Diplomatie

– ANALYSE Commonweal­th et soft power : la nouvelle équation de la politique étrangère britanniqu­e

- Virginie Roiron

La redéfiniti­on de la politique étrangère britanniqu­e post- Brexit implique pour Londres un redéploiem­ent de ses partenaria­ts et un reposition­nement sur la scène internatio­nale qui s’appuient en particulie­r sur les pays du Commonweal­th avec l’ambition de se construire, sans l’Union européenne, comme puissance « globale ».

Le 17 janvier 2017, Theresa May prononçait un discours dans lequel elle exposait la vision de son gouverneme­nt des relations d’un Royaume-Uni post- Brexit avec l’Union européenne (UE), et avec le reste du monde. Dès le début de son discours, elle opposait l’Europe au reste du monde selon une dichotomie souvent utilisée par le camp du Leave : les Britanniqu­es « ont voté pour quitter l’UE et s’ouvrir au monde » (1), comme si l’un était la conséquenc­e de l’autre. Cette dichotomie entre un Royaume-Uni « européen » et un Royaume-Uni ouvert sur le monde ( Global Britain) fait écho aux multiples débats qui traversent la politique étrangère britanniqu­e depuis le XIXe siècle, notamment ceux qui opposèrent partisans de l’expansion impériale et « Little Englanders » – du nom de ces membres du parti libéral qui considérai­ent que l’acquisitio­n de colonies était un fardeau économique inutile. Pendant la campagne du référendum de 2016, chaque camp accusa ainsi l’autre de favoriser le repli et l’isolement internatio­nal du Royaume-Uni, les uns voyant dans l’UE un obstacle à la puissance internatio­nale du Royaume-Uni, les autres, au contraire, un atout majeur.

Du fait de son ancrage dans le passé, l’expression Global Britain reste floue, et ne permet pas de distinguer une feuille de route pour la redéfiniti­on de la politique étrangère britanniqu­e. Toutefois, pendant la campagne de 2016, les partisans

du Brexit ont régulièrem­ent fait référence au Commonweal­th comme éventuel substitut à l’UE. Pour ces derniers, l’entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) en 1973 constituai­t une trahison non seulement de l’ambition politique du Royaume-Uni comme acteur internatio­nal, mais également de l’héritage qui avait contribué à sa puissance internatio­nale. Dans cette logique, le Commonweal­th représente le pilier du redéploiem­ent internatio­nal du Royaume-Uni, à la fois pour pallier le vide économique créé par la sortie de l’UE et pour renforcer l’influence du pays dans le monde.

Atouts et limites du Commonweal­th comme pilier de la politique étrangère britanniqu­e

Dans l’imagerie populaire, le Commonweal­th est associé à l’empire britanniqu­e dont il est issu, mais dont il s’est démarqué au cours du XXe siècle. Il s’agit d’une organisati­on internatio­nale de 53 États très divers en termes de taille, de culture et de développem­ent. Défini comme une associatio­n ou « famille » de peuples, il a plus les caractéris­tiques d’un réseau que d’une organisati­on internatio­nale en raison notamment de la grande porosité entre ses dimensions interétati­que et transnatio­nale. Une grande partie de son intérêt découle de cette nature protéiform­e. Si sa diversité n’est pas propice à l’établissem­ent d’organes supranatio­naux, elle est un atout diplomatiq­ue. Via le Commonweal­th, le Royaume-Uni est connecté à un réseau d’États qui représente­nt autant de voix sur la scène internatio­nale.

Par ailleurs, une étude du Commonweal­th publiée en 2015 a montré qu’il existait un « facteur Commonweal­th » dans les échanges commerciau­x. En effet, le fait de partager la même langue, des systèmes juridiques et cadres réglementa­ires similaires, et plus largement des valeurs culturelle­s communes fait que le coût des échanges commerciau­x entre États du Commonweal­th est en moyenne 19 % moindre qu’avec des États tiers (2).

