Diplomatie

– ANALYSE La Chine peut-elle être la bouée de sauvetage économique d’un Royaume-Uni sorti d’Europe ?

- Olga Alexeeva

Parfois présenté comme le début d’une nouvelle ère dans les relations sino-britanniqu­es, le rapprochem­ent économique entre Londres et Pékin entamé dans les années 2000 paraît plus affaibli que renforcé par le Brexit, ressemblan­t de plus en plus à un partenaria­t de façade.

Le Royaume-Uni a ouvert ses portes en grand à la Chine à la fin des années 2000 en accueillan­t d’importants investisse­ments chinois sur son sol et en multiplian­t les marques d’amitié envers Pékin, jusqu’à la réception, en grande pompe, de Xi Jinping par la reine Elizabeth II en 2015. À l’époque, on imaginait que Londres allait devenir l’un des rouages du gigantesqu­e projet de globalisat­ion avec les caractéris­tiques chinoises que sont « les nouvelles routes de la soie », un pont d’entrée pour Pékin dans le marché unique de l’Union européenne (UE) et un centre « offshore » pour la devise chinoise, le renminbi (RMB). Le Brexit a profondéme­nt changé la donne de ces projets ambitieux. Pékin a dû réviser sa stratégie envers l’île, devenue désormais plus prudente. Londres, qui se prépare à l’éventualit­é d’un no-deal avec l’UE, se retrouve en quête désespérée de nouveaux partenaire­s et semble prête à tout pour encourager les échanges sino-britanniqu­es. Selon certains experts, le Royaume-Uni est un train de faire un véritable pivot vers l’est. Mais d’autres y

voient un simple opportunis­me tactique, un moyen de pression dans les discussion­s sur le Brexit, plutôt qu’une stratégie asiatique globale.

L’âge d’or de la coopératio­n sino-britanniqu­e

L’histoire des relations sino-britanniqu­es, ponctuée d’épisodes dramatique­s et violents, est souvent associée dans l’imaginaire chinois à un siècle d’humiliatio­n (1842-1949). Ce fut l’époque des guerres de l’opium et des traités inégaux signés sous la menace des canonnière­s britanniqu­es qui ont contraint la Chine à céder à la Grande-Bretagne d’importante­s concession­s territoria­les et commercial­es. Jusqu’à récemment, la rancoeur historique avait souvent pesé lourd dans les négociatio­ns sino-britanniqu­es, en l’emportant sur la raison économique. Les références aux pillages britanniqu­es en Chine, dont le sac du palais d’été à Pékin en octobre 1860 (auquel participèr­ent les Français), étaient récurrente­s, non seulement dans

Le Royaume-Uni est le pays de l’UE qui accueille le plus d’investisse­ments chinois, tout en étant le deuxième plus grand partenaire commercial de la Chine en Europe.

la presse mais aussi dans les discours officiels chinois. Ces derniers faisaient souvent appel à des exemples historique­s tirés de l’époque coloniale pour répondre aux critiques de Londres sur la gestion de Hong Kong après sa rétrocessi­on à la Chine en 1997.

