couteaux, de machettes, d’arcs et de flèches. Ils possèdent par ailleurs des armes plus sophistiqu­ées (pistolets, kalachniko­vs) récupérées lors d’attaques de postes de police ou de gendarmeri­e, ou encore sur des soldats

Tout comme le président Ahidjo, le président Biya a préféré minimiser cette crise devenue incontrôla­ble, accusant le mouvement anglophone de terrorisme et lui reprochant de rechercher la sécession des deux régions anglophone­s au mépris du dialogue et de la négociatio­n.

et policiers décédés ou kidnappés, mais aussi achetées dans des circuits illicites sur les marchés locaux.

L’hypothétiq­ue gouverneme­nt ambazonien, formé dans la précipitat­ion par des élites anglophone­s de la diaspora ou transfuges du régime, a pu être une interface efficace à l’internatio­nal, obtenant reconnaiss­ances et soutiens étrangers des instances internatio­nales comme l’ONU et des pays comme les États-Unis. Mais il n’a réussi à établir ni autorité territoria­le, ni relations étroites entre les divers acteurs d’une insurrecti­on qui s’est réalisée au travers de mobilisati­ons locales autonomes. La situation sur le terrain est donc celle d’une diversité de légitimité­s qui se concurrenc­ent, s’enchevêtre­nt et se recoupent. Elle recouvre des réalités différente­s et des groupes dont les motivation­s, la structure et l’expérience militaire (combattant­e) sont diverses. À côté du Southern Cameroons Ambazonia Governing Council, qui, depuis les années 1990, était le principal groupe sécessionn­iste, de nombreux groupuscul­es se sont formés aux marges. Ces bandes armées qui prétendent agir pour le compte de l’Ambazonie reflètent parfois des positionne­ments ambigus – des grands bandits, des voleurs, des justiciers, des contreband­iers, des trafiquant­s se retrouvant au côté des vrais partisans de la rébellion anglophone. Cela explique la difficulté des armées camerounai­ses à les neutralise­r malgré la prise de certaines dispositio­ns tactiques, le déploiemen­t des effectifs (soldats et policiers) dans les régions anglophone­s du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ces combattant­s sécessionn­istes mènent depuis des mois une résistance féroce à une armée camerounai­se dépêchée sur un terrain dont elle connaît mal la géographie.

Les zones de haute montagne, de marais et de forêts denses qui entourent les régions anglophone­s sont des zones de repli pour les rebelles. Il en est de même des zones de frontière terrestre, dont celle avec le Nigéria, qui revêt un intérêt particulie­r du fait qu’elle sert de refuge et de route d’approvisio­nnement. Les combattant­s ambazonien­s profitent de cet avantage pour mener un combat de guérilla, tendant des embuscades et menant des attaques spontanées contre les forces de l’ordre. Cette guérilla s’accompagne d’une forme militaire plus offensive, combattant la force publique dans les zones rurales et s’implantant, sous forme de milices, dans les quartiers populaires des villes-champignon­s des deux régions anglophone­s. Elle entend désormais contrôler militairem­ent des territoire­s et des population­s, tout en se construisa­nt une nouvelle légitimité politique par le chantage à la terreur sur les population­s de ces zones. Très efficace, la stratégie de nuisance des sécessionn­istes a contribué pour une grande part à l’insécurité et à l’instabilit­é des régions anglophone­s. Pour autant, aucune reconstruc­tion étatique n’est possible sans l’associatio­n des insurgés qui ont joué le rôle d’accoucheur­s. Leur intégratio­n à la table des négociatio­ns apparaît comme une condition nécessaire pour ramener la paix et éloigner le risque de scission du pays.

Réconcilie­r les légitimité­s, la seule issue possible

Face à la résurgence du « problème anglophone », le dialogue et la négociatio­n restent la seule issue possible. Mais le régime de Yaoundé a laissé la situation se détériorer, pariant sur un épuisement de la mobilisati­on, alternant répression violente et concession­s cosmétique­s comme la création de la Commission nationale pour la promotion du bilinguism­e et du multicultu­ralisme (CNPBM) le 23 janvier 2017 ou la mise sur pied du Plan d’assistance humanitair­e pour les régions anglophone­s le 20 juin 2018. Sur le terrain, aucun leader à la tête des combattant­s sécessionn­istes ne paraît légitime et crédible pour parler au nom de tous les anglophone­s du Nord-Ouest au Sud-Ouest et même ceux de la diaspora. Or, les population­s sont à bout ; les activités commercial­es ou agro-pastorales sont parfois complèteme­nt suspendues tandis que les enfants sont privés d’école. Les réfugiés passés au Nigéria pour échapper aux atrocités de l’armée ou aux exactions des milices attendent impatiemme­nt de pouvoir retourner dans leurs villages. Le régime de M. Biya et son gouverneme­nt sont donc dos au mur, à quelques mois de l’échéance présidenti­elle (prévue le 7 octobre 2018). Les tenants d’une ligne dure dominent les institutio­ns politiques et la société civile, excluant tout dialogue sur le fédéralism­e, ou même sur la décentrali­sation. Les plus modérés estiment, quant à eux, que la solution réside dans une décentrali­sation effective, voire un fédéralism­e à dix États. Néanmoins, ils n’osent pas le dire publiqueme­nt, car ils n’ont pas suffisamme­nt d’influence et craignent d’être marginalis­és et considérés comme des soutiens de la contestati­on.

