– FOCUS Nationalismes en Europe et influence russe : le cas français
Vous venez de travailler, pendant un an, avec Marlène Laruelle et Nicolas Lebourg, sur le soft power russe qui s’exerce sur les partis politiques et les institutions de la société civile en France. Quelle est la nature des liens entre le pouvoir russe (qu’il soit incarné par Vladimir Poutine, son parti ou d’autres instances de l’establishment économique et politique), et les partis europhobes français ? J.-Y. Camus : Ce programme de recherche initié par le Carnegie Council for Ethics in International Affairs et mené sous la direction de Marlène Laruelle comprenait trois études : la sienne, portant sur la « Para-diplomatie culturelle et économique », celle de l’historien Nicolas Lebourg (Université de Montpellier) sur la Russie et l’extrême droite française et enfin la mienne, sur « les partis politiques français et la Russie ». Nous sommes partis du principe que la Russie, comme toute grande puissance et même comme de nombreuses puissances émergentes, poursuivait une politique d’influence dans notre pays qu’il convient d’analyser en dehors de toute démonisation, parce qu’elle s’inscrit d’abord dans une longue histoire, depuis la « Grande Ambassade » de Pierre le Grand et qu’ensuite, elle est déterminée par des facteurs au fond assez classiques comme la recherche de relais d’opinion au sein des élites politiques et culturelles ou des médias et le renforcement des échanges économiques et du courant des affaires. Le fait que la Russie travaille à ce que le pouvoir, en France, soit exercé par des formations carrément favorables à sa politique, ou du moins qui n’y sont pas radicalement opposées n’a rien d’exceptionnel : les États-Unis n’opèrent pas autrement. Ce qui fait la singularité de la politique d’influence russe, c’est qu’elle semble partir du principe que la France, qui avait fait le choix du monde multipolaire et d’une politique étrangère autonome, d’une politique de puissance précisément, est en train de basculer vers un arrimage au vaisseau américain et une dilution dans une Europe davantage intégrée. Or, le pouvoir russe ne veut pas voir l’Europe prendre de place et se mettre en travers du condominium qu’elle entend continuer d’exercer, avec les États-Unis, sur les affaires du monde. C’est ce qui la pousse à soutenir des mouvements souverainistes, voire de droite radicale. Mais en même temps, l’attitude russe prend acte de l’évolution du paysage politique français, en particulier l’évolution de la droite de gouvernement vers des positions plus néoconservatrices et atlantistes, prenant davantage en considération la question des droits de l’homme dans
la politique étrangère. La Russie n’y trouve plus son compte, alors qu’elle n’a pas eu à se plaindre du quinquennat de Nicolas Sarkozy. L’évolution de la droite sur les questions sociétales l’inquiète également : on est persuadé en Russie d’incarner le vrai modèle civilisationnel européen, face à un Occident « décadent », qui a abandonné les valeurs de la famille, du patriotisme, de la foi chrétienne, du pouvoir fort. Une fraction du pouvoir russe, ainsi que des hommes qui sont à la croisée des affaires et de la politique, en a déduit qu’il fallait avoir deux fers au feu : la droite de gouvernement en espérant qu’elle se reprenne (et en y travaillant) et la droite radicale, au cas où celle-ci prendrait le pas sur la première. Vous remarquerez que je n’évoque que la droite car à quelques exceptions notables près, la gauche a tourné le dos à la Russie alors que le réalisme géopolitique, et politique tout court, commande, comme le président Macron l’a fait, de fixer des limites que la Russie ne doit pas franchir, de défendre les droits individuels (en intervenant pour Oleg Sentsov par exemple) et de parler avec la Russie comme avec une très grande puissance.
Peut-on considérer que les liens avec la Russie ont été fondateurs idéologiquement pour la quasi-totalité des tendances souverainistes françaises ? Quels sont les ressorts principaux de leur plus récent pivot idéologique vers l’est ?