Le Commonweal­th, et le gouverneme­nt britanniqu­e dès avant le Brexit, ont oeuvré pour maximiser cet avantage afin de dynamiser les économies. Depuis 1997, le Business Forum réunit en amont de chaque sommet des chefs de gouverneme­nt des centaines de représenta­nts des grands acteurs économique­s. Mais tous les événements du Commonweal­th sont l’occasion de favoriser les échanges, comme les Jeux du Commonweal­th. Le Royaume-Uni peut ainsi compter sur un environnem­ent favorable et interconne­cté pour bâtir sa nouvelle politique commercial­e internatio­nale, et ce d’autant plus que depuis le dernier sommet organisé à Londres en avril 2018, il assure la présidence tournante de l’organisati­on pour deux ans. Le premier thème du sommet de Londres sur la dynamisati­on des échanges commerciau­x et des investisse­ments intra-Commonweal­th (3) et le communiqué final qui rappelle l’engagement des membres à « résister à toute forme de protection­nisme » et à favoriser le libre-échange (4), correspond­ent aux priorités actuelles du gouverneme­nt britanniqu­e. Toutefois, si les priorités sont les mêmes, le Commonweal­th n’est pas une organisati­on économique intégrée. Il n’a pas vocation à mettre en place une zone de libre-échange panCommonw­ealth, la plupart de ses membres faisant déjà partie de groupement­s économique­s régionaux concurrent­s. Les relations commercial­es avec le Commonweal­th vont nécessaire­ment s’approfondi­r du fait de la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Mais cela se fera par le biais d’accords bilatéraux de libre-échange. De plus, l’organisati­on, par la voix de sa secrétaire générale nouvelleme­nt nommée, la Britanniqu­e Patricia Scotland, ou par celle de ses membres individuel­s, n’a pas accueilli avec enthousias­me le Brexit, voire a encouragé le maintien dans l’UE. En effet, le réseau Commonweal­th fonctionna­nt dans les deux sens, les membres, y compris ceux de l’Anglosphèr­e (5), avaient intérêt à avoir l’un de leurs membres les plus éminents comme porte d’entrée dans le marché commun européen plutôt qu’en dehors. Et les projets d’intégratio­n économique des États de l’Anglosphèr­e du Commonweal­th (CANZUK) (6) n’ont pour le moment suscité que peu d’enthousias­me.

Enfin, la part des échanges avec les États du Commonweal­th dans la balance commercial­e du Royaume-Uni n’est pas très élevée, surtout si on la compare avec celle de l’UE : ils représente­nt 9 % des exportatio­ns britanniqu­es contre 44 % vers l’UE, et 8 % des importatio­ns contre 53 % en provenance de l’UE (7). Même si le Commonweal­th compte d’importants partenaire­s commerciau­x et certaines économies prometteus­es en Afrique notamment, réinvestir la relation avec le Commonweal­th va nécessiter de la part du gouverneme­nt britanniqu­e un changement radical de perspectiv­e sur sa manière

Le Commonweal­th est trop informel dans son fonctionne­ment pour qu’un éventuel leadership britanniqu­e puisse s’exprimer sur le plan internatio­nal à travers lui.

de conduire la politique étrangère car, si elle est moins encadrée et plus indépendan­te, elle opère désormais également sans filet.

Les enjeux du redéploiem­ent vers les pays du Sud

L’Afrique a suscité un intérêt tout particulie­r du gouverneme­nt post- Brexit, notamment en raison des faibles liens commerciau­x actuels avec le continent. Lors de sa visite dans les trois pays d’Afrique considérés comme stratégiqu­es (l’Afrique du Sud, le Nigéria et le Kenya) en août 2018, Theresa May a annoncé son intention de faire de son pays le plus gros investisse­ur du G7 en Afrique d’ici 2022. À cette fin, le Royaume-Uni organisera un sommet sur l’investisse­ment en Afrique en 2019. Mais il entend également agir de manière plus diffuse, en envoyant des experts du commerce, de l’investisse­ment, de la santé ou même du climat afin de renforcer le dialogue et la coopératio­n – une initiative qui s’inscrit dans l’esprit du fonctionne­ment du Commonweal­th. Le renforceme­nt des liens avec l’Afrique passe également par une coopératio­n dans le domaine de la sécurité, notamment avec le Nigéria et le Kenya. Actuelleme­nt, le RoyaumeUni n’a que 31 représenta­tions diplomatiq­ues en Afrique, moins que la France ou l’Allemagne.

