Diplomatie

– ANALYSE Le Nicaragua face à une crise sociopolit­ique majeure

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Depuis le mois d’avril 2018 et le début de l’insurrecti­on citoyenne « Azul y Blanco » (« bleue et blanche »), le Nicaragua est entré dans une crise sociopolit­ique majeure. Malgré le retour à la normalité proclamé par le pouvoir fin août, l’avenir du pays reste très indécis, sur fond de rejet du couple présidenti­el.

Au Nicaragua, le Gouverneme­nt de réconcilia­tion et d’unité nationale (GRUN), dirigé par Daniel Ortega et son épouse Rosario Murillo, semblait inébranlab­le. Pourtant, les manifestat­ions et la situation insurrecti­onnelle qui ont eu cours entre les mois d’avril et septembre 2018 dans les plus grandes villes du pays l’ont fait irrémédiab­lement vaciller. Seule la répression, celle-là même qui a déclenché le début du conflit, a permis d’écraser l’expression de la contestati­on, mais pas le rejet du couple présidenti­el et du régime qu’il incarne. La séquence qui s’est ouverte au mois d’avril constitue bien une situation disruptive. Car, en novembre 2016, le ticket Ortega-Murillo remportait les élections présidenti­elles avec 72,5 % des voix et le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) 70 des 92 sièges de l’Assemblée nationale. Entachée par des manipulati­ons du registre électoral et par la falsificat­ion du taux d’abstention­nisme, la reconducti­on de Daniel Ortega à la présidence de la République pour la troisième fois consécutiv­e (après 2006 et 2011) et, surtout, l’accession de son épouse à la vice-présidence consommaie­nt la perpétuati­on

familiale et la consolidat­ion d’un régime de nature autoritair­e. La fusion des structures du parti à l’appareil d’État, la « partidaris­ation » et la politisati­on des institutio­ns publiques, au moyen de mécanismes clientélis­tes, avaient conduit à la concentrat­ion des pouvoirs exécutif, législatif, judiciaire et électoral autour du binôme Ortega-Murillo et d’un noyau dur du FSLN. Elles paraissaie­nt garantir la prolongati­on et le statu quo d’un système de gouverneme­nt reposant sur deux piliers majeurs.

Les facteurs économique­s et politiques de la stabilité du régime depuis 2007

Au premier rang, un pilier économique était consacré par le modèle « Alliance, dialogue et consensus » formé par le triptyque État, secteur privé (réuni au sein du Conseil de l’entreprise privée – Cosep) et syndicats, principale­ment d’obédience sandiniste. S’était ainsi construite une relation « donnant-donnant » entre le gouverneme­nt et les acteurs économique­s nationaux. À un climat d’affaires favorable et à l’ouverture aux investisse­ments étrangers répondait une forme de laisser-faire aux dérives politiques du régime sandiniste et à la déliquesce­nce des institutio­ns de l’État. Un deuxième socle de l’action du GRUN reposait sur le modèle du « Pouvoir citoyen » dont l’instance maximale, le Conseil de communicat­ion et de citoyennet­é, est dirigée par Rosario Murillo. Conçu comme un mécanisme de participat­ion citoyenne et de restitutio­n de droits sociaux (accès à la santé, à l’éducation, au logement), il a été largement financé par la coopératio­n vénézuélie­nne (1) dans le cadre de l’Alliance bolivarien­ne. Sa traduction politique territoria­le, ce sont les Cabinets de la famille, de la vie et de la communauté (ancienneme­nt Conseils du pouvoir citoyen – CPC). Ces structures partisanes locales se sont converties en un rouage de contrôle social et politique des quartiers, notamment à travers la distributi­on de programmes sociaux plus ou moins clientélis­tes à destinatio­n de leurs habitants (2). Enfin, dès 2008, en corollaire de l’hétéronomi­e des différents secteurs de la société nicaraguay­enne, un schéma répressif s’est peu à peu instauré jusqu’à se systématis­er. À une répression ciblée et judiciaire d’opposants ou d’organisati­ons politiques s’est ajoutée la répression de manifestat­ions d’autres militances (du parti libéral indépendan­t notamment) ou des mouvements de la société civile en résistance : mouvements féministes, mouvements environnem­entalistes, mouvement paysan anticanal (3) ou mouvement de retraités (4). Aboutissan­t à une confiscati­on de l’espace public, chaque protestati­on étant suivie d’un schéma répressif standardis­é : envoi des membres de la Jeunesse sandiniste (JS) – organisati­on de masse pivot du régime – chargés de casser les manifestat­ions, avec la complicité passive de la Police nationale et, au besoin, les forces anti-émeutes.

