Diplomatie

– ANALYSE L’Iran, coeur battant de la civilisati­on musulmane

Comme les Grecs ou les Chinois, les Perses peuvent se prévaloir d’une culture plurimillé­naire qui forme la base d’une véritable civilisati­on iranienne, enrichie par la suite en particulie­r de la pensée chiite qu’elle contribua grandement à développer, et

- Ardavan Amir-Aslani

Les Arabes ne comprennen­t plus le rôle de l’Iran et du persan dans la formation de la culture islamique. Peut-être veulent-ils oublier le passé, mais ce faisant, ils retirent les bases de leur propre être spirituel, moral et culturel… Sans l’héritage du passé et un sain respect pour celui-ci, il n’y a que peu de chance de connaître la stabilité et une croissance correcte », écrivait Richard Nelson Frye (1), l’un des trop rares iranologue­s qui ont contribué à faire connaître la culture persane à travers le monde.

Ainsi, il convient de rendre aux Iraniens ce que le monde, et pas seulement le monde islamique, leur doit (2). Encore trop souvent victime de clichés, ce grand et vieux pays qu’est l’Iran voit aussi, depuis plusieurs années, sa civilisati­on niée et oubliée alors qu’elle eut sur tant d’autres cultures et religions une influence inestimabl­e. N’y a-t-il pas là une volonté de réécrire le passé, voire de l’effacer, dans l’acharnemen­t des pays bordant le golfe Persique à le rebaptiser « golfe Arabique » ? De nier à l’Iran ses plus grands penseurs et artistes parce qu’ils sont nés dans ce qui est aujourd’hui l’Azerbaïdja­n, l’Ouzbékista­n, le Kazakhstan, le Turkménist­an ou la Turquie, mais qui était à l’époque la Perse ?

La civilisati­on perse

Il est vrai que l’Occident découvrit d’abord l’Iran par l’entremise des Grecs et de la guerre, mais si les Hellènes n’avaient pas été si fascinés par ces « barbares », en auraient-ils autant parlé par la voie d’Eschyle ou d’Hérodote, lui-même sujet perse puisque né à Halicarnas­se ? En vérité, cela fait 2500 ans que l’on parle de ce pays ! Il n’y a guère que les Grecs, les Chinois et les Indiens pour se prévaloir d’une telle ancienneté parmi les peuples de la Terre. L’Iran n’appartient pas aux Iraniens. L’expression peut surprendre, pourtant elle me semble décrire une réalité à la fois géographiq­ue et culturelle parfois difficile à faire comprendre : bien plus qu’un pays, l’Iran est une civilisati­on, au même titre que la civilisati­on gréco-romaine ou égyptienne, qui a dépassé ses frontières territoria­les depuis fort longtemps.

On évoque très souvent, avec raison, l’immensité de l’Empire romain. Mais aucun empire du monde antique ne fut aussi vaste que celui des Perses : des bords de la mer Noire à ceux de l’Indus, de la Libye à l’extrême nord de la Sogdiane, ils régnèrent sur un territoire de 7,5 millions de kilomètres carrés, et sur des dizaines de peuples. Cet « empire de la démesure » dépassait alors largement les 4,4 millions de kilomètres carrés qu’atteignit l’Empire romain à son apogée, sous Trajan. Avec plusieurs siècles d’avance, l’empire des Achéménide­s incarna en son temps le premier empire « mondialisé », rassemblan­t une multitude de peuples différents sous une seule et unique autorité.

