– Makassar, géopolitique d’un détroit indonésien
Le détroit de Makassar, situé entre les îles indonésiennes de Bornéo et des Célèbes, ne présente-t-il qu’un intérêt littéraire ? Dans La Folie Almayer, Joseph Conrad (1857-1924) y fait naviguer son héros Karain, qui aurait pu croiser au large de la ville du même nom le biologiste Alfred Wallace (1823-1913). Plus pragmatiquement, si les champs pétrolifères au large de Balikpapan intéressent, le trafic maritime s’y révèle faible 1). (
Deuxième port du monde avec 33,67 millions de conteneurs équivalent vingt pieds (EVP) en 2017, Singapour sait que les bâtiments de gros tonnages, tels les superpétroliers de retour du Moyen-Orient, raclent le fond quand la profondeur n’y dépasse pas 20 mètres ; ils sont alors amenés à privilégier le passage par Makassar, où la taille ne représente plus un problème : ce chenal de 700 km de long se démarque par sa largeur – entre 120 et 280 km contre 2,2 dans le détroit de Singapour – et il est très profond : 1018 mètres de moyenne,
3302 au plus bas.
Un État archipélagique
Au-delà de ces considérations commerciales, officiers et politiciens s’intéressent davantage au plus oriental des détroits malais. Du fait des liaisons estouest ou nord-sud qu’il permet, les dirigeants civils et militaires indonésiens l’intègrent dans leur réflexion. Il convient d’insister sur le cadre juridique tout à leur avantage : si la mer de Sulu fait l’objet de négociations relatives à la délimitation des zones économiques exclusives (ZEE) de chaque pays riverain, le détroit de Makassar profite de prérogatives précises et définies par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982. En tant qu’État archipélagique, l’Indonésie jouit d’un droit quasi souverain sur les eaux en deçà de sa ZEE, même au-delà de 24 milles des côtes. Il lui a fallu tracer en contrepartie trois voies archipélagiques pour faciliter la traversée de l’archipel aux navires étrangers ; l’une d’elles passe d’ailleurs par les détroits de Makassar
et Lombok. Il n’empêche, Jakarta garde la main sur ces sortes de « canyons maritimes ». Forts de ce statut, les officiers cherchent tout d’abord, à l’échelle régionale, à contrôler le trafic des sous-marins. Le verrou de Balabac (Philippines), au nord du détroit, constitue l’un des rares points de passage sûrs – car profond – pour la sous-marinade chinoise
désireuse de se désenclaver. Ce n’est ainsi pas un hasard si les bâtiments américains de retour du Moyen-Orient y naviguent volontiers pour eux aussi y contrôler les activités navales. De son côté, la marine indonésienne non seulement réfléchit à la possible création d’une troisième zone de commandement, au centre du pays, autour de la ville de Makassar, mais elle a aussi implanté sa base de sous-marins à Palu, en plus des avions de combat Sukhoï prépositionnés le long des côtes du détroit. Car les Indonésiens connaissent les spécificités de la guerre navale en milieu resserré, héritage de leurs guérillas à terre. Même moins bien équipés, leurs batteries côtières et sous-marins légers suffiraient à dissuader d’impétueuses manoeuvres de groupes aéronavals. Afin d’encore mieux contrôler cette voie stratégique, des sonars permanents sont installés, entre autres, au sud, à Lombok, sas d’entrée vers le détroit. Au-delà de la sécurité interétatique, les autorités indonésiennes s’inquiètent à l’échelle frontalière des trafics depuis ou vers les voisins malaisien et philippin. Sont ciblés non seulement les animaux exotiques, les carburants et les poissons, mais aussi les terroristes, armes, financements et munitions, en particulier destinés aux bastions de Mindanao.
Quant aux politiciens, leur intérêt pour le détroit est également double. Makassar symbolise le nouveau front pionnier vers l’est de l’archipel. La province de Kalimantan-Nord, dans le nord-est de Bornéo, a été créée en 2012 ; des corridors économiques sont projetés et l’on a même envisagé de délocaliser la capitale du pays aux abords de Balikpapan. Tous ces projets d’infrastructures font écho à l’objectif présidentiel « Poros Maritim Dunia » (Pivot maritime mondial) visant à (re)dynamiser l’identité maritime nationale à long terme, et ses installations portuaires à court terme. C’est à cette problématique que se superpose la question de la nouvelle route de la soie chinoise : permettra-t-elle, d’une part, de financer cet ambitieux projet, particulièrement aux abords du détroit stratégique, pour, d’autre part, faciliter la réélection du président, Joko Widodo (depuis 2014), en 2019 ? Ou incarnet-elle un abandon de souveraineté ?
Le gouvernement indonésien s’efforce de tenir la barre, mais la tâche est rude au regard des rivalités classiques entre les acteurs aussi bien à terre (partis politiques des coalitions au pouvoir plus ou moins nationalistes, groupes de pression pro ou antichinois, élites locales), qu’en mer (où pas moins de 12 forces de l’ordre indonésiennes – telles la marine, la police, les douanes, etc. – se disputent la suprématie) ou à l’étranger, puisque l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon tentent de répondre aux avancées chinoises par le biais d’offres concurrentes. L’avenir du détroit de Makassar incarne-t-il autant les opportunités que les défis d’une Indonésie éternellement émergente ? É. Frécon
NOTE
(1) On trouve des données différentes selon les sources. La marine philippine estime à 13 000 le nombre de bateaux traversant le détroit de Makassar chaque année, tandis que les gardes-côtes malaisiens parlent de 93 000 bateaux par an dans le détroit de Malacca, à titre de comparaison.