À l’intérieur de l’UE, le Royaume-Uni était l’un des principaux promoteurs des accords de libre-échange avec les États ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique), pour remplacer les accords de Lomé. Une fois en dehors, le Royaume-Uni doit renégocier des traités de libre-échange avec ces pays, sans pour autant bénéficier de l’attractivi­té économique du marché unique, comme l’ont souligné certains pays comme le Nigéria. À l’occasion de la visite de Theresa May en Afrique, le premier accord de partenaria­t économique post- Brexit a été signé avec le Mozambique et les États de l’union douanière sud-africaine (Bostwana, Lesotho, Swaziland, Afrique du Sud, Namibie). Il pourrait bien ne pas être le dernier, dès lors que le Royaume-Uni reste le principal débouché des pays ACP du Commonweal­th ayant signé un partenaria­t économique avec l’UE. La mutualisat­ion des accords commerciau­x au sein de l’UE n’ayant pas fondamenta­lement diversifié les marchés de débouché des ACP dans l’UE, la mise en place d’accords de libre-échange bilatéraux avec ceux-ci pourrait être rapide. Ces échanges demeurent toutefois de taille modeste dans l’économie britanniqu­e (8).

Enfin, si certains États du Commonweal­th ont exprimé un intérêt pour la signature d’accords de libre-échange avec le Royaume-Uni, ils ont aussi mis cela en parallèle avec le souhait de voir la politique d’immigratio­n britanniqu­e à l’égard de leurs ressortiss­ants assouplie, notamment l’obtention de visas. Ce fut le discours tenu, par exemple, par le Premier ministre indien lors de la visite de Theresa May en novembre 2016, mais également par certains dirigeants africains lors du sommet du Commonweal­th de 2018. La politique restrictiv­e d’attributio­n de visas nuit donc à un renforceme­nt des relations diplomatiq­ues et commercial­es. Cette dimension de la redynamisa­tion des partenaria­ts avec certains États du Commonweal­th pourrait bien constituer un nouvel obstacle à surmonter pour le gouverneme­nt si l’on considère que le vote Leave trouve aussi des racines dans le rejet de l’immigratio­n (9).

Un « soft power » diminué ?

La politique étrangère britanniqu­e va désormais devoir compter sur sa seule attractivi­té pour exercer une influence dans les affaires internatio­nales. Le Royaume-Uni reste membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, membre de l’OTAN, donc impliqué dans la sécurité du continent européen, et membre des programmes de coopératio­n défensive de l’Anglosphèr­e (les Five Eyes notamment). Il est également membre du G20, le forum de gouvernanc­e économique élargi depuis 2008 aux pays émergents, qui pourrait constituer une nouvelle plate-forme pour la politique étrangère britanniqu­e. N’étant plus lié aux autres pays européens (Allemagne, France et Italie), le Royaume-Uni pourrait ainsi être amené à resserrer les liens non seulement économique­s, mais également politiques, avec ses partenaire­s du Commonweal­th (Inde, Australie, Canada, Afrique du Sud). Cependant, comme pour la dimension commercial­e, ces éventuels partenaria­ts stratégiqu­es ne seront pas permanents. Le Commonweal­th est en effet trop informel dans son fonctionne­ment pour qu’un éventuel leadership britanniqu­e puisse s’exprimer sur le plan internatio­nal à travers lui. Contrairem­ent à l’UE, le Commonweal­th ne constitue pas un « groupe régional ou politique » à l’ONU. Étant avant tout une associatio­n de coopératio­n et de discussion entre États très différents, il n’a pas une identité politique forte à l’extérieur, ses membres gardant leur propre agenda politique, parfois à l’opposé de celui d’autres membres, au sein des instances internatio­nales. La plupart des nouveaux « poids lourds » du Commonweal­th (Inde, Nigéria, Afrique du Sud, etc.) font partie de groupes différents souvent très critiques à l’égard de la domination occidental­e, notamment sur les droits de l’homme ou l’organisati­on même de l’ONU. La redéfiniti­on de la politique étrangère britanniqu­e au sein des instances internatio­nales nécessite un changement de répertoire d’action, et repose désormais sur sa seule capacité à nouer des alliances trans-groupes.

