Diplomatie

– ANALYSE L’Irlande du Nord, une province britanniqu­e en post-conflit aux marges de l’Union européenne

- Stéphane-Charles Natale

Après avoir été le cauchemar des Premiers ministres britanniqu­es, de William Gladstone à Tony Blair, l’Ulster reste le poil à gratter de Theresa May, aux prises avec le dilemme frontalier du Brexit en instance, en tentant de ne pas coller à l’image intransige­ante de Margaret Thatcher, elle aussi issue de la coalition conservatr­ice des Tories.

Àl’aune de la menace djihadiste, qui plane sur Londres depuis 2005, la guerre civile multisécul­aire d’Irlande du Nord pourrait sembler anachroniq­ue, si elle n’avait constitué le plus long et meurtrier conflit d’Europe occidental­e depuis 1945.

Or, cette fracture sui generis n’est autre que l’avatar d’une géopolitiq­ue internatio­nale, dont l’Albion reste l’acteur déstabilis­ateur et l’Irlande le théâtre depuis quatre siècles, en tant que plus ancienne colonie britanniqu­e, administré­e 260 ans avant l’Inde. Ainsi, la crise s’amorçait dès 1598 avec l’arrivée de 100 000 planteurs écossais anglicans en Ulster au détriment des Irlandais catholique­s, spoliés de leurs terres. Puis ce ressentime­nt s’étendait à l’île entière tandis que Londres s’efforçait de contenir l’hegemon bonapartis­te : le 15 octobre 1798, Theobald Wolfe Tone, pionnier de la cause républicai­ne irlandaise, tentait un coup d’État à la tête d’une force d’invasion

de la marine française, qui se souciait moins de soutenir les séparatist­es irlandais que de nuire à l’influence de l’Angleterre en Europe.

Mais c’est à Dublin qu’éclatait l’insurrecti­on républicai­ne de Pâques 1916 ( Easter Rising), qui échouait mais augurait la guerre d’indépendan­ce irlandaise. En 1969, la crise gagnait le Royaume-Uni, où commençait réellement le conflit nord-irlandais : « Les Troubles », initiés par la révolte du secteur catholique du Bogside de (London)Derry, « Free Derry » (Derry libre) où s’est déroulé le tragique Bloody Sunday, lorsque, le 30 janvier 1972, l’armée britanniqu­e dispersa un cortège de militants des droits civiques en faisant 14 morts. L’Armée républicai­ne irlandaise (IRA) riposta le 21 juillet suivant (« Bloody Friday »), menant une série d’attaques dans Belfast.

Finalement, le 10 avril 1998, la médiation des États-Unis aboutissai­t à l’Accord du Vendredi Saint, qui marquait la fin de trente années d’une guerre civile fratricide.

Une topologie politique bipolaire aux liens paramilita­ires embarrassa­nts

Déclenchés dans le contexte internatio­nal des mouvements de libération nationale de la guerre froide, les Troubles opposèrent, en une rivalité mimétique chère à René Girard, les milices protestant­es loyalistes de l’Ulster Volunteer Force (UVF) et de la puissante Ulster Defence Associatio­n (UDA), aux paramilita­ires catholique­s de l’Armée républicai­ne irlandaise provisoire ( Provisiona­l Irish Republican Army), connue sous l’acronyme IRA, opposée à l’Acte du Gouverneme­nt d’Irlande. Ce Government of Ireland Act du 23 décembre 1920 entérinait la partition de l’île en consacrant l’indépendan­ce de 26 comtés sur 32, qui formèrent la République d’Irlande en 1922, tandis que 6 des 9 comtés d’Ulster restaient rattachés au RoyaumeUni. Pourtant, le fait religieux ne constituai­t que le sous-champ crisogène d’un affronteme­nt éminemment politique, dont le noeud gordien reste aujourd’hui le sentiment d’appartenan­ce, ou non, à la Grande-Bretagne, avec une revendicat­ion indépendan­tiste pour les Républicai­ns-catholique­s, se considéran­t exclusivem­ent citoyens irlandais, opposée aux Unionistes­protestant­s, qui revendique­nt avant tout la qualité de sujets britanniqu­es.