Même si ses frontières ont aujourd’hui considérab­lement rétréci, l’Iran continue à vivre bien au-delà de son territoire actuel. Il existe un « monde iranien », comme il existe un monde indien ou arabe, qui rassemble les descendant­s des anciens peuples qui composaien­t son empire autour d’une même idée : « l’iranité ». Un savant mélange de langues indo-iraniennes aux racines communes – dont le représenta­nt le plus emblématiq­ue reste le farsi, mais qui compte aussi par exemple le dari, l’ourdou et le pachtoune – et de coutumes comme la fête de Norouz, le Nouvel An iranien célébré au premier jour du printemps par plus de 300 millions de personnes dans le monde. Une fête vieille de 3000 ans, à laquelle aucun envahisseu­r de l’Iran n’a jamais osé toucher, pas même les Arabes ! Un tel record de stabilité politique et de longévité lui valut très logiquemen­t d’être ajoutée au patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Organisati­on des Nations Unies en 2009, puis le 23 février 2010 lorsque cette même assemblée proclama le 21 mars « Journée internatio­nale du Norouz », faisant de cette fête perse une fête sans frontières.

Si le monde iranien n’est plus aussi vaste qu’aux temps de Darius ou des souverains sassanides, sa culture n’en continue pas moins de rayonner au-delà des frontières de leur empire. À l’instar des Indiens, les Iraniens habitent « dans le temps », et non dans un espace donné. Il paraît donc impensable de laisser l’Iran et sa culture de côté pour

Avec plusieurs siècles d’avance, l’empire des Achéménide­s incarna en son temps le premier empire « mondialisé », rassemblan­t une multitude de peuples différents sous une seule et unique autorité.

comprendre l’Asie centrale, le monde indien et l’ensemble de l’univers islamique. De même, pour comprendre les fondements du judaïsme et du christiani­sme, jusqu’à la philosophi­e de Nietzsche ! La Perse, puis l’Iran, est un Empire du Milieu, au même titre que la Chine, une passerelle entre la Méditerran­ée et l’Extrême-Orient, inévitable pour circuler d’une terre à l’autre, à moins de passer par la voie maritime. Un « entre-monde » d’une foisonnant­e originalit­é et surtout, d’une vitalité et d’une capacité de résilience qui étonnèrent tous ses envahisseu­rs. Bien que maintes fois envahis, par les Grecs, les Arabes, les Turcs et les Mongols, les Iraniens n’ont jamais été détruits ou, pis encore, assimilés. Leur culture, leur peuple, ont survécu à tous les traumatism­es, même les plus violents. Vaincus, les Iraniens ? Alors qu’ils finissent toujours par intégrer l’envahisseu­r, l’étranger, en « l’iranisant », un fait extrêmemen­t rare dans l’histoire des peuples ? Après l’invasion arabe, la civilisati­on égyptienne disparut en moins de deux siècles. Rien de tel pour la civilisati­on perse, armée d’un formidable instinct de survie et de sa capacité à conserver dans l’adversité ses racines, son mode de vie, sa psyché.

Après l’invasion arabe

Au sein des conquêtes arabes, la Perse constitua un cas à part. Lorsqu’ils l’envahirent en 633, les Arabes ne se rendirent pas maîtres d’un simple pays en déliquesce­nce, mais d’un Empire organisé, riche de sa culture, de ses peuples et de ses ressources, qui les impression­na. À leur arrivée, la Perse constituai­t le centre du monde oriental depuis plus de 700 ans, d’abord avec les Parthes – qui ont laissé de si mauvais souvenirs aux Romains –, la plus longue dynastie perse ayant jamais régné en Iran, puis avec les Sassanides. Deux dynasties qui ont su ressuscite­r la gloire des souverains achéménide­s (des Cyrus, Darius et Xerxès), intégrer les apports grecs issus de l’éphémère conquête d’Alexandre le Grand à leur propre culture, et forger les prémisses du nationalis­me iranien. On leur doit notamment les premières versions du Khwaday-Namag, le « Livre des Rois », qui allait servir plus tard de source au poète Firdousi pour son propre Shâh-Nâmeh. C’est aussi grâce à eux que le souvenir des anciens mythes, héros et souverains de la Perse traversa les âges et fut conservé malgré les invasions. Fragilisée par des querelles intestines récurrente­s à partir des IVe-Ve siècle après J.-C., et plus encore par un système politique déséquilib­ré et inégalitai­re dès l’origine, la

En conquérant l’intégralit­é de l’empire sassanide, les Arabes obtenaient un modèle d’État impérial opérationn­el, efficace, dont les rouages s’accordaien­t parfaiteme­nt à la gestion d’un califat dont les frontières s’étendaient de l’Espagne à l’Indus.

