– ANALYSE L’Afrique du Sud de Ramaphosa à la veille des élections de 2019
À la tête d’un parti et d’un État divisé, Cyril Ramaphosa a fort à faire pour incarner le renouveau tout en préservant l’unité. S’il s’est prononcé en faveur de certaines réformes d’envergure – ce qui devrait permettre à l’ANC de conserver le pouvoir en 2019 –, de nombreuses incertitudes demeurent.
Après des décennies de ségrégation, d’exploitation et de racisme institutionnalisés, les premières élections libres et démocratiques organisées en 1994 étaient d’une grande portée symbolique pour l’Afrique du Sud. Elles consacraient une transition démocratique réussie, articulée autour de la notion de réconciliation promue par la figure iconique de Nelson Mandela. Le caractère relativement pacifié de ce processus permit à l’Afrique du Sud de jouir d’une reconnaissance internationale unanime. La libéralisation du champ politique fit de l’African National Congress (ANC) la nouvelle puissance dominante dans l’espace politique sudafricain et amorça une nouvelle phase de sa longue histoire : la mutation d’un mouvement de libération en parti de gouvernement, responsable des politiques publiques du pays. À l’aube du vingt-cinquième anniversaire de la démocratie en Afrique du Sud, l’ANC exerce toujours le pouvoir de manière quasi hégémonique. Néanmoins, sa domination politique ne doit pas masquer l’existence d’une opposition conséquente, qui se situe à la fois dans des sphères partisanes et non partisanes. En effet, le pays est marqué depuis quelques années
par un contexte de contestation et une recrudescence des mobilisations collectives en réaction aux inégalités économiques et sociales durablement ancrées dans le pays. Si l’héritage de l’apartheid ne peut être écarté pour expliquer l’état de la société sud-africaine, l’ANC est aujourd’hui mis face à ses responsabilités, d’autant plus que de nombreuses affaires de corruption, d’accaparement ou de mauvaise gestion des ressources publiques ont été mises au jour, notamment sous la présidence de Jacob Zuma.
C’est dans ce contexte délicat pour l’ANC que Cyril Ramaphosa a été élu à la tête du parti en décembre 2017 puis à la tête de l’État sud-africain après la démission de Jacob Zuma en février 2018. Cette séquence politique a mis en lumière les profondes divisions qui animent l’ANC. Un an après sa prise de pouvoir et à la veille des élections générales de 2019, Cyril Ramaphosa est confronté à une double tâche : préserver l’unité de son parti et remédier à l’insatisfaction d’une part croissante des électeurs en proposant des changements concrets.
Incarner la rupture et conserver l’unité du parti
Créé en 1912, l’ANC a historiquement été traversé par différents courants idéologiques. Son positionnement politique oscille entre le non-racialisme et le nationalisme africain, ou encore entre la promotion des classes moyennes via des programmes économiques libéraux et des politiques sociales en faveur des pauvres et des travailleurs. Ce positionnement multiple permet un rassemblement large mais occasionne inéluctablement des divisions, d’autant plus prégnantes lors des élections internes qui exacerbent les luttes factionnelles. En 2007, lors de la Conférence nationale de Polokwane, deux factions s’opposaient : celle de Jacob Zuma, qui promettait des changements radicaux pour les populations les plus pauvres ; et celle de Thabo Mbeki, qui défendait un programme économique libéral. Avec le soutien des syndicats, du parti communiste sud-africain ou encore du mouvement de jeunesse de l’ANC (ANCYL), Jacob Zuma l’avait emporté et devint président du parti. Cette victoire de Jacob Zuma avait suscité des tensions et bousculé l’équilibre interne de l’ANC. Des ministres et de hauts cadres de l’ANC quittèrent le parti lorsque Thabo Mbeki fut contraint de quitter la présidence de la République sud-africaine quelques mois plus tard.