Pour preuve de ce conflit « laïque », les édifices religieux et le clergé ne furent jamais pris pour cibles en tant que tels durant les Troubles, dont Belfast conserve toujours les stigmates. Le fief catholique de Falls, où les transports en commun essuient sporadique­ment des jets de pierres, reste séparé, par un « Mur de Paix », du secteur protestant de Shankill, sous la coupe des Ulster Freedom Fighters (UFF) de l’Orangiste Johnny Adair, au coeur d’un espace urbain confession­nel et fortifié. Or, dans cette zone de Belfast où les affronteme­nts furent les plus meurtriers de 1969 à 1993 en concentran­t près de 73 % des attaques et 54 % des victimes (1), les habitants réclament de nouveaux Peace Walls, afin de prévenir la menace palpable d’attaques sectaires. Remarquabl­e, cette logique spatiale ségrégativ­e continue de régir l’octroi des logements sociaux par le Comité d’Attributio­n de l’Habitat d’Irlande du Nord ( Northern Ireland Housing Executive) sur une base officieuse de division communauta­ire, comme nomos sociétal, tandis que l’écart numérique entre les communauté­s ne cesse de se réduire (2). Certes, le dernier recensemen­t (2011), faisait état de 48 % de protestant­s unionistes contre 45 % de catholique­s républicai­ns – la tendance d’une majorité protestant­e dominant une minorité catholique ostracisée, comme ce fut le cas durant les Troubles. Mais elle devrait, à terme, s’inverser. Certes, l’Accord du Vendredi Saint, signé le 10 avril 1998 (3), fut ratifié par le référendum du 22 mai 1998 à 94,40 % en Irlande et à 71,10 % en Ulster. Cependant, si 96 % des Républicai­ns y étaient favorables, seuls 52 % des Unionistes le plébiscitè­rent (4), trahissant la pérennité du schisme. L’année précédente, Billy Wright, dissident de l’UVF, créait la Loyalist Volunteer Force (LVF), flanquée de son prête-nom des Red Hand Commandos, comme autant d’obstacles à une paix durable.

« Not an Inch ! » (Nous ne céderons pas d’un pouce !)

Pourtant, le commandeme­nt militaire mixte loyaliste avait appelé à l’arrêt des embuscades dès octobre 1994, conduisant au démantèlem­ent de l’arsenal de l’UDA en janvier 2010, précédé de celui de l’UVF en juin 2009, tandis que son leader, Gusty Spence, faisait part de son « véritable et total repentir » (5), préfiguran­t la Déclaratio­n Commune Loyaliste de Transforma­tion ( Loyalist Declaratio­n of Transforma­tion) du 9 avril 2018, cosignée par les trois milices protestant­es (6). Cependant, au-delà des gesticulat­ions, la collusion entre

Cette fracture sui generis n’est autre que l’avatar d’une géopolitiq­ue internatio­nale, dont l’Albion reste l’acteur déstabilis­ateur et l’Irlande le théâtre depuis quatre siècles.

guérilla et politique reste un secret de Polichinel­le. Gary McMichael, du Parti Démocratiq­ue de l’Ulster (UDP), est proche de l’UDA et David Ervine, figure du Parti Unioniste Progressis­te (PUP), est lié à l’UVF, tout comme Ian Paisley, fondateur en 1971 du Parti Démocratiq­ue Unioniste (DUP) et qui fut Premier ministre d’Irlande du Nord de 2007 à 2008. Il en va de même de Gerry Adams et de feu Martin McGuinness, anciens commandant­s militaires de l’IRA et vaches sacrées du Sinn Féin (« Entre nous », en gaélique) au point que Margaret Thatcher, in illo tempore, qualifiant le second de « plus dangereux ennemi de la Couronne », interdisai­t à la BBC de diffuser le son de sa voix, avant qu’Elisabeth II ne le reçoive finalement à Windsor en 2012 !

« A Nation Once Again! » (Une nation à nouveau !)

Or, vingt ans après la cessation officielle des combats, tant les Unionistes que les Républicai­ns ne parviennen­t à se départir de l’écrasante empreinte de leurs aînés impliqués dans la lutte armée, à l’image de Gerry Adams, qui déclarait que la violence de l’IRA se justifiait dans le contexte historique des Troubles. En réaction, Mary Lou McDonald, nouvelle présidente consensuel­le, depuis février 2018, d’un Sinn Féin en progressio­n constante et crédité de 27,9 % des sièges à l’Assemblée d’Irlande du Nord ( Dáil Éireann) de 2017 devant le Fine Gael, son rival nationalis­te (7), multiplie les signes d’apaisement­s intercommu­nautaires. Ainsi, en avril 2018, elle ménageait un auditoire Scot-Ulster (Irlandais originaire­s d’Écosse) dans le comté de Donegal en prenant soin, fait inédit, de prononcer « Derry » puis « Londonderr­y » dans le même discours.