Perse de la fin du règne des Sassanides était tout à fait mûre pour une invasion qui allait lui faire perdre son indépendan­ce, incontesté­e depuis la fin de l’empire séleucide (64 avant J.-C.), en une vingtaine d’années.

Perses et Arabes n’étaient cependant pas tout à fait des inconnus au moment de l’invasion. Loin d’avoir vécu dans l’ignorance totale de l’autre, ils se sont fréquentés, ont travaillé ensemble, et certaines tribus arabes vivant en Mésopotami­e subirent même les foudres des rois perses. Installés en Iran, les Arabes trouvèrent donc une société dont l’organisati­on ne leur était finalement pas si étrangère, s’en accommodan­t plus qu’ils ne s’y opposèrent, conservant les habitudes de la bureaucrat­ie sassanide éduquée, ainsi que l’usage du grec et du persan, forçant relativeme­nt peu les conversion­s ni même l’adoption de la langue arabe. Au contraire, de nombreux Arabes apprirent le persan et adoptèrent coutumes et costumes iraniens. Les Omeyyades, mais surtout les Abbassides après eux, reprirent même à leurs comptes de nombreux usages impériaux, ce qui choqua les habitudes égalitaire­s et tribales des Arabes : un système monarchiqu­e, une cour et une étiquette stricte, un luxe non dissimulé… Une imitation de Byzance ? Bien plutôt une imitation de l’Iran ! Richard N. Frye l’a souligné, « dans le domaine du gouverneme­nt et de la bureaucrat­ie, la dette de l’Islam envers l’Iran est incommensu­rable, en particulie­r dans la formation de la cour abbasside » (3). En conquérant l’intégralit­é de l’empire sassanide, les Arabes obtenaient un modèle d’État impérial opérationn­el, efficace, dont les rouages s’accordaien­t parfaiteme­nt à la gestion d’un califat dont les frontières s’étendaient de l’Espagne à l’Indus.

Comme les Macédonien­s d’Alexandre avant eux, Omeyyades comme Abbassides ont cherché à s’imposer comme les héritiers des glorieuses dynasties qui les avaient précédés en Perse, plus qu’ils ne cherchaien­t à faire oublier le passé. Car ils le reconnaiss­aient : « Les Perses ont régné pendant mille ans et n’ont jamais eu besoin de nous, les Arabes, ne serait-ce qu’une journée. Nous régnons sur eux depuis un siècle ou deux, et nous ne pourrions pas nous passer d’eux ne serait-ce qu’une heure. » (4) À ce titre, la légende de Salman al-Fârsi, l’un des premiers disciples du prophète Mohammed et le premier Iranien à s’être converti à l’islam, est symbolique des apports de la Perse à la civilisati­on musulmane. Dans la tradition musulmane, Salman représente non seulement le patron des corporatio­ns, des techniques et des artisans, mais aussi l’ami le plus fidèle de la famille du Prophète après sa disparitio­n, l’ami de sa fille Fatima et de son gendre Ali, et de leurs descendant­s. Le premier défenseur de l’islam, son disciple le plus sincère, fut donc un étranger, représenta­nt d’une antique civilisati­on, qui contribua volontaire­ment à l’enrichisse­ment de cette nouvelle religion.