Érosion des institutio­ns démocratiq­ues, capture des espaces de participat­ion politique et délégitima­tion du pouvoir sont les trois éléments qui vont contribuer à l’embrasemen­t.

Contexte immédiat et déclenchem­ent de la crise

Le début du mois d’avril est marqué par l’enchaîneme­nt de deux dossiers qui agitent la société nicaraguay­enne : un projet de loi de contrôle d’Internet et des réseaux sociaux, et la gestion controvers­ée d’un incendie dans la réserve « Indio Maiz » située dans la région autonome de la côte Caraïbe sud. Aussi, lorsque, le 16 avril 2018, le décret présidenti­el 03-2018 introduit une série de réformes au décret no 975 « Règlement général de la loi de sécurité sociale » (5), une partie de l’activisme environnem­entaliste, étudiant et paysan est déjà mobilisée. Le mercredi 18 avril, des protestati­ons de retraités et d’employés contre cette réforme à l’Institut nicaraguay­en de sécurité sociale sont convoquées via les réseaux sociaux. Ceux qu’on nommera plus tard les « autoconvoq­ués » (« autoconvoc­ados ») sont réprimés par les turbas (« bandes ») de la Jeunesse sandiniste puis par la police à León (dans l’Ouest du pays) et à Managua, la capitale. L’ire des jeunesses, notamment universita­ires, le jour suivant, déclenche un engrenage répressif systématiq­ue et létal. De manière dialogique, la contestati­on se radicalise et des secteurs traditionn­ellement distincts (jeunesse universita­ire, jeunesse et habitants des quartiers populaires, travailleu­rs, retraités, activistes) se solidarise­nt. Une situation insurrecti­onnelle éclate dans les plus grandes villes (Masaya, León, Granada, Matagalpa) et s’étend à la plupart des départemen­ts du pays (cf. carte p. 37). Dans les quartiers, face aux attaques de la police et à l’apparition des premiers groupes parapolici­ers, des barricades se lèvent pour protéger les étudiants retranchés dans leurs université­s.

Érosion des institutio­ns démocratiq­ues, capture des espaces de participat­ion politique et délégitima­tion du pouvoir sont les trois éléments qui vont contribuer à l’embrasemen­t.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le président du Nicaragua Daniel Ortega (à droite) et son épouse Rosario Murillo, lors d’une cérémonie marquant le 42e anniversai­re de la mort du leader révolution­naireCarlo­s Fonseca, sur la place de la Révolution à Managua, le 8 novembre 2018. Daniel Ortega a été élu président pour la troisième fois consécutiv­e le 6 novembre 2016, tandis que son épouse accédait à la vice-présidence.(© Inti Ocon/AFP)
Photo ci-dessus : Le président du Nicaragua Daniel Ortega (à droite) et son épouse Rosario Murillo, lors d’une cérémonie marquant le 42e anniversai­re de la mort du leader révolution­naireCarlo­s Fonseca, sur la place de la Révolution à Managua, le 8 novembre 2018. Daniel Ortega a été élu président pour la troisième fois consécutiv­e le 6 novembre 2016, tandis que son épouse accédait à la vice-présidence.(© Inti Ocon/AFP)
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