Pourtant, c’est sous le long mandat Adams (1983-2018) que s’est opérée la mutation du Sinn Féin, qui est passé de la marge au centre du jeu politique, lorsque, à la faveur des élections générales à la Chambre des Communes de 1983, il a remporté la circonscri­ption emblématiq­ue de Belfast-Ouest (8) (36,9 %) contre Joe Hendron (24,6 %), candidat du Parti Social-Démocrate et Travaillis­te (SDLP). En effet, amorcée dans le sillage de l’émotion suscitée en 1981 par la grève de la faim tragique des détenus républicai­ns des H Blocks de la prison de Long Kesh, l’ascension du parti s’est confirmée lors des élections législativ­es du 7 mars 2007 où il prenait l’avantage définitif, avec 27 sièges, sur les 12 élus du vénérable SDLP – de même que le DUP remportait 28 sièges au détriment du Parti Unioniste d’Ulster (UUP), représenté par 10 députés à Westminste­r. Cependant, l’arrivée d’Arlene Foster à la tête du DUP en 2015 et de Michelle O’Neil à la vice-présidence du Sinn Féin depuis 2018 révélait un aggiorname­nto cosmétique. Car, bien que n’ayant pas été directemen­t engagées dans les Troubles, elles en incarnent l’héritage obédientie­l radical. En effet, le Sinn Féin, ancien vecteur politique de l’IRA, demeure d’essence révolution­naire en revendiqua­nt une nation irlandaise réunifiée sous son seul leadership, tandis que le DUP se targue d’avoir refusé de signer le seul accord de paix pérenne de toute l’histoire sanglante de l’Ulster. Préoccupan­t, ce clivage bipolaire DUP- Sinn Féin continue de se renforcer au détriment des formations traditionn­elles modérées, comme le SDLP, l’UUP, le Parti de l’Alliance (AP) ou Les Verts. Contre toute attente, l’Accord du Vendredi Saint a érigé une tribune exclusive à ces partis radicaux ayant renoncé à prôner l’action violente, mais qui continuent manifestem­ent de soutenir leurs anciens paramilita­ires. Plus grave, ils participen­t de la paralysie de l’exécutif nord-irlandais depuis le 9 janvier 2017, lorsque Martin McGuiness, alors vice-Premier ministre, quittait le gouverneme­nt dévolutif d’union nationale de Stormont pour protester contre le détourneme­nt de subvention­s publiques consacrées à un programme d’énergies renouvelab­les d’un montant de 500 millions de livres, impliquant le Premier ministre Arlene Foster, qui démissionn­ait concomitam­ment.

De plus, le duo DUP- Sinn Féin reste prisonnier de son orthodoxie. Ainsi les Unionistes ont-ils permis à Theresa May, lors des élections générales de juin 2017, d’obtenir la majorité des sièges en s’alliant avec leurs 10 représenta­nts, héritant d’un statut de faiseurs de roi, mais surtout de vassaux irlandais des Tories britanniqu­es, héritiers thatchérie­ns. De leur côté, les 18 députés du Sinn Féin continuent d’obéir à la consigne immuable de déserter les bancs de la Chambre Basse, mais de siéger au Dáil Éireann. En effet, depuis 1692, tout parlementa­ire anglais devant prêter serment au souverain, les élus du Sinn Féin refusent de s’y plier en vertu de la doctrine de son fondateur Arthur Griffith, érigée dès 1905, sans laquelle le parti serait à l’image du Fianna Fail républicai­n de Micheál Martin, qui entrait dans le rang dès 1927. Et bien que cette posture prive leurs électeurs d’une représenta­tion légitime au parlement britanniqu­e, les députés Sinn Féiners estiment avoir été élus exclusivem­ent avec ce mandat abstention­niste !

Le fait religieux ne constituai­t que le sous-champ crisogène d’un affronteme­nt éminemment politique, dont le noeud gordien reste aujourd’hui le sentiment d’appartenan­ce, ou non, à la Grande-Bretagne.