De la même manière, la dernière Conférence nationale de l’ANC, en décembre 2017, fut l’occasion d’une nouvelle opposition entre deux factions. L’une, coalisée autour de Cyril Ramaphosa, promettait de rompre avec les pratiques politiques de Jacob Zuma. Cyril Ramaphosa s’engageait à éradiquer la corruption et à relancer l’économie en rassurant les marchés et en captant davantage d’investissements étrangers. L’autre faction, coalisée autour de Jacob Zuma, avait pour candidate Nkosazana Dlamini-Zuma (son ex-épouse). Cette faction incarnait la continuité du président en exercice et promettait d’accélérer la transformation économique et politique du pays. Lors de cette conférence de l’ANC, les tensions ont été vives et on a pu observer que le rapport de force entre les factions était quasiment à l’équilibre. Cyril Ramaphosa l’a emporté avec moins de 200 voix d’avance sur près de 5000 voix de délégués, ce qui est inédit. D’autant plus que cet équilibre s’observe pour l’élection des six positions les plus importantes de l’ANC (1) et parmi les membres du Comité exécutif national (NEC), l’organe décisionnel du parti.
Si Cyril Ramaphosa se présente comme le candidat du renouveau, il est tenu de composer avec la faction opposée. Il ne peut la marginaliser sous peine de se mettre à dos la moitié de son parti. Depuis son élection, il s’est ainsi retrouvé dans la situation paradoxale et délicate d’être celui qui devait incarner le changement – et donc envoyer des preuves de ses intentions à l’intérieur et à l’extérieur de son parti –, mais aussi préserver l’unité interne de l’ANC. Il a jusqu’à présent fait preuve d’habileté politique et le départ de Jacob Zuma fut un signe fort de son autorité. Il a su convaincre ses camarades de la nécessité d’un changement de cap à l’approche des prochaines élections générales. Pour autant, Cyril Ramaphosa ne s’est pas débarrassé de la faction de l’ancien président, il tente de respecter l’équilibre du parti. Il a notamment associé des proches de Jacob Zuma à son gouvernement : Malusi Gigaba (2) au ministère de l’Intérieur, David Mabuza comme vice-président du pays, Bathabile Dlamini et Nkosazana Dlamini-Zuma en tant que ministres auprès de la présidence.
La lutte contre la corruption et la mauvaise gestion des ressources publiques a été érigée en priorité après l’ère Jacob Zuma, marquée par de nombreux scandales. Peu après son élection, Cyril Ramaphosa a annoncé des changements à la direction des principales entreprises publiques connues
Cyril Ramaphosa s’est retrouvé dans la situation paradoxale et délicate d’être celui qui devait incarner le changement, mais aussi préserver l’unité interne de l’ANC.
pour leurs dysfonctionnements. Ce fut notamment le cas au sein d’Eskom, la compagnie de production et de distribution d’électricité, et de la compagnie aérienne South African Airways. Par ailleurs, si la justice est indépendante en Afrique du Sud, on constate que de nombreux dossiers ont connu une avancée significative depuis l’arrivée au pouvoir de Cyril Ramaphosa. Sans avoir été à l’initiative de ces accélérations, le nouveau président a cessé de retarder le travail des enquêteurs et des juges, ce qui était la stratégie de son prédécesseur. Ainsi, le dossier lié à l’affaire « Arms deals », qui concerne le plus important contrat d’armement signé par l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, a été rouvert et un nouveau procès doit se tenir prochainement au cours duquel Jacob Zuma devra répondre d’accusations de faits de corruption. De plus, de nombreuses allégations (3) ont fait état de la collusion entre Jacob Zuma et la riche famille indienne Gupta, qui a employé dans ses sociétés des membres de la famille Zuma, et qui est suspectée d’avoir influencé la nomination de ministres pour profiter de marchés publics frauduleux. Depuis août 2018, une commission d’enquête est chargée de mener des investigations sur cette potentielle « capture de l’État » et ses conclusions pourraient conduire à des poursuites judiciaires. En évitant les prises de position publiques sur ces sujets et en indiquant que la justice doit effectuer son travail sans interférence de l’État, Cyril Ramaphosa témoigne de son respect pour les institutions. Il est aussi soucieux de ne pas apparaître comme l’instigateur de ces poursuites, pour ne pas accabler Jacob Zuma et ses proches, qui continuent de soutenir massivement l’ancien président.
