– ENTRETIEN La Belgique à l’heure de la N-VA flamande : nationalisme, conservatisme, pragmatisme
Dans le système fédéral belge très complexe, qui repose notamment sur des divisions communautaires liées à la langue et à la culture, le terme « nationalisme » renvoie d’emblée au courant indépendantiste flamand. Par quels partis est-il désormais représenté ?
Serge Govaert : Effectivement, il n’existe plus en Belgique de parti qui incarne le nationalisme belge – c’est un phénomène extrêmement marginal politiquement et électoralement. Même constat pour le nationalisme wallon.
La seule incarnation du nationalisme en Belgique, c’est donc le nationalisme flamand, représenté par deux partis, la NieuwVlaamse Alliantie (« Nouvelle alliance flamande », N-VA) et le Vlaams Belang (« Intérêt flamand », VB).
Même si la différence entre ces deux partis fait l’objet de débats et se trouve minimisée par certains commentateurs, je pense pour ma part qu’elle est réelle, ne serait-ce que parce que le second est issu d’une scission avec l’ancêtre du premier, la Volksunie. En effet, les fondateurs du VB – qui était le Vlaams Blok jusqu’en 2004, avant de changer de nom en raison de procédures judiciaires qui le visaient pour avoir enfreint la loi antiraciste – ont quitté la Volksunie parce qu’ils ne partageaient pas ses positions politiques qu’ils estimaient trop à gauche et trop libérales, « laxistes » en matière éthique.
En outre, si l’on regarde les programmes de la N-VA et du VB, ils sont également assez divergents. Pour donner quelques exemples, le VB, tout en se disant pro-européen (en l’occurrence, favorable à une « Europe des peuples » et à la souveraineté maximale de ceux-ci), est hostile à l’UE qu’il voit comme une grande machine à financer la solidarité avec des pays du Sud plus pauvres. Alors qu’il refuse déjà la solidarité envers les Wallons belges, il envisage encore moins celle envers les Portugais, les Italiens et les Espagnols. La N-VA est quant à elle un parti plutôt pro-européen, qui se dit lui-même « euro-réaliste ». Contrairement aux eurosceptiques qui veulent simplement sortir de l’UE, la N-VA préfère ainsi une vision pragmatique qui examine, dossier par dossier, là où l’UE apporte un plus ou non,
et tente d’améliorer de l’intérieur son fonctionnement. VB et N-VA appartiennent d’ailleurs à deux groupes parlementaires européens distincts. Le VB est dans le même groupe (Europe des Nations et des Libertés) que le Rassemblement National français, le FPÖ autrichien ou la Ligue du Nord italienne, des partis avec une orientation de droite radicale. La N-VA se trouve dans le groupe Conservateurs et Réformistes européens, au côté par exemple des conservateurs britanniques ; une tendance qui relève plus d’un nationalisme conservateur. Autre domaine du programme, en matière d’immigration, le VB plaide pour un « migratiestop », c’est-à-dire l’arrêt total de l’immigration, quand la N-VA trouve une utilité à ce qu’elle appelle une « immigration positive », de personnes dont le talent peut bénéficier à la Belgique.
Il n’existe plus en Belgique de parti qui incarne le nationalisme belge – c’est un phénomène extrêmement marginal politiquement et électoralement. Même constat pour le nationalisme wallon.
Les deux partis ont également une vision assez différente du passé du mouvement flamand. La N-VA est certes un parti nationaliste, mais qui ne ressemble en rien à ce que la Flandre a pu connaître dans l’entre-deux-guerres, alors que pour le VB, on observe une certaine filiation avec un nationalisme d’extrême droite, y compris celui qui a versé dans la collaboration entre 1940 et 1945.
Enfin, leurs stratégies politiques diffèrent fondamentalement. Le VB a toujours dit qu’il n’entrerait jamais dans un gouvernement belge, si ce n’est pour faire imploser la Belgique, tandis que la N-VA est, là encore, beaucoup plus pragmatique (participant aujourd’hui à la coalition de gouvernement au niveau fédéral), même si dans ses statuts elle demande elle aussi l’indépendance de la Flandre.
En résumé, un parti est à l’extrême droite, l’autre est un parti conservateur nationaliste.
Quels sont les facteurs qui ont favorisé la montée en puissance de la N-VA, première force politique belge depuis 2010 ?
