– ANALYSE Commonwealth et soft power : la nouvelle équation de la politique étrangère britannique
La redéfinition de la politique étrangère britannique post- Brexit implique pour Londres un redéploiement de ses partenariats et un repositionnement sur la scène internationale qui s’appuient en particulier sur les pays du Commonwealth avec l’ambition de se construire, sans l’Union européenne, comme puissance « globale ».
Le 17 janvier 2017, Theresa May prononçait un discours dans lequel elle exposait la vision de son gouvernement des relations d’un Royaume-Uni post- Brexit avec l’Union européenne (UE), et avec le reste du monde. Dès le début de son discours, elle opposait l’Europe au reste du monde selon une dichotomie souvent utilisée par le camp du Leave : les Britanniques « ont voté pour quitter l’UE et s’ouvrir au monde » (1), comme si l’un était la conséquence de l’autre. Cette dichotomie entre un Royaume-Uni « européen » et un Royaume-Uni ouvert sur le monde ( Global Britain) fait écho aux multiples débats qui traversent la politique étrangère britannique depuis le XIXe siècle, notamment ceux qui opposèrent partisans de l’expansion impériale et « Little Englanders » – du nom de ces membres du parti libéral qui considéraient que l’acquisition de colonies était un fardeau économique inutile. Pendant la campagne du référendum de 2016, chaque camp accusa ainsi l’autre de favoriser le repli et l’isolement international du Royaume-Uni, les uns voyant dans l’UE un obstacle à la puissance internationale du Royaume-Uni, les autres, au contraire, un atout majeur.
Du fait de son ancrage dans le passé, l’expression Global Britain reste floue, et ne permet pas de distinguer une feuille de route pour la redéfinition de la politique étrangère britannique. Toutefois, pendant la campagne de 2016, les partisans
du Brexit ont régulièrement fait référence au Commonwealth comme éventuel substitut à l’UE. Pour ces derniers, l’entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) en 1973 constituait une trahison non seulement de l’ambition politique du Royaume-Uni comme acteur international, mais également de l’héritage qui avait contribué à sa puissance internationale. Dans cette logique, le Commonwealth représente le pilier du redéploiement international du Royaume-Uni, à la fois pour pallier le vide économique créé par la sortie de l’UE et pour renforcer l’influence du pays dans le monde.
Atouts et limites du Commonwealth comme pilier de la politique étrangère britannique
Dans l’imagerie populaire, le Commonwealth est associé à l’empire britannique dont il est issu, mais dont il s’est démarqué au cours du XXe siècle. Il s’agit d’une organisation internationale de 53 États très divers en termes de taille, de culture et de développement. Défini comme une association ou « famille » de peuples, il a plus les caractéristiques d’un réseau que d’une organisation internationale en raison notamment de la grande porosité entre ses dimensions interétatique et transnationale. Une grande partie de son intérêt découle de cette nature protéiforme. Si sa diversité n’est pas propice à l’établissement d’organes supranationaux, elle est un atout diplomatique. Via le Commonwealth, le Royaume-Uni est connecté à un réseau d’États qui représentent autant de voix sur la scène internationale.
Par ailleurs, une étude du Commonwealth publiée en 2015 a montré qu’il existait un « facteur Commonwealth » dans les échanges commerciaux. En effet, le fait de partager la même langue, des systèmes juridiques et cadres réglementaires similaires, et plus largement des valeurs culturelles communes fait que le coût des échanges commerciaux entre États du Commonwealth est en moyenne 19 % moindre qu’avec des États tiers (2).
Le Commonwealth, et le gouvernement britannique dès avant le Brexit, ont oeuvré pour maximiser cet avantage afin de dynamiser les économies. Depuis 1997, le Business Forum réunit en amont de chaque sommet des chefs de gouvernement des centaines de représentants des grands acteurs économiques. Mais tous les événements du Commonwealth sont l’occasion de favoriser les échanges, comme les Jeux du Commonwealth. Le Royaume-Uni peut ainsi compter sur un environnement favorable et interconnecté pour bâtir sa nouvelle politique commerciale internationale, et ce d’autant plus que depuis le dernier sommet organisé à Londres en avril 2018, il assure la présidence tournante de l’organisation pour deux ans. Le premier thème du sommet de Londres sur la dynamisation des échanges commerciaux et des investissements intra-Commonwealth (3) et le communiqué final qui rappelle l’engagement des membres à « résister à toute forme de protectionnisme » et à favoriser le libre-échange (4), correspondent aux priorités actuelles du gouvernement britannique. Toutefois, si les priorités sont les mêmes, le Commonwealth n’est pas une organisation économique intégrée. Il n’a pas vocation à mettre en place une zone de libre-échange panCommonwealth, la plupart de ses membres faisant déjà partie de groupements économiques régionaux concurrents. Les relations commerciales avec le Commonwealth vont nécessairement s’approfondir du fait de la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Mais cela se fera par le biais d’accords bilatéraux de libre-échange. De plus, l’organisation, par la voix de sa secrétaire générale nouvellement nommée, la Britannique Patricia Scotland, ou par celle de ses membres individuels, n’a pas accueilli avec enthousiasme le Brexit, voire a encouragé le maintien dans l’UE. En effet, le réseau Commonwealth fonctionnant dans les deux sens, les membres, y compris ceux de l’Anglosphère (5), avaient intérêt à avoir l’un de leurs membres les plus éminents comme porte d’entrée dans le marché commun européen plutôt qu’en dehors. Et les projets d’intégration économique des États de l’Anglosphère du Commonwealth (CANZUK) (6) n’ont pour le moment suscité que peu d’enthousiasme.