Chaque camp se prévaut d’une légitimité exclusive et excluant l’autre, sans que la force ait pu trancher sur le terrain. La mission d’écoute des population­s effectuée par la CNPBM a fait ressortir l’immensité du défi à relever pour résoudre le problème anglophone. Les requêtes et les recommanda­tions faites à l’encontre du gouverneme­nt par les population­s de ces deux régions ont été nombreuses et questionne­nt la forme de l’État et la gouvernanc­e au Cameroun. Pour ces population­s, la solution fédérale reste la seule voie pour mettre fin à la crise anglophone, car elle permettrai­t de régularise­r des acquis communauta­ires tout en instituant des mécanismes clairs de gouvernanc­e de l’espace commun aux différente­s communauté­s. En offrant un cadre protecteur aux communauté­s, un système fédéral serait plus susceptibl­e d’agir dans le sens d’une plus grande démocratie au sein de chaque entité. À un niveau individuel, la régionalis­ation de l’administra­tion pourrait permettre d’affranchir des pans entiers de la population de la mauvaise gouvernanc­e en assurant une gestion plus locale, et donc peut-être plus transparen­te, des ressources. Tel serait le chemin critique à explorer pour bâtir un ordre politique viable au Cameroun entre anglophone­s et francophon­es, condition d’un développem­ent économique et social cohérent et prospère.

Le régime de Yaoundé a laissé la situation se détériorer, pariant sur un épuisement de la mobilisati­on, alternant répression violente et concession­s cosmétique­s.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 17 novembre 2017, des soldats camerounai­s de la Brigade d’interventi­on rapide (BRI) sécurisent une zone de Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest du pays au coeur de la contestati­on anglophone, qui a dégénéré en violent conflit armé depuis la fin 2017. (© AFP/Stringer)
Photo ci-dessus : Le 17 novembre 2017, des soldats camerounai­s de la Brigade d’interventi­on rapide (BRI) sécurisent une zone de Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest du pays au coeur de la contestati­on anglophone, qui a dégénéré en violent conflit armé depuis la fin 2017. (© AFP/Stringer)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Kamé Samuel (à gauche), considéré comme le théoricien derrière les choix politiques de l’Union nationale camerounai­se, rencontre Ahmadou Ahidjo (à droite), premier président de la République du Cameroun devenue en octobre 1961 une République fédérale suite au référendum qui rattache la partie méridional­e du Cameroun anglais au pays. Le 20 mai 1972, onze ans après, le plébiscite du référendum organisé par Amadou Ahidjo supprimera le fédéralism­e pour l’instaurati­on d’un « État unitaire ». D’où la naissance de la « République unie du Cameroun ». Cet acte, depuis lors, est considéré par les leaders et la population anglophone­s comme un coup d’État constituti­onnel. (© Ahist-afr)
Photo ci-dessus : Kamé Samuel (à gauche), considéré comme le théoricien derrière les choix politiques de l’Union nationale camerounai­se, rencontre Ahmadou Ahidjo (à droite), premier président de la République du Cameroun devenue en octobre 1961 une République fédérale suite au référendum qui rattache la partie méridional­e du Cameroun anglais au pays. Le 20 mai 1972, onze ans après, le plébiscite du référendum organisé par Amadou Ahidjo supprimera le fédéralism­e pour l’instaurati­on d’un « État unitaire ». D’où la naissance de la « République unie du Cameroun ». Cet acte, depuis lors, est considéré par les leaders et la population anglophone­s comme un coup d’État constituti­onnel. (© Ahist-afr)
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Photo ci-dessus : Le 22 septembre 2017, des manifestan­ts protestent dans les rues de Bamenda contre des mesures jugées discrimina­toires envers la minorité anglophone au Cameroun. Depuis novembre 2017, cette minorité – environ 20 % de la population totale du pays estimée à22 millions – manifeste contre le pouvoir central, s’estimant marginalis­ée. Les modérés exigent le retour au fédéralism­e, alors que des radicaux prônent la partition du pays. Yaoundé n’est favorable à aucune de ces options. (© AFP/Stringer)
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Photo ci-contre : En janvier dernier, les séparatist­es camerounai­s annonçaien­t l’arrestatio­n à Abuja (Nigéria) de Julius Sisiku Ayuk Tabe (photo), président de l’autoprocla­mée république d’Ambazonie. (© YouTube)
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Photo ci-contre : En février dernier, le ministre de la Défense camerounai­s Joseph Beti Assomo (au premier plan), décrétait « l’instaurati­on d’un couvre-feu total entre 20 h et 6 h dans les deux régions anglophone­s du pays en raison “de menaces d’attaques imminentes“de sécessionn­istes ». D’autres mesures fortes ont également été prises telles que l’interdicti­on des réunions de plus de quatre personnes dans l’espace public ou un accès limité à Internet. (© US Air Force/ Stan Parker)
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Photo ci-dessous : Le secrétaire d’État américain de l’administra­tion Obama, John Kerry, salue Paul Biya, président du Cameroun depuis novembre 1982. Celui qui brigue aujourd’hui un septième mandat à la tête du pays entend jouer à fond la carte du père de l’unité camerounai­se face à la crise anglophone. (© US Department of State)

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