La N-VA est aujourd’hui – alors qu’elle recueillait moins de 5 % des voix en Flandre en 2003 – le premier parti flamand et même le premier parti de Belgique (20,76 % des suffrages au niveau national, près de 32 % en Flandre).
Plusieurs facteurs ont contribué au nouvel essor de la N-VA après la quasi-disparition de son prédécesseur, la Volksunie, au tournant de l’an 2000.
Premièrement, Bart De Wever, président depuis 2004 de la N-VA, bénéficie d’une certaine aura qui a sans doute rejailli sur son parti. Dès le début, il donne en effet des succès électoraux à ce courant qui était moribond. En outre, il jouit d’une vraie popularité, notamment grâce à ses apparitions dans des émissions grand public à la télévision flamande, où son sens de la répartie séduit.
Deuxièmement, pour obtenir ses premiers succès au début des années 2000, le parti a conclu, alors qu’il était au plus bas, une habile alliance électorale – dénoncée ensuite avec fracas en 2008 – avec le parti Christen-Democratisch en Vlaams (CD&V, d’inspiration démocrate-chrétienne) qui lui a permis de retrouver un peu de vigueur.
Troisièmement, B. De Wever a eu l’intelligence de faire évoluer la tendance victimaire dont est historiquement teinté le nationalisme flamand – portant son fardeau de domination séculaire par les francophones –, voire sa variante plus économique – les Flamands paient pour ces « fainéants de Wallons » – vers une appréhension beaucoup plus contemporaine du problème. Celle-ci consiste à considérer que les Wallons votent plutôt à gauche tandis que les Flamands votent plutôt à droite, ce qui fait de la Belgique un pays où cohabitent en réalité deux démocraties qui ne peuvent pas s’entendre et qui se porteraient mieux si elles étaient séparées. Ce discours-là, qui rompt avec une longue tradition du mouvement flamand, a un impact auprès de l’électorat plus jeune, que n’intéressent pas des considérations sur la frontière linguistique ou sur l’utilisation des langues dans la commune de Wezembeek-Oppem, pour prendre un exemple (presque) caricatural.
À ces trois facteurs internes à la N-VA vient s’ajouter le fait que sa montée en puissance s’est faite non seulement au détriment des partis traditionnels flamands, mais aussi du VB en raison de l’isolement politique auquel ce dernier parti est soumis. Considéré comme d’extrême droite, le VB est l’objet d’un « cordon sanitaire » qui fait que même s’il obtient des élus, les autres partis n’accepteront pas de bâtir une coalition avec lui. Le VB n’a donc jamais eu ne serait-ce qu’un bourgmestre (maire) ou un échevin (adjoint) dans une commune flamande. Quand ses électeurs ont vu apparaître la N-VA, un parti qui pouvait leur donner une perspective de participation au pouvoir, ils se sont tournés vers celle-ci.
Depuis sa victoire aux législatives de 2014, le parti indépendantiste flamand fait partie du gouvernement de coalition. Quel bilan peut-on faire de son action politique ?
Rappelons en préambule que le gouvernement issu des élections fédérales du 25 mai 2014 et dirigé par Charles Michel (MR) a été constitué et soutenu par une coalition de droite et centre droit entre le Mouvement réformateur francophone (MR) et trois partis flamands : la N-VA, le CD&V et l’Open VLD (libéraux et démocrates), reléguant dans l’opposition le Parti socialiste francophone, après 26 ans de présence ininterrompue dans le gouvernement fédéral.
En ce qui concerne la répartition des postes dans ces coalitions de gouvernement, chacun sait qu’elle se décide dans des négociations entre les partis, bien que les nominations soient signées de la main du roi. Or, une fois encore, on ne peut que constater l’habileté de B. De Wever et de son parti dans le choix des portefeuilles dévolus aux ministres de la N-VA. Il a en effet opté – ce qui peut sembler assez curieux pour un parti régionaliste – pour trois départements régaliens et donc éminemment nationaux (Justice, Intérieur, Défense) et les Finances. Il a, par ailleurs, choisi de confier à l’une de ses personnalités le plus marquées à droite, Theo Francken, un secrétariat d’État à l’Asile et aux Migrations. Cela permet notamment de mener campagne sur des thèmes sécuritaires en montrant ce qui est fait dans ce domaine par le gouvernement (renforcement des pouvoirs de la police locale, etc.), tout en évitant soigneusement des ministères qui auraient pu poser problème, par exemple le budget ou la santé publique. L’un dans l’autre, l’action de la N-VA au gouvernement me semble perçue positivement par son électorat. Le parti a pu, entre autres, rendre plus strictes les procédures de demande d’asile et les règles en matière de regroupement familial des étrangers ; il se targue d’avoir contribué à lutter contre le terrorisme (renforcement des unités spéciales), d’avoir modernisé l’armée et adouci la pression fiscale. Il a, en tout cas, su communiquer efficacement sur tous ces thèmes.