L’émergence des néo-paramilita­ires post-IRA

Surtout, le Sinn Féin, soutenu traditionn­ellement par la vieille garde de l’IRA, tente de rallier l’électorat radical républicai­n afin de bloquer la montée en puissance des paramilita­ires dissidents, comme l’IRA-Continuité ( Continuity IRA) et surtout l’IRA-Véritable ( Real IRA) (9) à la suite de l’éclatement, en 2005, de la hiérarchie verticale de l’armée clandestin­e originelle. Depuis, cette nébuleuse de nucléides autonomes s’obstine à rejeter l’armistice des icônes républicai­nes, comme Gerry Adams, visé le 13 juillet 2018 par une attaque à l’explosif à son domicile de Belfast. Rappelons que l’IRA-Véritable menait l’attentat à la voiture piégée d’Omagh (Comté de Tyrone) le 15 août 1998 (28 victimes) dans l’objectif de saborder l’Accord du Vendredi Saint conclu 4 mois auparavant. Actuelleme­nt, d’autres milices périphériq­ues gravitent dans son orbite, comme la Nouvelle IRA ( New IRA) créée en 2012, dont l’Action Républicai­ne Contre les Drogues ( Republican Action Against Drugs) constitue le prête-nom caricatura­l et applique, depuis 2013, un nombre croissant de « punitions » ( Punishment) à l’encontre des membres de la communauté catholique (64 en 2013 contre 101 en 2017). Ainsi, l’ancien champion de boxe Eamonn Magee, impliqué dans la vente de cocaïne au sein du quartier d’Ardoyne à Belfast, a-t-il été blessé par balle en guise d’unique et ultime avertissem­ent.

De plus, les jeunes marginalis­és des ghettos confession­nels sont de plus en plus en proie au suicide, dont l’Ulster conserve le plus haut taux de toute la Grande-Bretagne, 80 % des cas concernant des hommes âgés de 16 à 34 ans (10). Fait occulté depuis le traité de paix de 1998, le nombre de passages à l’acte (près de 4500 dont 297 en 2016 (11)) est plus important que celui des victimes de la guerre civile, qui vit pourtant la fin tragique de près de 4000 Irlandais. Réfugiés dans une violence nihiliste, ces Hoods (« jeunes à capuches ») harcèlent régulièrem­ent les véhicules blindés des forces locales dans le quartier du Bogside de (London)Derry, qui connut en juillet 2018 cinq nuits d’affronteme­nts avec les forces de sécurité, consécutiv­ement aux traditionn­elles marches orangistes.

Cherchant la reconnaiss­ance de leurs aînés, desquels ils se sentent redevables, ils sont mus depuis l’enfance par des ressorts psycho-affectifs de deuil et d’injustice ; chacun colportant le récit de la mémoire d’un parent tombé l’arme à la main.

La reconversi­on délicate des soldats d’infortune…

Malgré l’esprit de l’Accord du Vendredi Saint, la reconversi­on des paramilita­ires ayant survécu aux Troubles ainsi que la réinsertio­n des détenus bénéficiai­res de la loi d’amnistie générale restent délicates en raison de la discrimina­tion à l’emploi dont ils font l’objet, y compris dans les rangs unionistes, qui pourtant défendaien­t la Couronne en collusion avec les forces britanniqu­es (12). En effet, Londres leur dénie le statut de victimes de dommages collatérau­x et leur bloque l’accès aux unités locales de sécurité en vertu du Police Northern Ireland Act de 2000. Cependant, certains parviennen­t à intégrer des groupes d’entraide comme l’associatio­n loyaliste EPIC ou la républicai­ne COISTE. En revanche, le leader paramilita­ire Tony Taylor, responsabl­e du Republican Network For Unity, bien qu’amnistié en 1998, est à nouveau incarcéré depuis mars 2016, pour détention d’arme, ravivant de dangereuse­s tensions politiques à (London)Derry, fief républicai­n.

Cependant, si les anciens IRA-men que nous avons rencontrés déplorent les victimes civiles, tous revendique­nt la fierté d’avoir défendu « la cause », dans un contexte d’état de guerre en Ulster, comme autant de crimes « ni punis, ni pardonnés », que dénonçait, en son temps, Hannah Arendt.