Je ne crois pas que les choses se présentent ainsi. Les souverainistes qui demeurent au sein des Républicains, ainsi que Nicolas Dupont-Aignan et certains de ses proches, poursuivent une politique gaulliste qui a préexisté de beaucoup à la chute de l’URSS et part du principe, d’une part, que le pouvoir poutinien n’est qu’un (long) moment dans l’histoire de la relation franco-russe, et d’autre part, que celle-ci est un contrepoids nécessaire à ce qu’ils considèrent comme étant l’hégémonie américaine. Il se trouve que les modalités d’exercice du pouvoir par Poutine correspondent à l’idée qu’ils se font d’un régime présidentiel fort et que les valeurs morales de ce régime correspondent aux leurs. Ces souverainistes-là n’ont jamais pivoté, ils sont juste orphelins d’un gaullisme qui n’est plus qu’une incantation dans la bouche d’une droite massivement ralliée au consensus libéral et à une forme de néo-atlantisme, voire à la pensée néo-conservatrice. Certains souverainistes – c’est le cas de Philippe de Villiers – sont en outre depuis longtemps familiers du discours national-patriotique russe : en 1993 déjà, il avait reçu Alexandre Soljenitsyne en Vendée, où il avait prononcé, en cette année du bicentenaire des guerres de Vendée, un discours d’essence contre-révolutionnaire qui résonne beaucoup dans la droite la plus conservatrice, car il s’attaque aux racines mêmes de toutes les révolutions, à savoir l’idéologie du progrès et le constructivisme social. Soljenitsyne a beaucoup marqué ce camp politique parce qu’il est, à ses yeux, le symbole de la résistance chrétienne au matérialisme athée et que la Russie leur paraît, contrairement à l’Europe occidentale, préserver la place que la spiritualité, la religion, les valeurs traditionnelles, ont conservé là-bas et que nous aurions perdue. Cet attrait pour l’Est non corrompu par les valeurs matérialistes, et par ailleurs resté « identitaire » par comparaison avec une Europe occidentale « abâtardie » par le multiculturalisme, pousse également les souverainistes à regarder vers le modèle des pays du groupe de Visegrad [Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie]. Au sein du FN, le « pivot vers la Russie » est le fruit d’une histoire et de nécessités conjoncturelles. De l’histoire, parce que dès les années 1970, des militants ou dirigeants frontistes s’intéressaient à la dissidence soviétique, notamment ceux issus de la mouvance « solidariste » et que d’autres, sous Eltsine, avaient pris contact avec la mouvance nationale-patriotique (notamment avec le géopolitologue Alexandre Douguine), voire nationalecommuniste russe, dans ce cas au nom d’un anti-américanisme absolu et d’un « antisionisme » non moins virulent. La conjoncture, c’est que le FN a trouvé un allié à Moscou dans son combat pour affaiblir l’Union européenne de l’intérieur, et ce à un moment où il connaissait des difficultés financières qui l’ont conduit à se tourner vers des financements russes. Mais il faut être clair : ces financements sont venus parce qu’il y avait accord sur les valeurs politiques et non l’inverse.
En mars 2017, en pleine campagne électorale en France, Marine Le Pen, la présidente du FN et candidate à l’élection présidentielle, était officiellement reçue par Vladimir Poutine à Moscou. Alors que la Russie entretient des réseaux avec globalement tous les partis politiques français, comment analysez-vous la visibilité particulière donnée à sa relation avec le FN ?
Cette rencontre avec Poutine est venue assez tard car Mme Le Pen se rendait à Moscou depuis son accession à la tête du FN en 2011, reçue le plus souvent par l’ancien président de la Douma, désormais chef des services secrets, Sergueï Narichkine, mais sans avoir accès au Président. Mon analyse est que Moscou avait misé sur François Fillon, sans doute le plus gaulliste traditionnel des candidats qui, quand il était Premier ministre, s’était toujours montré attentif à la Russie. Marine Le Pen est restée un « plan B » pour Moscou jusqu’au moment où les « affaires » ont rendu l’élection de Fillon hautement improbable. Nous en sommes toujours là. Entre une droite de gouvernement affirmée sur le plan des valeurs comme celle conduite par Laurent Wauquiez et le FN, le pouvoir russe choisira sans doute la sécurité qu’offre le retour de la droite au pouvoir, mais en gardant plus ou moins discrètement une Photo ci-contre : Le 16 novembre 2016, la députée du Front National Marion Maréchal-Le Pen participe à une interview télévisée sur la chaîne russe RT.
Lors de sa visite à Moscou, elle a vanté le « destin commun » de la France et de la Russie, appelant à « réorganiser les alliances avec la Russie en vue d’un monde plus équilibré, plus juste et plus respectueux de nos souverainetés et nos identités respectives ».
Elle a également rappelé lors de ce déplacement le souhait du FN (aujourd’hui Rassemblement National) que la Crimée soit reconnue comme russe. (© Twitter/ Marion Maréchal/RT)
forme de soutien au FN. Le dosage du soutien entre ces deux droites dépendra du résultat des européennes de mai 2019.
Si des liens historiques et idéologiques très spécifiques existent entre souverainisme français et pouvoir russe, la « russophilie » est un phénomène – plus ou moins récent selon les pays – assez largement partagé parmi les mouvements nationalistes en Europe. Dans quelle mesure cette généralisation est-elle le résultat d’une stratégie russe d’influence sur les démocraties occidentales et sur l’Union européenne ?
La russophilie française doit être étudiée, sinon depuis la « Grande Ambassade » de Pierre le Grand, du moins depuis le début du XIXe siècle et le contact entre les monarchistes contre-révolutionnaires et la Russie, notamment dans l’émigration. Il existe effectivement une stratégie russe d’influence, ou plutôt des stratégies car celles de Poutine, de Rogozine et de Konstantin Malofeev ne sont pas strictement identiques. Elles visent à la fois à desserrer l’étau des sanctions en se ménageant des appuis et à influer sur le cours politique de l’Europe pour la faire revenir au modèle « Europe des Nations », au lieu qu’elle aille vers davantage d’intégration. Mais la russophilie est aussi une manière de formuler nos interrogations sur la frontière de l’Europe : nous savons où elle se situe à l’ouest, nous ne le savons pas clairement à l’est. C’est une question qui taraude l’histoire de notre continent.