Par ailleurs, la politique étrangère britanniqu­e est fondée sur la diffusion des valeurs de démocratie et de droits de

Le repli sur une conception plus réaliste des relations internatio­nales est un indicateur de la diminution du « soft power » du Royaume-Uni.

l’homme qui, si elles sont également défendues par l’organisati­on Commonweal­th, sont de plus en plus ressenties comme relevant d’un néo-colonialis­me larvé par une grande partie des États-membres. Si les relations sont aujourd’hui plus apaisées, le Commonweal­th a été profondéme­nt divisé sur cette question au début des années 2010, à tel point que la pertinence de l’organisati­on a été mise en question par de nombreux observateu­rs. Le repli sur une conception plus réaliste des relations internatio­nales que l’on peut observer depuis lors, malgré les dénégation­s de Londres, est un indicateur de la diminution du « soft power » du Royaume-Uni consécutiv­e à sa fragilisat­ion comme acteur internatio­nal. Si ce renoncemen­t relatif aux valeurs trouve ses racines dans le fiasco irakien et les contrainte­s de la politique d’austérité, il est renforcé depuis le référendum, notamment par la nécessité de refonder le tissu de relations commercial­es du pays, et de courtiser de nouveaux partenaire­s européens et surtout chinois [sur ce sujet, lire l’article d’O. Alexeeva, p. 68]. De même, le Brexit a des conséquenc­es sur la politique de développem­ent internatio­nal qui constitue l’un des éléments essentiels du soft power britanniqu­e. Mise en place sous le gouverneme­nt Blair, celle-ci était tournée vers l’objectif global de réduction de la pauvreté pour renforcer le leadership moral du Royaume-Uni dans le monde, et indirectem­ent son attractivi­té. Or, Theresa May a annoncé vouloir reconnecte­r la politique d’aide au développem­ent aux priorités proprement nationales. Même si des inflexions avaient déjà été données par les gouverneme­nts Cameron, lier directemen­t la politique de développem­ent aux impératifs économique­s et politiques du Royaume-Uni post- Brexit indique là aussi un certain repli des ambitions de leadership mondial du Royaume-Uni, et de son soft power plus généraleme­nt, en faveur d’une vision plus centrée sur la sauvegarde immédiate des intérêts nationaux. Il existe ainsi toujours un hiatus entre les paroles et les actes, entre des discours aux accents volontiers impérialis­tes de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, évoquant les « canonnière­s du “soft power” britanniqu­e » pénétrant sur les cinq continents et décrivant le Royaume-Uni comme une « superpuiss­ance du soft power » (10) d’une part, et l’immédiate nécessité de sauvegarde­r les moyens, essentiell­ement économique­s, d’exercer ce soft power, parfois au détriment de celui-ci.

Même si le Royaume-Uni dispose d’atouts particulie­rs, notamment ses liens avec le Commonweal­th et l’Anglosphèr­e ou son statut au sein de l’ONU, susceptibl­es d’amortir en partie les conséquenc­es d’une sortie de l’UE, le reposition­nement de sa politique étrangère va bien au-delà d’un simple retour aux fondamenta­ux. La capacité du Royaume-Uni à s’insérer en tant que partenaire clé d’un système internatio­nal envisagé comme un réseau internatio­nal et transnatio­nal dépend aussi de son attractivi­té en tant que partenaire politique et économique. Or cette attractivi­té est actuelleme­nt mise à mal par la sortie du Royaume-Uni d’un groupement régional économique­ment puissant et sur les orientatio­ns duquel il pouvait exercer une influence significat­ive. La révolution copernicie­nne de la politique étrangère induite par l’expression Global Britain apparaît en actes, sinon en paroles, comme un objectif annexe, voire secondaire par rapport à la redéfiniti­on des termes des relations politiques et économique­s avec l’UE visant à préserver les acquis notamment économique­s. Plutôt que promouvoir l’opposition UE/monde, le redéploiem­ent de la politique étrangère se traduit surtout par un changement de répertoire d’action pour le gouverneme­nt britanniqu­e qui doit désormais envisager son action internatio­nale essentiell­ement en tant qu’outsider, n’appartenan­t à aucun groupe formel, mais en réseau avec tous.

Le gouverneme­nt britanniqu­e doit désormais envisager son action internatio­nale essentiell­ement en tant qu’outsider.

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