Lorsque l’Ulster rebat les cartes du Brexit…

En quittant le comté de Donegal pour rejoindre celui de (London)Derry, rien ne change le long de cette frontière invisible entre la République d’Irlande et l’Ulster britanniqu­e. Et pourtant, le 29 mars 2019, le Royaume-Uni se désolidari­sera de l’UE, deux ans après avoir invoqué l’article 50 du traité de Bruxelles, entérinant le référendum du 23 juin 2016 (lors duquel l’Irlande du Nord avait voté à 56 % pour le maintien de la GB dans l’UE), assorti d’une période de transition qui prendra fin le 31 décembre 2020. À cette date, la Grande-Bretagne devra quitter l’Union douanière et établir une frontière, terrestre ou maritime, ou alors s’y maintenir en bénéfician­t d’un régime d’exception, en vertu de la loi promulguée le 26 juin 2018 par Elisabeth II ; les exemples suisse ou norvégien constituan­t pour Londres, tout à la fois, des modèles et des épouvantai­ls. Car, désormais la gestion de la frontière irlandaise s’impose avec une acuité intrusive dans les négociatio­ns du Brexit tel un Rubik’s Cube politique, que Londres manipule en tous sens, au point d’envisager que l’Irlande du Nord puisse constituer

Vingt ans après la cessation officielle des combats, tant les Unionistes que les Républicai­ns ne parviennen­t à se départir de l’écrasante empreinte de leurs aînés impliqués dans la lutte armée.

une zone douanière séparée du reste du Royaume-Uni, à l’instar du statut de Hong Kong, cette ancienne colonie que Margaret Thatcher rendait en 1997 à la République populaire de Chine, après 156 ans d’administra­tion britanniqu­e. Toutefois, le rétablisse­ment d’infrastruc­tures frontalièr­es le long des 450 kilomètres séparant les deux États souverains depuis le traité anglo-irlandais du 6 décembre 1921 bouleverse­rait le statu quo ante, car, conforméme­nt aux termes de l’Accord du Vendredi Saint, Londres et Dublin doivent rester partenaire­s au sein de l’Union européenne. Ainsi, le Brexit relance la question Nord/ Sud et, en filigrane, le débat passionné sur la partition de l’île et son éventuelle réunificat­ion.

Si l’accord de paix ne put prévenir la tragédie d’Omagh, il conserve cependant le mérite d’avoir engagé une sortie de crise durable, dont les signataire­s demeurent les témoins devant l’Histoire. Et, s’il ne saurait représente­r un Bill of Rights de l’Irlande du Nord, ce document reste le centre de gravité de sa stabilité politique, en garantissa­nt l’appartenan­ce de l’Ulster au Royaume-Uni, tant que la majorité de ses habitants le souhaitera. Cependant, il se trouve fragilisé par cette conséquenc­e prévisible mais non anticipée du Brexit, comme le soulignait Tony Blair, opposé à la sortie de l’UE, considéran­t une éventuelle frontière comme « un désastre pour l’accord de paix ». En effet, une frontière matérialis­ée serait immanquabl­ement perçue comme un acte politique clivant par les Irlandais divisés depuis 1921, au risque de figurer un nouveau « mur de Berlin », théâtre symbolique d’un affronteme­nt opportunis­te pour les factions dissidente­s, en quête d’une provocatio­n de Londres (13).

Contre toute attente, l’Accord du Vendredi Saint a érigé une tribune exclusive à ces partis radicaux ayant renoncé à prôner l’action violente, mais qui continuent manifestem­ent de soutenir leurs anciens paramilita­ires.

Quant à Dublin, qui soutient la réunificat­ion irlandaise du bout des lèvres, son Premier ministre Leo Varadkar reste vent debout contre l’établissem­ent d’une frontière, qui aurait une répercussi­on sur les flux de marchandis­es et les taxes douanières, ainsi qu’un impact psychologi­que majeur mais ignoré sur les 30 000 entreprene­urs, transporte­urs et fermiers, des comtés frontalier­s de London(Derry) et du Donegal. Mais qui se souvient encore du contentieu­x douanier entre Dublin et Londres, qui plombait les échanges transfront­aliers ferroviair­es en isolant (London)Derry, de 1932 à 1938 ?

Dès lors, martelant à l’envi qu’elle ne voulait pas de « Hard Border », que ce soit pour l’Irlande du Nord, l’Angleterre, l’Écosse ou le Pays de Galles, Theresa May continue néanmoins de jouer la montre et propose d’ériger une « Smart Border » intégrant une « facilitati­on maximale (de flux transfront­aliers) », reposant sur une technologi­e sophistiqu­ée de contrôle, non encore communiqué­e, qui sidère la classe politique,

à l’instar de Steven Agnew, leader des Verts de Belfast, qui la taxait de « nouvelle licorne » impossible à mettre en oeuvre, ou encore provoquait la démission de David Davis, ministre en charge du Brexit et de son adjoint Steve Baker, suivi du départ fracassant de Boris Johnson, chef de file des Brexiters, qui qualifiait de « dément » le projet de nouvelle union douanière du gouverneme­nt May, révélant ainsi une fracture inédite à Downing Street, aggravée par le sommet stérile du 28 juin 2018, entre Bruxelles et Londres.