Mieux, le pragmatisme dont la N-VA a su faire preuve en participant à ce gouvernement qui a décidé, pour pouvoir avancer, d’écarter pendant les cinq ans de son mandat toutes les questions communautaires – sur lesquelles les deux communautés linguistiques s’affrontent habituellement –, a certainement été apprécié par un grand nombre de citoyens, y compris en Flandre. Toutefois, c’est peut-être aussi la raison pour laquelle certains électeurs parmi les plus indépendantistes ont préféré voter pour le VB aux dernières élections locales. Les résultats montrent la N-VA, il est vrai, en léger recul par rapport à 2014, mais il en va de même pour les autres partis de la coalition gouvernementale, et les pertes ne sont ni inhabituelles pour un parti qui participe au pouvoir depuis quatre ans, ni comparables à l’effondrement que subissait jadis la Volksunie chaque fois qu’elle s’aventurait dans les allées du pouvoir.
Vous évoquez les élections communales et provinciales du 14 octobre. Quels en étaient les principaux enjeux pour les partis nationalistes, et quelle est votre première analyse des résultats ?
La N-VA est aujourd’hui – alors qu’elle recueillait moins de 5 % des voix en Flandre en 2003 – le premier parti flamand et même le premier parti de Belgique (20,76 % des suffrages au niveau national, près de 32 % en Flandre).
Si l’on regarde les résultats aux élections provinciales en Flandre (les résultats communaux étant plus susceptibles d’être biaisés en fonction de popularités locales), on constate que deux partis ont progressé à peu près partout : le Vlaams Belang et Groen, le parti écologiste flamand, les deux venant cependant d’assez bas.
Qui sont les partis perdants ? Ce sont surtout le Parti socialiste flamand (sp.a), qui recule dans presque toutes les grandes villes flamandes, et la N-VA, qui a perdu – même si B. De Wever parle d’une « énorme progression » là où le parti est aux affaires – des électeurs dans quatre provinces sur cinq de la région flamande. Au total, la N-VA se situe pour les élections provinciales à quelque 29 % en moyenne (avec des variations entre 19,5 et 32,8 %). On peut donc penser, comme je le disais plus tôt, qu’une partie des électeurs de la N-VA se sont reportés sur le VB, lequel a progressé globalement de plus de 3 % pour atteindre, sur le total des provinces flamandes, plus de 12,5 % des voix.
Certains observateurs avancent aussi l’idée que la frange plus centriste de l’électorat de la N-VA a pu être choquée par certains tweets de Theo Francken ou certaines déclarations de Bart De Wever, sans doute plus provocatrices et électoralistes que programmatiques.
Alors qu’elle avait réussi sa percée politique en s’éloignant de l’extrême droite du Vlaams Belang, la N-VA s’est retrouvée en septembre 2018 au coeur d’une polémique à la suite de la mise au jour de liens entre certains de ses membres et le Schild & Vrienden (S&V, ultradroite). Faut-il en déduire une évolution de son positionnement idéologique ?
Le lien entre S&V et N-VA est plus ténu qu’on ne le présente parfois. Il n’y a pas
dans les rangs du S&V, un groupe composé d’ailleurs très majoritairement de jeunes, de membre « en vue » de la N-VA. Et le dirigeant de ce groupuscule, Dries Van Langenhove, n’appartient pas à la N-VA. Au demeurant, il a toujours dit que son action, il ne la voulait pas politique, mais uniquement « de conscientisation ». Quant à Bart De Wever, il a très clairement déclaré qu’il prendrait les mesures nécessaires s’il s’avérait en effet que des militants de la N-VA avaient des liens avec le S&V et que l’extrémisme n’avait pas sa place au sein de son parti. Toute l’histoire du mouvement flamand est jalonnée de cette cohabitation entre un parti qui se veut respectable et, à sa marge, des groupuscules qui entretiennent une espèce de mythologie très ancienne aux accents terriblement fascisants. De même, la N-VA est un parti conservateur nationaliste avec sans doute, à sa frange, des gens borderline… Mais ses dirigeants restent des démocrates. Évidemment, le problème, c’est que lorsque vous pêchez dans une eau un peu trouble, les ronds que vous faites ne sont pas non plus très nets. Et il faut bien reconnaître que la N-VA a tendance justement ces derniers temps, en accentuant son discours sécuritaire, avec un secrétaire d’État comme Théo Francken qui joue sur cette corde-là, à se rapprocher parfois un peu dangereusement des thèses du VB. Ainsi en est-il par exemple d’un tweet du secrétaire d’État où, se félicitant de l’arrestation d’immigrés en séjour irrégulier en Belgique, il termine son texte par le hashtag # opkuisen (nettoyer).