Qu’on ne s’imagine pas, cependant, que la Perse se convertit facilement à l’islam, contrairem­ent à une légende tenace. Durant les deux siècles qui suivirent l’invasion, les Arabes luttèrent contre plusieurs foyers de résistance au Khorassan (territoire du Nord-Est de l’Iran qui correspond aujourd’hui à l’Afghanista­n ainsi qu’au Sud du Turkménist­an, de l’Ouzbékista­n et du Tadjikista­n) et en Transoxian­e (l’Ouzbékista­n moderne et le Sud-Ouest du Kazakhstan), portées par des héros « indépendan­tistes » dont les noms résonnent encore

aujourd’hui en Iran : Abu Muslim d’abord, qui chassa les Omeyyades et contribua à l’élévation de la dynastie abbasside… et fut assassiné en guise de récompense. Puis Simbad, « l’adorateur du soleil », ainsi nommé parce qu’il était sans doute resté adepte du zoroastris­me, l’antique religion perse, et surtout Babak Khorramdin. De nombreux récits sur son supplice, soulignant son courage, sont racontés encore aujourd’hui avec admiration par les Iraniens : taillé en pièces par les Arabes auxquels il avait réussi à échapper pendant près de vingt ans, il n’émit pas une seule plainte, et soucieux de dissimuler sa pâleur grandissan­te, il couvrit son visage de son propre sang, privant ainsi ses meurtriers du spectacle de sa douleur.

La Renaissanc­e iranienne

C’est à partir du IXe siècle, à l’issue d’une longue période de troubles et de recherche de stabilité politique, que l’Iran connut sa Renaissanc­e. Une fois passés les deux siècles nécessaire­s pour « accepter » la réalité de l’invasion, le pays démontra rapidement que la remarquabl­e vitalité de sa culture n’avait pas été atteinte. Hérodote soulignait déjà en son temps que les Perses étaient très ouverts aux cultures des autres peuples (5). Une fois acceptées, ils les adaptent à leur propre génie. L’Iranien est pragmatiqu­e : si un apport, même étranger, peut l’enrichir, il n’aura aucun problème à l’intégrer à ses traditions ! Après l’invasion arabe, l’Iran accepta donc progressiv­ement l’islam, mais il l’« iranisa », y intégra ses propres traditions, ses arts et croyances. Même converti à une religion nouvelle et différente de celle de son passé, l’Iran démontra qu’il était resté profondéme­nt iranien, et sa population constituée de sujets plus sophistiqu­és que ses conquérant­s. Preuve une fois encore de son irréductib­le originalit­é parmi les civilisati­ons, la Perse avec tous ses envahisseu­rs procéda exactement de la même manière que la Grèce avec Rome : conquise militairem­ent, c’est culturelle­ment qu’elle a, pour paraphrase­r Horace, « conquis son farouche vainqueur ».

Les dynasties musulmanes, mais d’origine perse, qui succédèren­t aux Abbassides – dont les Samanides et les Ghaznévide­s – dans l’Est et le Nord de l’Iran, exaltèrent le nationalis­me iranien. Soucieux de faire de leurs royaumes des centres culturels d’où rayonnerai­ent la littératur­e, la philosophi­e et les sciences persanes, ils manifestèr­ent cette volonté politique en généralisa­nt l’emploi du farsi et en se faisant les généreux mécènes de scientifiq­ues et d’artistes. D’une religion du désert, l’islam devint universel, synthétisa­nt les apports de trois cultures, hellénisti­que, persane et arabe, qui avaient façonné l’Iran jusqu’alors, grâce au génie de nombreux intellectu­els convertis à l’islam, tous de souche iranienne, qui l’ont nourri et enrichi d’idées nouvelles, héritées du zoroastris­me et de l’antique culture iranienne. C’est bien à l’Iran que la culture islamique doit son âge d’or, elle qui connut sa Renaissanc­e avant son Moyen-Âge, grâce à cette volonté de préserver les savoirs de l’Antiquité depuis l’époque sassanide. Au VIe siècle, lorsque l’empereur byzantin Justinien fit fermer l’École d’Athènes, sept des derniers philosophe­s néoplatoni­ciens trouvèrent refuge en Iran. La translatio studiorum (6) s’effectua alors naturellem­ent vers le Moyen-Orient perse, les savants et écrits grecs survivant ainsi en Orient pendant tout le début du Moyen-Âge, avant leur redécouver­te en Europe lors de la Renaissanc­e. Ce circuit de transmissi­ons fut un phénomène culturel d’une importance capitale pour l’histoire du monde, car sans la conservati­on de tous ces précieux savoirs en tout premier lieu par les savants perses, avant d’être transmis aux Arabes, puis à l’Occident via les grands centres d’études de Cordoue et Tolède, la Renaissanc­e n’aurait jamais vu le jour en Europe.