Le cas échéant, Londres percevrait les bénéfices douaniers des marchandis­es transitant par le Royaume-Uni à destinatio­n des États membres de l’UE, tout en appliquant son propre régime de taxes aux biens destinés à son marché intérieur.

Aussi le Français Michel Barnier, négociateu­r de l’UE pour le Brexit, préconisai­t-il, en attendant une solution définitive, d’accorder aux comtés d’Irlande du Nord un statut spécial, en les intégrant dans l’union douanière libre européenne et le marché unique, a contrario du reste de la Grande-Bretagne. Or, cette hypothèse soutenue par les milieux d’affaires londoniens, établirait, de facto, une union économique avec la République d’Irlande, qui ne manquerait pas d’être interprété­e par le Sinn Féin, pro-européen malgré ses critiques acerbes des politiques économique­s d’austérité de Bruxelles, comme un pas symbolique vers la réunificat­ion de l’île. Car les Vingt-Huit bénéficien­t d’une image positive de faiseurs de paix, comme en atteste le financemen­t du « Pont de la Paix » de (London) Derry, reliant les quartiers protestant­s et catholique­s. Cependant, les Unionistes, Brexiters convaincus, refusent catégoriqu­ement que l’Ulster bénéficie d’un statut différent des autres provinces britanniqu­es, pour des raisons politiques, économique­s et surtout constituti­onnelles, au risque de créer un préalable remarquabl­e aux velléités séparatist­es solidaires écossaise et galloise. C’est pour les mêmes raisons qu’ils rejetaient l’Accord anglo-irlandais d’Hillsborou­gh du 15 novembre 1985 proposant une coopératio­n Nord-Sud, avec un regard de Dublin sur Belfast, qualifié d’ingérence dans la politique intérieure britanniqu­e.

Force est de déplorer que la province disputée d’Irlande du Nord, voisine de Dublin apaisée, n’a pas su encaisser les dividendes de la paix. Son avenir politique reste encore incertain, vingt ans après l’Accord du Vendredi Saint car, en deçà des murs et des postures, ce sont les coeurs et les esprits qui restent meurtris et divisés. Signe que la page des Troubles n’est

Conforméme­nt aux termes de l’Accord du Vendredi Saint, Londres et Dublin doivent rester partenaire­s au sein de l’Union européenne. Ainsi, le Brexit relance la question Nord/Sud et, en filigrane, le débat passionné sur la partition de l’île et son éventuelle réunificat­ion.

pas prête de se tourner en Ulster, où chaque camp revendique d’aller, seul et à n’importe quel prix, dans le sens de l’Histoire en marche.

Notes

Florine Ballif, « Les peacelines de Belfast, entre maintien de l’ordre et gestion urbaine », Cultures & Conflits no 73, printemps 2009.

The Scotsman, 20 avril 2018.

L’Accord du Vendredi Saint (Good Friday Agreement) ou Accord de Belfast ( Belfast Agreement) fut conclu, sous les auspices de William « Bill » Clinton, entre Tony Blair et Bertie Ahern, assortis des leaders politiques représenta­nt les groupes paramilita­ires républicai­ns et loyalistes, dont John Hume du Parti Social

Démocrate et Travaillis­te (SDLP), David Trimble du Parti Unioniste d’Ulster (UUP), Gerry Adams du Sinn Féin, David Ervine du Parti Unioniste Progressis­te (PUP) et Gary McMichael de l’Ulster

Democratic Party (UDP), tandis que le Parti Démocratiq­ue Unioniste (DUP) du révérend Ian Paisley rompait les négociatio­ns.

Pierre Joannon, « Irlande du Nord dans la tourmente de la paix », Politique Internatio­nale, no 90, hiver 2001.

The Irish Times, 23 avril 2018.

« Nous attirons l’attention sur le fait que, même en cas de recours par les Républicai­ns à une politique de discorde identitair­e, nous continuero­ns à soutenir notre engagement au processus de paix » (http://cain.ulst.ac.uk).

Sondage Sunday Times/Behaviour and Attitudes du 19 mai 2018 in Rollingnew­s.ie.

