– FOCUS Dix ans après la Géorgie : vers une stabilisation de l’effort de défense russe
Après dix ans de restructuration progressive de l’armée, la puissance militaire est désormais un facteur important dans l’image de la Russie sur la scène internationale.
Le quatrième mandat de Vladimir Poutine semble, sur la Défense, s’engager sous des auspices contradictoires. D’un côté, devant l’Assemblée fédérale, le 1er mars 2018, le Président a consacré la moitié de son discours annuel à décrire les performances, réelles ou présumées, des nouveaux systèmes que l’industrie de défense développe pour garantir l’intégrité de la dissuasion nucléaire du pays face aux déploiements antimissiles américains. D’un autre côté, les dépenses militaires tendent à la baisse, et des personnalités politiques
– du ministre des Finances Anton Silouanov à son prédécesseur à ce poste, Alekseï Koudrine, en passant par Elvira Nabioullina, présidente de la Banque centrale russe – s’expriment en faveur d’une réduction des budgets de défense au nom de la santé de l’économie. Dix ans de réforme militaire : les résultats sont là
Ces dernières années, le gouvernement russe a consacré un effort financier considérable à la Défense. Pour de nombreux experts, russes comme occidentaux, cet effort est excessif au regard des besoins de l’économie et de la société. Il a en tout cas porté des fruits. Dix ans après la guerre en Géorgie, qui avait révélé les grandes failles de l’armée russe tant au niveau de l’équipement que de l’entraînement et de la discipline, celle-ci présente un nouveau visage qui s’est illustré en Crimée, dans le Donbass, mais surtout en Syrie et dans le cadre des exercices qu’elle conduit désormais à grande fréquence. Mieux entraînée, réorganisée, plus de la moitié de son personnel est désormais composée d’engagés sur contrat. Les opérations en Syrie ont eu un effet sur son niveau de préparation au combat. Par exemple, deux tiers des personnels des forces aériennes auraient bénéficié d’une expérience de terrain en Syrie, d’après le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou (1).
L’armée a aussi vu un renouvellement massif de son équipement au terme du programme d’armement (le document qui structure la commande d’armement pour le ministère de la Défense russe et d’autres « structures de force ») 2011-2020, même si celui-ci n’a été ni financé, ni réalisé intégralement. L’intervention en
Syrie a permis de faire de la publicité à des produits récents de l’industrie de défense – missiles Kalibr et Kh-101, avions Su-34, Su-35 et Su-57… (2) La dépense de défense élevée a aussi permis la conception de nouveaux drones, la mise au point longtemps attendue du missile longue portée du S-400, la poursuite de la modernisation de la triade nucléaire stratégique… Il faut dire que depuis 2010, de nombreuses entreprises d’armement, aidées par l’État, ont pu développer et moderniser leur appareil de production.
Bien évidemment, des programmes subissent des retards et butent sur des écueils techniques, certains liés aux sanctions occidentales (restreignant les transferts de technologies militaires et duales vers la Russie) et à la rupture des liens avec l’industrie ukrainienne.
Toutefois, la Russie compense par des programmes transitoires consistant à livrer aux armées des versions modernisées des matériels en service. La situation dans les forces n’est probablement pas uniformément favorable. Mais la Russie s’est attachée à établir des dispositifs militaires renforcés sur les zones jugées particulièrement vulnérables – Crimée, Baltique, Grand Nord… –, dispositifs à l’effet dissuasif certain, si l’on en croit les évaluations inquiètes qu’en font des responsables et des spécialistes militaires occidentaux. Et la Russie dispose désormais des capacités nécessaires à la gestion de crises dans son proche voisinage.
Vers un effort de défense plus raisonnable ?
Dernièrement, la question se pose de la capacité de la Russie à maintenir son niveau de dépenses militaires. Selon un spécialiste britannique de l’économie de la défense russe, la part de la défense nationale dans le PIB a dépassé le cap des 3 % en 2014 – avec 3,13 % du PIB, 3,82 % en 2015, 3,47 % en 2016 (3). Les évaluations du SIPRI annonçant une chute des dépenses militaires de 20 % entre 2016 et 2017 ont été infirmées dans la littérature spécialisée (4). Néanmoins, la tendance à la baisse est bien là. Vladimir Poutine a affirmé en décembre 2017 que la Russie ne devait pas se laisser entraîner dans une course aux armements et annoncé un budget de défense 2018 à 2,85 % du PIB, soit environ 46 milliards de dollars, avec des réductions supplémentaires pour les années suivantes (5).