En mai 2019, la Belgique votera pour élire non seulement ses députés européens, mais également ses représentants fédéraux et régionaux. La N-VA est-elle en mesure de réitérer ses succès de 2014 ?
Pour les élections régionales, si l’on devait transposer les résultats des élections provinciales au parlement flamand, on s’apercevrait que la majorité d’aujourd’hui, qui est composée de la N-VA, du CD&V et de l’Open VLD, perdrait un peu de marge de manoeuvre mais resterait majoritaire. En revanche, au niveau fédéral, il semble que la coalition actuelle n’aurait plus la majorité, en raison du tassement des soutiens de la N-VA et de la N-VA elle-même, mais aussi du seul parti francophone de la majorité, le MR.
Avec toutes les réserves que l’on peut émettre sur ce type de comparaisons entre des scrutins de natures différentes, cela donne tout de même une indication des difficultés qui vont surgir, en particulier si l’on se retrouve dans un scénario similaire à celui de 2014, avec une droite flamande relativement bien implantée (N-VA et Open VLD) et une droite francophone plutôt faible (MR). Cela pourrait pousser la N-VA vers une coalition avec le parti socialiste francophone. Cependant, ce serait assez difficile à gérer dans la mesure où le discours jusque-là vigoureusement antisocialiste de Bart De Wever est très apprécié dans l’opinion flamande. B. De Wever a toujours dit qu’il accepterait de gouverner avec les socialistes à la seule condition que l’on aille vers le confédéralisme, c’est-à-dire une forme d’autonomie très large, voire l’indépendance des deux régions.
Selon vous, dans quelle mesure peut-on rapprocher la N-VA d’autres partis nationalistes en Europe ?
On voit que beaucoup des partis nationalistes en Europe, comme récemment la Ligue de Matteo Salvini, doivent leurs succès électoraux à leurs positions assez radicales sur les questions d’immigration et de gestion des frontières. Évidemment, le fait que ces dossiers soient au premier plan de l’agenda politique favorise aussi les partis nationalistes belges (N-VA comme VB). Mais je ne mettrais pas la N-VA « dans le même sac » que la Ligue italienne. Tout d’abord, parce qu’il existe des caractéristiques plus typiquement belges (flamandes) qui font que la N-VA a pu prospérer. Il ne faut pas oublier que dès les années 1990, le VB était le premier parti à Anvers et recueillait un vote sur quatre, bien plus que les partis de la droite radicale ailleurs en Europe et à une époque où les questions liées à l’immigration et à la sécurité commençaient seulement à jouer un rôle dans les choix électoraux. Ensuite, la N-VA – même si son discours tend à se muscler ces derniers mois – fait attention à ne pas trop heurter son électorat le plus centriste. Theo Francken, par exemple, même s’il dit l’appuyer, juge la politique migratoire de Salvini « très sévère » et préfère dire qu’il s’inspire de celle de l’Australie. Les parlementaires européens de la N-VA, s’ils n’ont pas trop apprécié le rapport Sargentini critiquant la politique du Premier ministre hongrois Viktor Orban, ont préféré s’abstenir plutôt que de voter contre comme l’a fait le VB.
Comme nous l’avons dit dès le début, en Belgique, ce nationalisme identitaire n’existe qu’en Flandre. En Belgique francophone et même à Bruxelles, qui est théoriquement bilingue, c’est un nationalisme qui n’a pas pris racine. Ce cantonnement régional est une vraie spécificité belge. Que ce soit en France, en Autriche, en Allemagne ou en Italie, ces nationalismes-là sont nationaux. Le cas italien est d’autant plus intéressant que la Ligue du Nord en Italie est au départ un parti autonomiste local, devenu ensuite un parti national [lire p. 51]. En Belgique, vous n’aurez jamais cela.