Enfin, la part des échanges avec les États du Commonwealth dans la balance commerciale du Royaume-Uni n’est pas très élevée, surtout si on la compare avec celle de l’UE : ils représentent 9 % des exportations britanniques contre 44 % vers l’UE, et 8 % des importations contre 53 % en provenance de l’UE (7). Même si le Commonwealth compte d’importants partenaires commerciaux et certaines économies prometteuses en Afrique notamment, réinvestir la relation avec le Commonwealth va nécessiter de la part du gouvernement britannique un changement radical de perspective sur sa manière
Le Commonwealth est trop informel dans son fonctionnement pour qu’un éventuel leadership britannique puisse s’exprimer sur le plan international à travers lui.
de conduire la politique étrangère car, si elle est moins encadrée et plus indépendante, elle opère désormais également sans filet.
Les enjeux du redéploiement vers les pays du Sud
L’Afrique a suscité un intérêt tout particulier du gouvernement post- Brexit, notamment en raison des faibles liens commerciaux actuels avec le continent. Lors de sa visite dans les trois pays d’Afrique considérés comme stratégiques (l’Afrique du Sud, le Nigéria et le Kenya) en août 2018, Theresa May a annoncé son intention de faire de son pays le plus gros investisseur du G7 en Afrique d’ici 2022. À cette fin, le Royaume-Uni organisera un sommet sur l’investissement en Afrique en 2019. Mais il entend également agir de manière plus diffuse, en envoyant des experts du commerce, de l’investissement, de la santé ou même du climat afin de renforcer le dialogue et la coopération – une initiative qui s’inscrit dans l’esprit du fonctionnement du Commonwealth. Le renforcement des liens avec l’Afrique passe également par une coopération dans le domaine de la sécurité, notamment avec le Nigéria et le Kenya. Actuellement, le RoyaumeUni n’a que 31 représentations diplomatiques en Afrique, moins que la France ou l’Allemagne.
À l’intérieur de l’UE, le Royaume-Uni était l’un des principaux promoteurs des accords de libre-échange avec les États ACP (Afrique, Caraïbe, Pacifique), pour remplacer les accords de Lomé. Une fois en dehors, le Royaume-Uni doit renégocier des traités de libre-échange avec ces pays, sans pour autant bénéficier de l’attractivité économique du marché unique, comme l’ont souligné certains pays comme le Nigéria. À l’occasion de la visite de Theresa May en Afrique, le premier accord de partenariat économique post- Brexit a été signé avec le Mozambique et les États de l’union douanière sud-africaine (Bostwana, Lesotho, Swaziland, Afrique du Sud, Namibie). Il pourrait bien ne pas être le dernier, dès lors que le Royaume-Uni reste le principal débouché des pays ACP du Commonwealth ayant signé un partenariat économique avec l’UE. La mutualisation des accords commerciaux au sein de l’UE n’ayant pas fondamentalement diversifié les marchés de débouché des ACP dans l’UE, la mise en place d’accords de libre-échange bilatéraux avec ceux-ci pourrait être rapide. Ces échanges demeurent toutefois de taille modeste dans l’économie britannique (8).
Enfin, si certains États du Commonwealth ont exprimé un intérêt pour la signature d’accords de libre-échange avec le Royaume-Uni, ils ont aussi mis cela en parallèle avec le souhait de voir la politique d’immigration britannique à l’égard de leurs ressortissants assouplie, notamment l’obtention de visas. Ce fut le discours tenu, par exemple, par le Premier ministre indien lors de la visite de Theresa May en novembre 2016, mais également par certains dirigeants africains lors du sommet du Commonwealth de 2018. La politique restrictive d’attribution de visas nuit donc à un renforcement des relations diplomatiques et commerciales. Cette dimension de la redynamisation des partenariats avec certains États du Commonwealth pourrait bien constituer un nouvel obstacle à surmonter pour le gouvernement si l’on considère que le vote Leave trouve aussi des racines dans le rejet de l’immigration (9).
Un « soft power » diminué ?
