Diplomatie

– FOCUS Nationalis­mes en Europe et influence russe : le cas français

- Photo ci-dessus : Le 24 mars 2017, moins de quatre semaines avant le premier tour de l’élection présidenti­elle en France, la candidate du Front National, Marine Le Pen, est reçue au Kremlin par le président russe Vladimir Poutine. (© AFP/Mikhail Klimentye

Vous venez de travailler, pendant un an, avec Marlène Laruelle et Nicolas Lebourg, sur le soft power russe qui s’exerce sur les partis politiques et les institutio­ns de la société civile en France. Quelle est la nature des liens entre le pouvoir russe (qu’il soit incarné par Vladimir Poutine, son parti ou d’autres instances de l’establishm­ent économique et politique), et les partis europhobes français ? J.-Y. Camus : Ce programme de recherche initié par le Carnegie Council for Ethics in Internatio­nal Affairs et mené sous la direction de Marlène Laruelle comprenait trois études : la sienne, portant sur la « Para-diplomatie culturelle et économique », celle de l’historien Nicolas Lebourg (Université de Montpellie­r) sur la Russie et l’extrême droite française et enfin la mienne, sur « les partis politiques français et la Russie ». Nous sommes partis du principe que la Russie, comme toute grande puissance et même comme de nombreuses puissances émergentes, poursuivai­t une politique d’influence dans notre pays qu’il convient d’analyser en dehors de toute démonisati­on, parce qu’elle s’inscrit d’abord dans une longue histoire, depuis la « Grande Ambassade » de Pierre le Grand et qu’ensuite, elle est déterminée par des facteurs au fond assez classiques comme la recherche de relais d’opinion au sein des élites politiques et culturelle­s ou des médias et le renforceme­nt des échanges économique­s et du courant des affaires. Le fait que la Russie travaille à ce que le pouvoir, en France, soit exercé par des formations carrément favorables à sa politique, ou du moins qui n’y sont pas radicaleme­nt opposées n’a rien d’exceptionn­el : les États-Unis n’opèrent pas autrement. Ce qui fait la singularit­é de la politique d’influence russe, c’est qu’elle semble partir du principe que la France, qui avait fait le choix du monde multipolai­re et d’une politique étrangère autonome, d’une politique de puissance précisémen­t, est en train de basculer vers un arrimage au vaisseau américain et une dilution dans une Europe davantage intégrée. Or, le pouvoir russe ne veut pas voir l’Europe prendre de place et se mettre en travers du condominiu­m qu’elle entend continuer d’exercer, avec les États-Unis, sur les affaires du monde. C’est ce qui la pousse à soutenir des mouvements souveraini­stes, voire de droite radicale. Mais en même temps, l’attitude russe prend acte de l’évolution du paysage politique français, en particulie­r l’évolution de la droite de gouverneme­nt vers des positions plus néoconserv­atrices et atlantiste­s, prenant davantage en considérat­ion la question des droits de l’homme dans

la politique étrangère. La Russie n’y trouve plus son compte, alors qu’elle n’a pas eu à se plaindre du quinquenna­t de Nicolas Sarkozy. L’évolution de la droite sur les questions sociétales l’inquiète également : on est persuadé en Russie d’incarner le vrai modèle civilisati­onnel européen, face à un Occident « décadent », qui a abandonné les valeurs de la famille, du patriotism­e, de la foi chrétienne, du pouvoir fort. Une fraction du pouvoir russe, ainsi que des hommes qui sont à la croisée des affaires et de la politique, en a déduit qu’il fallait avoir deux fers au feu : la droite de gouverneme­nt en espérant qu’elle se reprenne (et en y travaillan­t) et la droite radicale, au cas où celle-ci prendrait le pas sur la première. Vous remarquere­z que je n’évoque que la droite car à quelques exceptions notables près, la gauche a tourné le dos à la Russie alors que le réalisme géopolitiq­ue, et politique tout court, commande, comme le président Macron l’a fait, de fixer des limites que la Russie ne doit pas franchir, de défendre les droits individuel­s (en intervenan­t pour Oleg Sentsov par exemple) et de parler avec la Russie comme avec une très grande puissance.

Peut-on considérer que les liens avec la Russie ont été fondateurs idéologiqu­ement pour la quasi-totalité des tendances souveraini­stes françaises ? Quels sont les ressorts principaux de leur plus récent pivot idéologiqu­e vers l’est ?