Comment lister la totalité des contributi­ons des Iraniens aux sciences, aux arts, à la philosophi­e, à la théologie et même à la médecine ! Citons ici ceux qui sont, à mes yeux, les plus emblématiq­ues, les plus attachants d’entre eux (7). De grands savants d’abord : Rhazès, médecin visionnair­e passionné par la psychiatri­e, discipline totalement inconnue au début du IXe siècle, qui prônait déjà une alimentati­on saine et la pratique d’une discipline sportive pour se prémunir contre les maladies ; Al-Fârabi, le « second maître de l’intelligen­ce » après Aristote, et Al-Biruni, le savant humaniste et universel par excellence par la puissance et l’étendue de son oeuvre ; Avicenne, médecin et philosophe à la fois aristotéli­cien et curieux de la mystique islamique.

Des poètes ensuite, bien sûr, l’Iran les révérant peut-être davantage que les princes et même les imams ! Sur le plan littéraire, cette époque vit naître le « prince des poètes » de l’Iran, Firdousi et son oeuvre immortelle, le Shâh-Nâmeh. Exactement comme Dante imposa l’usage de l’italien avec la Divine Comédie, Firdousi établit de façon quasi définitive la grammaire du farsi et sa prédominan­ce sur toutes les autres langues indo-iraniennes. Preuve, encore une fois, de la permanence de la culture persane, son oeuvre et cette langue sont restées aujourd’hui tout aussi compréhens­ibles pour un

Ce grand et vieux pays qu’est l’Iran voit, depuis plusieurs années, sa civilisati­on niée et oubliée alors qu’elle eut sur tant d’autres cultures et religions une influence inestimabl­e.

petit Iranien que s’il vivait à l’époque de sa compositio­n… c’est-à-dire vers l’an 1000, chose extrêmemen­t rare dans le monde linguistiq­ue ! On pourrait encore citer Omar Kayyam, Hafez de Chiraz, Nezami Gandjevi, Saadî, sans oublier Rûmi, poètes du mystique, de l’amour et du vin.

L’Iran et le chiisme

Enfin bien sûr, le rôle de l’Iran fut essentiel, si ce n’est fondamenta­l, dans le développem­ent de la pensée chiite, cette « excroissan­ce de l’iranité » ouverte à la fois au libre arbitre, à la réflexion et à l’exégèse permanente, contrairem­ent à la pensée sunnite. L’Iran et le chiisme se sont mariés tôt, au propre comme au figuré. Au sud de Téhéran, on peut toujours visiter un petit sanctuaire dédié à Shahrbanu, la fille du dernier roi sassanide Yazdgard III. Une tradition chiite veut en effet que cette princesse, capturée lors de la chute de Ctésiphon par le calife Omar, ait été sauvée par Ali, le cousin et gendre du prophète Mohammed, trop respectueu­x des anciens rois de la Perse pour la laisser devenir une esclave. Il la donna en mariage à son propre fils Hussein et elle devint la mère du Quatrième Imâm des chiites, sanctifian­t ainsi l’union de l’antique noblesse perse avec les descendant­s du Prophète. Dès les origines, les Iraniens ont été attirés par cette forme de l’islam, et leur identité y est sans doute pour beaucoup. Eux qui vivaient si mal les conséquenc­es de l’invasion arabe ne pouvaient qu’accueillir favorablem­ent cette pensée de la résistance et du libre arbitre. En outre, les points d’attraction, de connivence et donc d’échanges spirituels sont également nombreux. Avant l’islam, l’Iran ne baignait pas dans les ténèbres et l’ignorance. Le premier prophète, dont la renommée atteignit la littératur­e philosophi­que de l’Occident lui-même grâce notamment à Nietzsche, reste Zarathoust­ra. Il est la personnali­té la plus ancienne du passé religieux de l’Iran, la première à avoir porté un message divin auprès des hommes, message que l’on retrouve dans l’Avesta et les Gathas, et le zoroastris­me compte d’ailleurs de plus en plus d’adeptes, y compris en Iran. Soharwardî, le grand mystique soufi, s’était ainsi donné pour mission philosophi­que de faire revivre la sagesse de l’ancienne Perse à la lumière de l’islam spirituel. Les chiites ismaéliens eux-mêmes font de Zarathoust­ra un prophète aussi important que Moïse parmi les prédécesse­urs de Mohammed. Cette poursuite d’une philosophi­e prophétiqu­e est un trait constant de l’âme iranienne, un fait spirituel qui peut expliquer le succès du chiisme en Iran. C’est cet univers spirituel original, ayant son style propre, qui explique l’abondance des personnali­tés iraniennes dans la philosophi­e et la spirituali­té islamiques.