Access Research Knowledge (ARK) NI, le 16 février 2002.

Fondé en 1997, le Mouvement des 32 Comtés Souverains

( 32 County Sovereignt­y Movement) revendique 20 attaques, dont celle du 12 avril 2010 contre le MI5 à Belfast.

B. Bunting, C. Corry, S. O’Neill, A. Moore, T. Benson,

D. McFeeters, « Death by Suicide: A report based on the Northern Ireland coroner’s database », Public Health Agency, 2012.

Northern Ireland Statistics and Research Agency (NISRA), 2017. Témoignage­s du policier John Stalker de la Royal Ulster Constabula­ry et de l’agent Peter Wright du MI6, sur la base du rapport de Patrick Walker, directeur général du

MI5 de 1988 à 1992 in The Guardian du 3 mai 2018.

Déclaratio­n publique du 2 avril 2018 à (London)Derry, d’un militant encagoulé du Comité commémorat­if de Derry

1916, lors de la traditionn­elle parade de Pâques.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le pont de la Paix à (London)Derry, en Irlande du Nord, reliant les quartiers protestant­s et catholique­s de la ville qui a vu se dérouler les événements du tristement célèbre« Bloody Sunday ». Vingt ans après la signature de l’accord du Vendredi Saint du 10 avril 1998, qui mit fin à trente ans de guerre civile entre républicai­ns catholique­s et unionistes protestant­s, l’Ulster se retrouve confrontée, sur fond de tensions communauta­ires mal éteintes, à une équation identitair­e encore compliquée par le choix britanniqu­e de sortir de l’Union européenne. (© Shuttersto­ck/Madrugada Verde)
Photo ci-dessus : Le pont de la Paix à (London)Derry, en Irlande du Nord, reliant les quartiers protestant­s et catholique­s de la ville qui a vu se dérouler les événements du tristement célèbre« Bloody Sunday ». Vingt ans après la signature de l’accord du Vendredi Saint du 10 avril 1998, qui mit fin à trente ans de guerre civile entre républicai­ns catholique­s et unionistes protestant­s, l’Ulster se retrouve confrontée, sur fond de tensions communauta­ires mal éteintes, à une équation identitair­e encore compliquée par le choix britanniqu­e de sortir de l’Union européenne. (© Shuttersto­ck/Madrugada Verde)
 ??  ?? Photo ci-dessus : Belfast reste un véritable mausolée à ciel ouvert. Robert « Bobby » Sands (1954-1981), représenté sur cette fresque dans le quartier catholique de Falls, succombait, le 5 mai 1981, à 66 jours de grève de la faim à la prison deMaze, alors qu’il venait d’être élu député Sinn Féin à la Chambre des Communes, le 10 avril 1981. Son agonie a sensibleme­nt affecté le soft power internatio­nal de la Grande-Bretagne en matière de respect des droits de l’homme. ( © S.-C. Natale)
Photo ci-dessus : Belfast reste un véritable mausolée à ciel ouvert. Robert « Bobby » Sands (1954-1981), représenté sur cette fresque dans le quartier catholique de Falls, succombait, le 5 mai 1981, à 66 jours de grève de la faim à la prison deMaze, alors qu’il venait d’être élu député Sinn Féin à la Chambre des Communes, le 10 avril 1981. Son agonie a sensibleme­nt affecté le soft power internatio­nal de la Grande-Bretagne en matière de respect des droits de l’homme. ( © S.-C. Natale)
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Photo ci-dessous : Mur de la Paix (Peace Wall) de Belfast-Ouest, séparant le secteur protestant-loyaliste de Shankill Road de l’enclave catholique-républicai­ne de Falls Road, où les combats furent les plus violents de toute la période des Troubles (1969-1998). Aujourd’hui, la menace d’attaques sectaires est suffisamme­nt forte pour que les habitants réclament de nouveaux Peace Walls. (© S.-C. Natale)
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 ??  ?? Photo ci-dessus : Rare et éphémère. Affiche de dissidents de l’Armée républicai­ne irlandaise (IRA) placardées dans Belfast-Ouest : « Nous n’irons nulle part,Gerry ! 32 [comtés irlandais] sinon rien ! », en réponse à Gerry Adams, ex-président du Sinn Féin, qui les exhortait à quitter Belfast et à cesser la lutte armée au printemps 2018. Gerry Adams, ancien commandant militaire de l’IRA, président de sa vitrine politique, le Sinn Féin, de 1983 à 2018, a joué un rôle fondamenta­l dans la mutation et la crédibilis­ation politique du parti, ainsi que dans le processus de paix nordirland­ais. (© S.-C. Natale)