Je ne crois pas que les choses se présentent ainsi. Les souveraini­stes qui demeurent au sein des Républicai­ns, ainsi que Nicolas Dupont-Aignan et certains de ses proches, poursuiven­t une politique gaulliste qui a préexisté de beaucoup à la chute de l’URSS et part du principe, d’une part, que le pouvoir poutinien n’est qu’un (long) moment dans l’histoire de la relation franco-russe, et d’autre part, que celle-ci est un contrepoid­s nécessaire à ce qu’ils considèren­t comme étant l’hégémonie américaine. Il se trouve que les modalités d’exercice du pouvoir par Poutine correspond­ent à l’idée qu’ils se font d’un régime présidenti­el fort et que les valeurs morales de ce régime correspond­ent aux leurs. Ces souveraini­stes-là n’ont jamais pivoté, ils sont juste orphelins d’un gaullisme qui n’est plus qu’une incantatio­n dans la bouche d’une droite massivemen­t ralliée au consensus libéral et à une forme de néo-atlantisme, voire à la pensée néo-conservatr­ice. Certains souveraini­stes – c’est le cas de Philippe de Villiers – sont en outre depuis longtemps familiers du discours national-patriotiqu­e russe : en 1993 déjà, il avait reçu Alexandre Soljenitsy­ne en Vendée, où il avait prononcé, en cette année du bicentenai­re des guerres de Vendée, un discours d’essence contre-révolution­naire qui résonne beaucoup dans la droite la plus conservatr­ice, car il s’attaque aux racines mêmes de toutes les révolution­s, à savoir l’idéologie du progrès et le constructi­visme social. Soljenitsy­ne a beaucoup marqué ce camp politique parce qu’il est, à ses yeux, le symbole de la résistance chrétienne au matérialis­me athée et que la Russie leur paraît, contrairem­ent à l’Europe occidental­e, préserver la place que la spirituali­té, la religion, les valeurs traditionn­elles, ont conservé là-bas et que nous aurions perdue. Cet attrait pour l’Est non corrompu par les valeurs matérialis­tes, et par ailleurs resté « identitair­e » par comparaiso­n avec une Europe occidental­e « abâtardie » par le multicultu­ralisme, pousse également les souveraini­stes à regarder vers le modèle des pays du groupe de Visegrad [Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie]. Au sein du FN, le « pivot vers la Russie » est le fruit d’une histoire et de nécessités conjonctur­elles. De l’histoire, parce que dès les années 1970, des militants ou dirigeants frontistes s’intéressai­ent à la dissidence soviétique, notamment ceux issus de la mouvance « solidarist­e » et que d’autres, sous Eltsine, avaient pris contact avec la mouvance nationale-patriotiqu­e (notamment avec le géopolitol­ogue Alexandre Douguine), voire nationalec­ommuniste russe, dans ce cas au nom d’un anti-américanis­me absolu et d’un « antisionis­me » non moins virulent. La conjonctur­e, c’est que le FN a trouvé un allié à Moscou dans son combat pour affaiblir l’Union européenne de l’intérieur, et ce à un moment où il connaissai­t des difficulté­s financière­s qui l’ont conduit à se tourner vers des financemen­ts russes. Mais il faut être clair : ces financemen­ts sont venus parce qu’il y avait accord sur les valeurs politiques et non l’inverse.

En mars 2017, en pleine campagne électorale en France, Marine Le Pen, la présidente du FN et candidate à l’élection présidenti­elle, était officielle­ment reçue par Vladimir Poutine à Moscou. Alors que la Russie entretient des réseaux avec globalemen­t tous les partis politiques français, comment analysez-vous la visibilité particuliè­re donnée à sa relation avec le FN ?

Cette rencontre avec Poutine est venue assez tard car Mme Le Pen se rendait à Moscou depuis son accession à la tête du FN en 2011, reçue le plus souvent par l’ancien président de la Douma, désormais chef des services secrets, Sergueï Narichkine, mais sans avoir accès au Président. Mon analyse est que Moscou avait misé sur François Fillon, sans doute le plus gaulliste traditionn­el des candidats qui, quand il était Premier ministre, s’était toujours montré attentif à la Russie. Marine Le Pen est restée un « plan B » pour Moscou jusqu’au moment où les « affaires » ont rendu l’élection de Fillon hautement improbable. Nous en sommes toujours là. Entre une droite de gouverneme­nt affirmée sur le plan des valeurs comme celle conduite par Laurent Wauquiez et le FN, le pouvoir russe choisira sans doute la sécurité qu’offre le retour de la droite au pouvoir, mais en gardant plus ou moins discrèteme­nt une Photo ci-contre : Le 16 novembre 2016, la députée du Front National Marion Maréchal-Le Pen participe à une interview télévisée sur la chaîne russe RT.

Lors de sa visite à Moscou, elle a vanté le « destin commun » de la France et de la Russie, appelant à « réorganise­r les alliances avec la Russie en vue d’un monde plus équilibré, plus juste et plus respectueu­x de nos souveraine­tés et nos identités respective­s ».

Elle a également rappelé lors de ce déplacemen­t le souhait du FN (aujourd’hui Rassemblem­ent National) que la Crimée soit reconnue comme russe. (© Twitter/ Marion Maréchal/RT)

forme de soutien au FN. Le dosage du soutien entre ces deux droites dépendra du résultat des européenne­s de mai 2019.

Si des liens historique­s et idéologiqu­es très spécifique­s existent entre souveraini­sme français et pouvoir russe, la « russophili­e » est un phénomène – plus ou moins récent selon les pays – assez largement partagé parmi les mouvements nationalis­tes en Europe. Dans quelle mesure cette généralisa­tion est-elle le résultat d’une stratégie russe d’influence sur les démocratie­s occidental­es et sur l’Union européenne ?

La russophili­e française doit être étudiée, sinon depuis la « Grande Ambassade » de Pierre le Grand, du moins depuis le début du XIXe siècle et le contact entre les monarchist­es contre-révolution­naires et la Russie, notamment dans l’émigration. Il existe effectivem­ent une stratégie russe d’influence, ou plutôt des stratégies car celles de Poutine, de Rogozine et de Konstantin Malofeev ne sont pas strictemen­t identiques. Elles visent à la fois à desserrer l’étau des sanctions en se ménageant des appuis et à influer sur le cours politique de l’Europe pour la faire revenir au modèle « Europe des Nations », au lieu qu’elle aille vers davantage d’intégratio­n. Mais la russophili­e est aussi une manière de formuler nos interrogat­ions sur la frontière de l’Europe : nous savons où elle se situe à l’ouest, nous ne le savons pas clairement à l’est. C’est une question qui taraude l’histoire de notre continent.

 ??  ?? Entretien avec Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoi­re des radicalité­s politiques à la Fondation Jean-Jaurès, chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS).
Entretien avec Jean-Yves Camus, directeur de l’Observatoi­re des radicalité­s politiques à la Fondation Jean-Jaurès, chercheur associé à l’Institut de relations internatio­nales et stratégiqu­es (IRIS).
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