– ENTRETIEN Pologne – Hongrie : dérives autoritaires et nationalistes
Le Premier ministre hongrois Viktor Orban est volontiers présenté comme l’archétype du leader nationaliste du XXIe siècle en Europe de l’Est, voire dans l’ensemble de l’Europe. Entre « nationalisme », « extrême droite », « souverainisme », « europhobie »…, comment définiriez-vous plus précisément sa plate-forme idéologique ?
F. Zalewski : Les labels en « -isme » censés résumer la totalité d’un projet idéologique sont souvent réducteurs. Comme Viktor Orban l’a explicitement déclaré dès 2014, il est tout d’abord engagé dans la promotion de la « démocratie illibérale ». Quand il reprend à son compte cette notion d’origine américaine, mais qui appartient là-bas au discours des libéraux, c’est pour dire que les démocraties libérales ne sont plus un horizon souhaitable ni un cadre d’action adapté aux défis du XXIe siècle, contrairement au régime d’une « démocratie » aux tendances autoritaires comme la Russie.
Mais cette orientation est aussi une réponse au contexte local. Il ne faut pas oublier le revers qu’a constitué, pour les partis de droite est-européens, le retour des communistes au pouvoir depuis les années 1990, alors que l’on pensait irréversible le tournant de 1989. Pour ces dirigeants, dont l’histoire politique était ancrée dans l’anticommunisme – au sens large d’opposition au régime communiste –, cela a été un véritable choc. Orban a perdu les élections en 2002 face aux anciens communistes. Ce que l’on peut considérer comme une radicalisation idéologique conservatrice se nourrit ainsi de cette idée que le pouvoir serait resté aux mains des « communistes », audelà du fait que c’est un moyen de construire une offre politique plus distinctive.
Sur un autre plan, Orban et son parti, le Fidesz (Union civique hongroise) pratiquent une « politique mémorielle » très active. Ils promeuvent une version à la fois anticommuniste et nationaliste du passé récent de la Hongrie. Cette politique permet d’inscrire le régime actuel dans une histoire plus longue et de le légitimer, tout en disqualifiant le régime communiste. Orban a fait son entrée sur la scène politique hongroise lors des funérailles nationales de Nagy en 1989 ! Par ailleurs, le nationalisme hongrois (pas uniquement celui d’Orban) se nourrit de la nostalgie de la Grande Hongrie, démantelée par le traité de Trianon, en 1921. Orban investit ainsi d’un fort pouvoir symbolique la mobilisation des populations hongroises ressortissantes des pays voisins, et notamment celles de Roumanie. En revanche, on peut noter que, contrairement au Jobbik, le Fidesz ne manifeste pas un alignement strict sur la matrice historique du fascisme. C’est davantage un parti conservateur au sens classique de « contre-révolutionnaire ».
Si l’on s’intéresse maintenant à la position d’Orban vis-à-vis de l’Union européenne, il s’agit alors moins d’euroscepticisme
que de souverainisme. On en revient d’ailleurs partiellement au point précédent : l’Union européenne est d’autant plus perçue par certains dirigeants conservateurs est-européens, dont Orban, comme remettant en cause la souveraineté des États, que cette souveraineté n’a été reconquise à leurs yeux que très récemment.
Quid alors du « populisme » dans la doctrine politique d’Orban ?
La notion de populisme me paraît construire un système de repérage politique assez défaillant. Le qualificatif de « populiste » est ainsi utilisé par les « libéraux » (schématiquement) pour disqualifier un certain nombre d’acteurs politiques qui déjouent certaines conventions de la compétition démocratique aux yeux des élites. « Populisme » est souvent employé là où l’on pourrait aussi parler de fascisme, ou de nationalisme.
Si l’on en conserve la définition la plus courante, selon laquelle c’est une tendance politique allant à l’encontre d’un certain consensus libéral en Europe et dans le régime politique de l’UE, alors oui, d’une certaine façon, Viktor Orban est populiste. Mais c’est une définition extrêmement relâchée du terme.
Si Viktor Orban est représentatif d’un courant, c’est éventuellement un courant anticommuniste et souverainiste spécifique à l’Europe centrale et orientale.
On peut envisager une acception différente, qui désignerait une tentative de concilier des soutiens populaires assez élargis à un projet conservateur. De ce point de vue-là, le terme serait assez adapté. Malgré tout, cela reste un terme très galvaudé, servant à mettre dans une même catégorie des dirigeants qui ont des projets extrêmement différents.
En quoi Viktor Orban vous semble-t-il représentatif d’une vague nationaliste européenne ?
L’Europe est traversée par une vague souverainiste, qui peut avoir une dimension nationaliste, voire xénophobe, dont Orban est une manifestation. Attention toutefois à ne pas renforcer son image de « meilleur ennemi de la démocratie », car ce serait lui rendre service. Les choses sont un peu plus nuancées que cela, puisqu’il a bénéficié par exemple du soutien du Parti populaire européen (PPE), ce qu’on oublie parfois un peu vite. Serait-il allé aussi loin sans bénéficier de cette mansuétude du PPE ?
Si Viktor Orban est représentatif d’un courant, c’est éventuellement un courant anticommuniste et souverainiste spécifique à l’Europe centrale et orientale. Dans ces sociétés où le choc impliqué par l’entrée dans le Marché unique européen et la mondialisation a été plus violent, car elles ont eu moins de temps pour s’y préparer, et qui sont également plus monoethniques que les sociétés ouest-européennes, « Bruxelles » est encore plus susceptible d’être présentée comme le responsable unique de cette ouverture imposée. En Pologne, le parti Droit et justice (PiS), au pouvoir depuis 2015, est lui aussi classé comme « nationaliste », entre autres, et se veut très proche du Fidesz. Quelles similitudes et différences peut-on établir entre ces deux partis ? Idéologiquement, ces deux partis peuvent sembler très proches car ils activent tous deux souverainisme et conservatisme, voire néo-conservatisme (le néo-conservatisme américain ayant une certaine influence sur leurs représentations politiques). Il existe toutefois entre le PiS polonais et le Fidesz hongrois des points d’achoppement, au premier rang desquels leur rapport à la Russie. Viktor Orban est très souple dans sa relation avec Moscou, en particulier en raison de la très forte dépendance hongroise aux approvisionnements énergétiques russes. Les politiques polonais, malgré des nuances, perçoivent la Russie sous l’angle de sa dérive autoritaire et des risques géopolitiques liés à sa politique extérieure. Ajoutons la dimension conjoncturelle, voire opportuniste, de leur rapprochement, par exemple sur la question des migrants. Tout cela me semble rendre un peu hasardeuse la prédiction d’une alliance politique solide sur la durée.
En dépit de ces différences, le jeu de références croisées auquel s’adonnent le PiS et le Fidesz souligne leur besoin l’un de l’autre pour exister. Orban se réfère aux Polonais pour montrer qu’il n’est pas isolé en Europe et que sa politique représente une tendance à la fois européenne et centre-européenne. Et réciproquement, les Polonais se réfèrent à Orban en tant que précurseur de cette politique illibérale… On se souvient de Jaroslaw Kaczynski, chef du PiS depuis 2003, se déclarant convaincu en 2011 qu’« un jour, à Varsovie, on aura Budapest », posant ainsi le leadership hongrois comme un modèle.
Sur la manière dont ces partis sont structurés, il faudrait avoir des études un peu fines qui font défaut. Mais il me semble que les leaderships au sein du PiS et du Fidesz se sont construits différemment. Le PiS est un parti héritier de Solidarnosc (Solidarité) et constitue de ce fait une « écurie » pour une