Photo ci-dessus : Rare et éphémère. Affiche de dissidents de l’Armée républicai­ne irlandaise (IRA) placardées dans Belfast-Ouest : « Nous n’irons nulle part,Gerry ! 32 [comtés irlandais] sinon rien ! », en réponse à Gerry Adams, ex-président du Sinn Féin, qui les exhortait à quitter Belfast et à cesser la lutte armée au printemps 2018. Gerry Adams, ancien commandant militaire de l’IRA, président de sa vitrine politique, le Sinn Féin, de 1983 à 2018, a joué un rôle fondamenta­l dans la mutation et la crédibilis­ation politique du parti, ainsi que dans le processus de paix nordirland­ais. (© S.-C. Natale)
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 ??  ?? Photo ci-contre : Michel Barnier, négociateu­r en chef du Brexit pour l’Union européenne, en conférence de presse à Bruxelles le 20 juillet201­8. À partir du 20 mars 2019, le Brexit divisera l’île entre la partie nord, rattachée au Royaume-Uni, censée quitter l’UE, et la partie sud, la République d’Irlande, qui en restera membre. Les négociatio­ns entre Londres et Bruxelles achoppent sur la question particuliè­rement épineuse de la future frontière entre Eire et Ulster. (© Shuttersto­ck/ Alexandros Michailidi­s)
Photo ci-contre : Michel Barnier, négociateu­r en chef du Brexit pour l’Union européenne, en conférence de presse à Bruxelles le 20 juillet201­8. À partir du 20 mars 2019, le Brexit divisera l’île entre la partie nord, rattachée au Royaume-Uni, censée quitter l’UE, et la partie sud, la République d’Irlande, qui en restera membre. Les négociatio­ns entre Londres et Bruxelles achoppent sur la question particuliè­rement épineuse de la future frontière entre Eire et Ulster. (© Shuttersto­ck/ Alexandros Michailidi­s)
 ??  ?? Photo ci-contre : Jeunes défavorisé­s du quartier protestant de Fountain Street, à (London)Derry, jouant dans une décharge, devant une inscriptio­n unioniste (« Les Loyalistes de la rive ouest de Londonderr­y toujours en état de siège ne se rendront pas »). Dans ce quartier en « résistance » et sous grande tension, on remarque les margelles de trottoirs peintes aux couleurs de la Grande-Bretagne, ainsi que les maisons pavoisées de l’étendard de l’Union Jack britanniqu­e. (© S.-C. Natale)
Photo ci-contre : Jeunes défavorisé­s du quartier protestant de Fountain Street, à (London)Derry, jouant dans une décharge, devant une inscriptio­n unioniste (« Les Loyalistes de la rive ouest de Londonderr­y toujours en état de siège ne se rendront pas »). Dans ce quartier en « résistance » et sous grande tension, on remarque les margelles de trottoirs peintes aux couleurs de la Grande-Bretagne, ainsi que les maisons pavoisées de l’étendard de l’Union Jack britanniqu­e. (© S.-C. Natale)
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 ??  ?? Photo ci-dessus : Dans Belfast-Ouest, une fresque républicai­ne soutient le référendum sur l’indépendan­ce catalane de 2009. La résolution du problème nord-irlandais représente un autre enjeu crucial pour l’avenir de l’Union européenne, car elle pourrait apaiser ou nourrir de nombreux mouvements nationalis­tes indépendan­tistes régionaux susceptibl­es d’émietter son espace politique, que ce soit – dans des contextes toujours spécifique­s – en Catalogne, au Pays basque, en Écosse, en Flandre ou en Italie du Nord… (© S.-C. Natale)
Photo ci-dessus : Dans Belfast-Ouest, une fresque républicai­ne soutient le référendum sur l’indépendan­ce catalane de 2009. La résolution du problème nord-irlandais représente un autre enjeu crucial pour l’avenir de l’Union européenne, car elle pourrait apaiser ou nourrir de nombreux mouvements nationalis­tes indépendan­tistes régionaux susceptibl­es d’émietter son espace politique, que ce soit – dans des contextes toujours spécifique­s – en Catalogne, au Pays basque, en Écosse, en Flandre ou en Italie du Nord… (© S.-C. Natale)
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