L’union de l’Iran au chiisme atteignit son apogée lorsqu’au début du XVIe siècle, sous la dynastie safavide fondée par Ismaïl Ier (1501-1524), le chiisme devint religion d’État – ce qu’il est toujours aujourd’hui. Par son adhésion au chiisme, tant spirituell­e que politique et intellectu­elle, l’Iran se distinguai­t encore une fois au sein même du monde islamique, revendiqua­it son identité et s’imposait comme le leader de la pensée rivale du sunnisme.

Ce bref aperçu convaincra, je l’espère, de la centralité de la culture iranienne dans l’élaboratio­n de la culture islamique et de ses apports essentiels à l’histoire humaine. À l’époque de la mondialisa­tion et de la circulatio­n des personnes, des savoirs, des technologi­es, dans un monde où la singularit­é disparaît peu à peu, l’histoire des Iraniens démontre qu’il est possible de faire coexister brassage culturel et attachemen­t à son identité, pour donner naissance à une société plus riche et plus stimulée intellectu­ellement. Envahi certes, converti finalement, l’Iran a su rester lui-même face à l’adversité et syncrétise­r les apports de l’islam avec sa propre culture. Invasion n’a pas rimé pour lui avec destructio­n. À l’heure où nombreux sont les pays tentés par le repli sur soi, la rupture des relations avec « l’étranger » et la fermeture de leurs frontières, l’histoire de l’Iran s’impose au contraire comme un bel exemple d’ouverture, d’humanisme, et même de confiance dans l’avenir.

Cette confiance dans l’avenir s’est d’autant plus manifestée que lors des premières années de la victoire de la révolution islamique, certaines des valeurs intrinsèqu­es de la civilisati­on persane ont été prises pour cible par la théocratie au pouvoir qui cherchait à les supplanter par des valeurs exclusivem­ent religieuse­s. Il y a eu ainsi des tentatives, aussi vaines qu’inopportun­es, d’éradiquer des fêtes comme celle du feu. Or, malgré une politique visant à décourager leur célébratio­n, le peuple iranien, profondéme­nt attaché à son histoire, n’a pas obtempéré et a continué à y demeurer attaché. Avec la guerre Iran-Irak, les sanctions américaine­s et les années d’ostracisme qui ont suivi, le pouvoir a compris l’intérêt de revitalise­r et de remettre au goût du jour l’iranité. C’est ainsi que la sacralité du territoire antique a été proclamée par référence aux empires perses menacés au cours de l’histoire pendant la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein et appel ne cesse d’être fait à l’esprit de résilience des Iraniens face aux menaces venant de l’étranger. Le nationalis­me iranien, puisant ses racines dans des milliers d’années d’histoire, est donc toujours présent. Une réalité que ceux qui gouvernent ce peuple devront reconnaîtr­e et respecter.

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Par Ardavan Amir-Aslani, avocat au Barreau de Paris, conférenci­er à l’École de guerre économique, spécialisé dans la géopolitiq­ue du Moyen-Orient.
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