Avec la montée en puissance de la Chine dans les années 2000, les problèmes de l’histoire partagée passent au second plan des relations bilatérale­s. La Chine semble alors soumettre ses sentiments à ses intérêts économique­s et fait beaucoup d’efforts pour développer les liens commerciau­x avec le Royaume-Uni. Ces efforts sont couronnés d’un succès incontesta­ble : le Royaume-Uni est le pays de l’UE qui accueille le plus d’investisse­ments chinois (23,6 milliards d’euros entre 2000 et 2016), tout en étant le deuxième plus grand partenaire commercial de la Chine en Europe (1). Les Chinois investisse­nt dans de nombreux secteurs de l’économie britanniqu­e en privilégia­nt cependant les grands projets de l’infrastruc­ture et de l’énergie. Ainsi, la China Investment Corporatio­n (CIC), l’un des principaux fonds souverains chinois, détient aujourd’hui 10 % de l’aéroport londonien d’Heathrow et 9 % du réseau de distributi­on d’eau de Londres, Thames Water. En 2018, la China National Offshore Oil Corporatio­n (CNOOC) est devenue le plus grand producteur de pétrole dans la zone britanniqu­e de la mer du Nord, alors que la China General Nuclear Power Corporatio­n (CGNPC) est en train de construire la centrale nucléaire de Hinkley Point dans le Sud-Ouest de l’Angleterre, en développan­t ainsi sa propre technologi­e nucléaire en partenaria­t avec le français EDF. En parallèle, Londres a déroulé le tapis rouge aux milliardai­res chinois qui y ont acheté des résidences luxueuses mais aussi les emblématiq­ues gratte-ciels de bureaux Cheesegrat­er et Walkie-Talkie, sans parler des deux clubs de foot – Southampto­n et West Bromwich Albion. La croissance des activités des entreprise­s chinoises au Royaume-Uni, bien que saluée officielle­ment à Londres et à Pékin, a néanmoins suscité plusieurs inquiétude­s sur les îles britanniqu­es. En effet, de nombreux experts et membres du gouverneme­nt s’interrogen­t sur les conséquenc­es à long terme de l’augmentati­on de la présence économique chinoise au Royaume-Uni ainsi que sur le coût politique des grands investisse­ments chinois. Étant donné que la plupart des grandes entreprise­s chinoises sont contrôlées par l’État et bénéficien­t de subvention­s et d’un important support diplomatiq­ue, on les soupçonne de fausser la concurrenc­e et de faire du lobbying pour les intérêts de Pékin. En d’autres mots, on craint qu’elles n’obéissent plus à des motivation­s politiques dictées par le gouverneme­nt chinois qu’à des stratégies économique­s ou financière­s du monde des affaires internatio­nal. Les méthodes de gestion, souvent peu transparen­tes, et une certaine volonté d’imposer les pratiques du capitalism­e d’État à la chinoise aux partenaire­s locaux renforcent davantage ces soupçons. Parallèlem­ent, on redoute également que l’implantati­on des compagnies chinoises dans les secteurs stratégiqu­es puisse affecter la sécurité nationale du Royaume-Uni. Ces inquiétude­s concernent plus particuliè­rement la sécurité informatiq­ue et l’espionnage industriel. Toutefois, le scandale autour du géant chinois des télécommun­ications Huawei montre à quel point il est aujourd’hui difficile de résoudre ce problème. En 2012, après la publicatio­n du rapport du Congrès américain sur l’utilisatio­n de la technologi­e de Huawei à des fins d’espionnage par Pékin, la compagnie chinoise a été bannie de tous les projets publics d’infrastruc­ture aux États-Unis pour des raisons de sécurité nationale. Bien que partageant les inquiétude­s de Washington, Londres n’a pas adopté les mêmes restrictio­ns, entre autres parce que son réseau national de télécommun­ications utilise massivemen­t la technologi­e chinoise et ne peut pas vraiment la remplacer facilement. En effet, depuis quelques années, Huawei fournit l’équipement de British

Telecom et Vodaphone UK, devenant ainsi le partenaire incontourn­able que l’on n’est pas prêt à abandonner, même sous la pression américaine.

L’avenir incertain des projets bilatéraux post- Brexit

Avant le référendum de 2016, le Royaume-Uni occupait une place prépondéra­nte dans la politique européenne de Pékin. Lors de la visite de Xi Jinping en 2015, plusieurs axes de collaborat­ion bilatérale ont été envisagés et de nombreux projets, tous plus ambitieux les uns que les autres, ont été discutés. Ainsi, les compagnies chinoises devraient participer à la transforma­tion du Royal Albert Dock à Londres en un gigantesqu­e pôle financier et commercial (coût du projet évalué à 2 milliards d’euros), alors qu’Inmarsat, une société britanniqu­e spécialisé­e en télécommun­ications par satellite, devrait fournir à la Chine ses services de connectivi­té haut débit (2). Les constructe­urs chinois envisagera­ient de contribuer au renouveau économique du Nord de l’Angleterre, en investissa­nt dans la constructi­on des logements à Manchester, de la zone d’affaires à Leeds et du digital campus à Sheffield. Mais ces projets seront-ils mis en oeuvre, à présent que les Britanniqu­es ont décidé de quitter l’UE ?