L’annonce de réformes d’envergure
En 2015 et 2016, des mobilisations étudiantes de grande ampleur avaient agité les universités sud-africaines. Les revendications des étudiants concernaient principalement la « décolonisation » des enseignements et l’augmentation des frais d’inscription (4). Lors de la conférence nationale de l’ANC en décembre 2017, Jacob Zuma avait créé la surprise en annonçant la gratuité des frais d’enseignement supérieur pour les étudiants les plus pauvres. Cette annonce, saluée par l’ANCYL, les principaux mouvements et syndicats étudiants, ainsi que par le parti d’opposition des Economic Freedom Fighters (EFF), a été concrétisée par Cyril Ramaphosa, qui a
En se déclarant favorable à la gratuité de l’enseignement supérieur pour les populations les plus défavorisées et à la redistribution des terres sans compensation, Cyril Ramaphosa a impulsé des réformes populaires.
inclus ce nouveau poste de dépenses dans le budget annuel de l’État, malgré son coût important pour les finances publiques déjà contraintes (5).
La seconde annonce majeure, lancée elle aussi par une déclaration de l’ANC lors de la dernière conférence nationale, concerne la redistribution des terres sans compensation. Depuis 1994, aucune réforme d’envergure n’a été portée par l’ANC pour remettre en cause le droit de propriété foncier hérité de la colonisation. Ce sujet est sensible en Afrique du Sud car il questionne les fondements de la notion de réconciliation promue à la fin de l’apartheid. En effet, les populations noires réclament une redistribution ou des réparations alors que les populations blanches, présentes pour certaines depuis près de quatre siècles sur le continent, sont très attachées à leurs terres pour des raisons économiques ou symboliques. D’après le dernier recensement de la population (6) effectué en 2011, 79,2 % de la population totale se déclarait noire et 8,9 % se déclarait blanche. Or, un rapport publié début 2018 par le ministère du Développement rural et de la réforme agraire (7) indique que les Blancs possèdent 72 % des terres exploitées alors que les Noirs n’en possèdent que 4 %. Ce rapport a conforté la volonté de Cyril Ramaphosa de s’emparer de ce dossier, en précisant qu’il veillerait à ne pas affecter l’économie du pays et la production agricole. D’une grande portée symbolique et avec des répercussions politiques et économiques incertaines mais potentiellement déstabilisatrices, cette réforme sera délicate à mettre en oeuvre. Ses contours ne sont pas encore précisés. Pour l’instant, un comité parlementaire a été mis en place pour proposer des modifications de la Constitution qui permettraient de faciliter la redistri-
bution sans compensation. Il est peu probable qu’un agenda concret soit présenté avant les élections de 2019.
En se déclarant favorable à la gratuité de l’enseignement supérieur pour les populations les plus défavorisées et à la redistribution des terres sans compensation, Cyril Ramaphosa a impulsé des réformes populaires auprès de la majorité des Sud-Africains. Celles-ci sont évidemment à replacer dans un contexte de campagne électorale afin de (re)positionner l’ANC comme un acteur majeur de la transformation économique et sociale. Pour Cyril Ramaphosa, c’est aussi l’occasion de saper les revendications émanant de la faction Zuma tout comme de l’opposition, d’EFF en particulier.