La politique étrangère britannique va désormais devoir compter sur sa seule attractivité pour exercer une influence dans les affaires internationales. Le Royaume-Uni reste membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, membre de l’OTAN, donc impliqué dans la sécurité du continent européen, et membre des programmes de coopération défensive de l’Anglosphère (les Five Eyes notamment). Il est également membre du G20, le forum de gouvernance économique élargi depuis 2008 aux pays émergents, qui pourrait constituer une nouvelle plate-forme pour la politique étrangère britannique. N’étant plus lié aux autres pays européens (Allemagne, France et Italie), le Royaume-Uni pourrait ainsi être amené à resserrer les liens non seulement économiques, mais également politiques, avec ses partenaires du Commonwealth (Inde, Australie, Canada, Afrique du Sud). Cependant, comme pour la dimension commerciale, ces éventuels partenariats stratégiques ne seront pas permanents. Le Commonwealth est en effet trop informel dans son fonctionnement pour qu’un éventuel leadership britannique puisse s’exprimer sur le plan international à travers lui. Contrairement à l’UE, le Commonwealth ne constitue pas un « groupe régional ou politique » à l’ONU. Étant avant tout une association de coopération et de discussion entre États très différents, il n’a pas une identité politique forte à l’extérieur, ses membres gardant leur propre agenda politique, parfois à l’opposé de celui d’autres membres, au sein des instances internationales. La plupart des nouveaux « poids lourds » du Commonwealth (Inde, Nigéria, Afrique du Sud, etc.) font partie de groupes différents souvent très critiques à l’égard de la domination occidentale, notamment sur les droits de l’homme ou l’organisation même de l’ONU. La redéfinition de la politique étrangère britannique au sein des instances internationales nécessite un changement de répertoire d’action, et repose désormais sur sa seule capacité à nouer des alliances trans-groupes.
Par ailleurs, la politique étrangère britannique est fondée sur la diffusion des valeurs de démocratie et de droits de
Le repli sur une conception plus réaliste des relations internationales est un indicateur de la diminution du « soft power » du Royaume-Uni.
l’homme qui, si elles sont également défendues par l’organisation Commonwealth, sont de plus en plus ressenties comme relevant d’un néo-colonialisme larvé par une grande partie des États-membres. Si les relations sont aujourd’hui plus apaisées, le Commonwealth a été profondément divisé sur cette question au début des années 2010, à tel point que la pertinence de l’organisation a été mise en question par de nombreux observateurs. Le repli sur une conception plus réaliste des relations internationales que l’on peut observer depuis lors, malgré les dénégations de Londres, est un indicateur de la diminution du « soft power » du Royaume-Uni consécutive à sa fragilisation comme acteur international. Si ce renoncement relatif aux valeurs trouve ses racines dans le fiasco irakien et les contraintes de la politique d’austérité, il est renforcé depuis le référendum, notamment par la nécessité de refonder le tissu de relations commerciales du pays, et de courtiser de nouveaux partenaires européens et surtout chinois [sur ce sujet, lire l’article d’O. Alexeeva, p. 68]. De même, le Brexit a des conséquences sur la politique de développement international qui constitue l’un des éléments essentiels du soft power britannique. Mise en place sous le gouvernement Blair, celle-ci était tournée vers l’objectif global de réduction de la pauvreté pour renforcer le leadership moral du Royaume-Uni dans le monde, et indirectement son attractivité. Or, Theresa May a annoncé vouloir reconnecter la politique d’aide au développement aux priorités proprement nationales. Même si des inflexions avaient déjà été données par les gouvernements Cameron, lier directement la politique de développement aux impératifs économiques et politiques du Royaume-Uni post- Brexit indique là aussi un certain repli des ambitions de leadership mondial du Royaume-Uni, et de son soft power plus généralement, en faveur d’une vision plus centrée sur la sauvegarde immédiate des intérêts nationaux. Il existe ainsi toujours un hiatus entre les paroles et les actes, entre des discours aux accents volontiers impérialistes de l’ancien ministre des Affaires étrangères, Boris Johnson, évoquant les « canonnières du “soft power” britannique » pénétrant sur les cinq continents et décrivant le Royaume-Uni comme une « superpuissance du soft power » (10) d’une part, et l’immédiate nécessité de sauvegarder les moyens, essentiellement économiques, d’exercer ce soft power, parfois au détriment de celui-ci.
Même si le Royaume-Uni dispose d’atouts particuliers, notamment ses liens avec le Commonwealth et l’Anglosphère ou son statut au sein de l’ONU, susceptibles d’amortir en partie les conséquences d’une sortie de l’UE, le repositionnement de sa politique étrangère va bien au-delà d’un simple retour aux fondamentaux. La capacité du Royaume-Uni à s’insérer en tant que partenaire clé d’un système international envisagé comme un réseau international et transnational dépend aussi de son attractivité en tant que partenaire politique et économique. Or cette attractivité est actuellement mise à mal par la sortie du Royaume-Uni d’un groupement régional économiquement puissant et sur les orientations duquel il pouvait exercer une influence significative. La révolution copernicienne de la politique étrangère induite par l’expression Global Britain apparaît en actes, sinon en paroles, comme un objectif annexe, voire secondaire par rapport à la redéfinition des termes des relations politiques et économiques avec l’UE visant à préserver les acquis notamment économiques. Plutôt que promouvoir l’opposition UE/monde, le redéploiement de la politique étrangère se traduit surtout par un changement de répertoire d’action pour le gouvernement britannique qui doit désormais envisager son action internationale essentiellement en tant qu’outsider, n’appartenant à aucun groupe formel, mais en réseau avec tous.
Le gouvernement britannique doit désormais envisager son action internationale essentiellement en tant qu’outsider.