Cela semblait d’ailleurs faire écho aux propos qu’il avait tenus en septembre 2016 à l’occasion d’une rencontre avec les personnels de l’usine Kalachnikov : pour lui, il fallait trouver « le juste milieu », le niveau auquel « [les] dépenses pour la sphère de Défense n’écraseront pas tous [les] autres besoins liés à la résolution de problèmes sociaux » – retraites, santé, éducation… Il avait aussi estimé que le point culminant du rééquipement des forces armées interviendrait aux alentours de 2021-2022, pour être ensuite suivi d’un rythme de renouvellement normal (6). Le nouveau programme d’armement 2018-2027, que le gouvernement a élaboré en tenant compte des prévisions de croissance plutôt plates pour les années à venir, est moins généreux que le précédent (il met l’accent sur les armes de précision, y compris les moyens hypersoniques, les drones de combat, l’équipement individuel du soldat, les moyens de guerre électronique, ainsi que sur la production en série d’équipements nouvellement développés) (7). Perspectives : stabilisation et consolidation de l’effort militaire
Le sous-investissement dans la Défense entre 1991 et 2005 et le durcissement de la situation internationale ont justifié la très importante mise de fonds consentie pour la restructuration de l’armée et son rééquipement lancés en 2008, après ses performances peu concluantes en Géorgie. Cette démarche est conforme à la conviction de Vladimir Poutine que la Russie ne sera respectée sur la scène internationale que si elle dispose d’une armée crédible, au-delà de la dissuasion nucléaire, qui certes sanctuarise a priori le territoire, mais n’offre pas toutes les options dont a besoin une grande puissance qui, comme la Russie, entend projeter son influence là où elle l’estime nécessaire. Aujourd’hui, alors que les relations entre la Russie et les puissances occidentales demeurent très tendues, Moscou semble néanmoins envisager de réduire les dépenses militaires pour réorienter des fonds vers le social, l’éducation, les infrastructures. Comme l’avait annoncé le président Poutine chez Kalachnikov en 2016, l’industrie d’armement est appelée à rendre ce qui lui a été donné en produisant davantage pour l’économie civile. Dans son discours du 1er mars 2018, il n’a d’ailleurs pas parlé que des armements conçus pour faire face aux défenses antimissiles américaines : il a aussi affirmé, en substance, que la principale menace pour la Russie résidait dans son retard économique et technologique.
Il reste à voir quelle suite sera donnée à ces promesses d’ajustement. Plusieurs facteurs pourraient aller dans le sens de nouveaux arbitrages budgétaires moins favorables à la défense. D’une part, comme le disent les autorités russes, les capacités militaires sont désormais globalement restaurées. Il y a des lacunes, des manques, mais, après dix ans d’investissement, ils ne sont ni plus ni moins graves que ceux auxquels font face bien d’autres institutions militaires, en Europe, en Asie… D’autre part, le président russe aborde a priori son tout dernier mandat présidentiel. Ce facteur, alors que la société s’agite autour de la réforme des retraites et semble moins goûter la tonalité de la politique extérieure (8), très militarisée ces dernières années, l’incite peut-être à s’attaquer enfin véritablement aux problèmes structurels de l’économie russe, ce qui nécessite d’investir dans l’innovation, dans les infrastructures, dans la R&D.
Pour autant, cette évolution, si elle se confirme, ne doit pas être interprétée comme une renonciation à l’affichage de la force : compte tenu de l’état actuel de sa nouvelle armée, la Russie conserve sans doute, pour le court-moyen terme, les moyens d’une activité militaire suffisante pour peser sur le cours des choses là où elle le souhaite, et pour tenir à distance ce qu’elle voit comme les menaces principales pour sa sécurité. Enfin, pour le Kremlin, la préservation de l’outil militaire restauré et le dépassement des blocages résiduels qui pèsent toujours sur lui sont aussi conditionnés par la capacité du pays à développer une économie plus robuste et plus innovante...
Notes
TASS, 12 août 2018.
Dave Majumdar, « Russia’s Military Used 215 New Weapons
Systems in Syria », nationalinterest.org, 30 janvier 2018.
Julian Cooper, « Finding the ‘Golden Mean’: Russia’s Resource
Commitment to Defence », Dossier « L’ambivalence de la puissance russe », Revue Défense nationale, no 802, été 2017, p. 104.
« Russia, Despite Military Ventures, Cut Defense Spending by Most in Decades », RFE/RL, 2 mai 2018 ; Michael Kofman, « The Collapsing Russian Defense
Budget and Other Fairy Tales », www.russiamatters.org, 23 mai 2018.
« Rossiia planirouet poetapno sokrachtchat’ raskhody na oboronou i VPK » [La Russie projette de réduire par étapes la dépense pour la défense et le CMI], RIA Novosti, 23 mars 2018 ; « Voennyï bioudjet Rossii v 2018 godou sostavit $46 mlrd »
[Le budget militaire de la Russie sera à 46 mds de dollars en 2018], Kommersant, 22 décembre 2017. Rencontre avec le personnel de l’entreprise Kalachnikov,
Ijevsk, 20 septembre 2016.
Tomas Malmlöf, « Russia’s New Armament Programme – Leaner and Meaner », RUFS Briefings, FOI (Stockholm), no 42, mars 2018. « Levada-Tsentr otmetil snijenie podderjki vnechneï politiki » [Le centre Levada relève une baisse du soutien à la politique extérieure], www.levada.ru, 9 août 2018.