Un repositionnement à l’international
Au lendemain de l’apartheid, Nelson Mandela avait contribué à restaurer l’image de l’Afrique du Sud sur la scène internationale. La décision de démanteler les armes nucléaires, le respect des accords internationaux ou l’implication du pays dans les résolutions de conflits continentaux avaient conféré au pays le statut de « bon citoyen international ». Thabo Mbeki a poursuivi l’activisme diplomatique de Nelson Mandela et avait notamment popularisé le concept de renaissance africaine. Jacob Zuma a quant à lui été beaucoup moins actif à l’échelle internationale et semblait davantage focalisé sur les affaires intérieures. S’il a oeuvré à l’admission de l’Afrique du Sud dans le groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine), il a aussi éloigné le pays de son image de citoyen international exemplaire. L’Afrique du Sud fut notamment pointée du doigt lorsqu’elle refusa, en 2015, d’arrêter le président soudanais Omar elBéchir sur son territoire, pourtant sous le coup d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale (CPI). En octobre 2016, les autorités sud-africaines déclaraient officiellement leur volonté de se retirer du statut de Rome. Mais en février 2017, la justice sud-africaine a estimé que cette décision était invalide car elle n’avait pas été approuvée par le Parlement. Jacob Zuma n’y avait pas pour autant renoncé et souhaitait que le Parlement en valide le principe. Depuis son arrivée au pouvoir, Cyril Ramaphosa ne s’est pas encore prononcé sur ce sujet mais semble bien moins pressé que son prédécesseur. À l’instar de Nelson Mandela dont il était un fidèle, le nouveau président tente de redorer l’image de son pays à l’international. Les prises de positions de l’Afrique du Sud en tant que membre non permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies donneront des indications sur les orientations nouvelles de Cyril Ramaphosa.
Sous Jacob Zuma, le positionnement de l’Afrique du Sud sur la scène internationale était caractérisé par une posture antiimpérialiste, et par le rapprochement voire la dépendance vis-à-vis de la Russie et de la Chine. Forte de la détermination du président Zuma, l’Afrique du Sud s’était notamment engagée à développer ses capacités nucléaires civiles en nouant un accord avec la société publique russe Rosatom. Le coût faramineux de ce projet (8), probablement inabordable pour les finances sud-africaines, et l’opacité des négociations suscitant des soupçons de corruption, avaient fait émerger de nombreuses critiques de la part de l’opposition et d’experts issus de la société civile. Peu de temps après son arrivée au pouvoir, Cyril Ramaphosa a indiqué que ce projet n’était plus d’actualité en raison des capacités financières du pays et de sa volonté de promouvoir les énergies renouvelables. Par ailleurs, à rebours de son prédécesseur, le président sud-africain s’est rendu à de nombreuses reprises dans les pays occidentaux pour convaincre des changements en cours dans son pays et attirer des investissements étrangers.
À l’instar de Nelson Mandela dont il était un fidèle, le nouveau président tente de redorer l’image de son pays à l’international.
Qu’attendre des élections de 2019 ?
Lors des dernières élections locales, en août 2016, l’ANC obtenait seulement 54 % des voix, sa plus faible performance depuis les premières élections libres et démocratiques. Ce repli électoral profitait à l’Alliance démocratique (DA), le principal parti d’opposition (27 % des voix) – qui confirmait sa progression constante depuis sa création en 2000 –, et à EFF, fondé en 2013 par Julius Malema (8 %). Si les résultats électoraux des partis d’opposition n’ont pas été un triomphe, ces élections n’en constituaient pas moins une défaite symbolique pour l’ANC, qui perdait le contrôle de grandes métropoles sud-africaines. Des maires de la DA étaient ainsi élus à Nelson Mandela Bay, Tshwane, et Johannesburg ainsi que dans la ville du Cap, déjà aux mains de l’opposition (9). Ce repli électoral de l’ANC s’explique tout d’abord par la lassitude d’une partie de l’électorat face à la persistance des inégalités, du chômage, de la violence ou encore de l’insuffisance de l’accès aux services publics. L’impopularité de Jacob Zuma, en raison notamment de son implication réelle ou supposée dans des affaires de corruption, a également contribué à ternir l’image du parti. Par ailleurs, dans les grandes villes, on observe l’émergence d’une