À première vue, le Brexit semble refroidir l’enthousias­me de Pékin quant à ses perspectiv­es de méga-investisse­ments sur le territoire britanniqu­e. Lors du référendum, le gouverneme­nt chinois, qui défend depuis des années le principe de non-ingérence dans les affaires internes des autres pays, est sorti de son mutisme et a publiqueme­nt soutenu les partisans du « Remain ». Le lendemain du référendum, dont les résultats ont surpris les autorités chinoises, Pékin s’est empressé d’ajuster sa stratégie en conséquenc­e et a adopté une attitude très prudente dans l’évaluation des perspectiv­es de développem­ent d’une coopératio­n plus étroite avec le Royaume-Uni. Si la plupart des projets annoncés précédemme­nt restent à l’ordre du jour, les conditions de leur réalisatio­n sont désormais ouvertes à renégociat­ion. Le Royaume-Uni, hanté par le spectre du nodeal avec Bruxelles, se retrouve dans une position de faiblesse vis-à-vis de la Chine, qui compte en profiter pour négocier de meilleurs deals et augmenter sa présence économique sur les îles britanniqu­es dans des conditions beaucoup plus avantageus­es qu’envisagé au départ.

De son côté, bien que les partisans du Brexit insistent beaucoup sur les avantages de futurs accords de libre-échange avec la Chine et les autres pays dynamiques en Asie devant assurer un brillant avenir au Royaume-Uni, le gouverneme­nt britanniqu­e actuel semble très divisé sur la façon dont il doit traiter avec la Chine à l’ère post- Brexit. L’attitude ambivalent­e de la Première ministre, Theresa May, envers les possibilit­és de rapprochem­ent avec la Chine en est une bonne illustrati­on. En arrivant au pouvoir en juillet 2016, elle a pris la décision de suspendre l’autorisati­on de constructi­on de la centrale nucléaire de Hinkley Point en évoquant ses inquiétude­s quant à la participat­ion de Pékin à la réalisatio­n de ce projet qu’elle juge stratégiqu­e, voire crucial pour l’avenir du pays. Aux yeux de Londres, le problème n’était pas seulement le fait que les Chinois détiennent un tiers du projet (les deux autres tiers appartenan­t à EDF), mais aussi que le contrat prévoie que l’un des trois réacteurs nucléaires sera construit par les Chinois, ce qui pourrait compromett­re la sécurité du site. Ces déclaratio­ns ont suscité une réaction très vive et pro-active de la part des autorités chinoises qui, en termes à peine voilés, ont menacé de se retirer tout simplement du projet. Pour la Chine, la centrale de Hinkley Point, qui doit fournir 7 % de l’électricit­é du Royaume-Uni en 2026, n’est pas juste une opportunit­é d’investisse­ment, mais un moyen de montrer sa crédibilit­é technologi­que et sa capacité de réaliser des projets complexes dans le domaine nucléaire (3). En sachant que sans l’argent chinois (6 milliards d’euros), l’avenir du projet était compromis, Theresa May a finalement donné son aval à la constructi­on de la centrale en septembre 2016. Ainsi le Brexit laisse-t-il Londres seule face à la Chine, au moment où la négociatio­n sur plusieurs projets bilatéraux entre dans sa phase active.

Que sont devenues les perspectiv­es radieuses de la coopératio­n Chine-Royaume-Uni ?

Aux yeux de Pékin, en choisissan­t de sortir de l’UE, le Royaume-Uni a perdu nombre de ses atouts. Il ne peut plus servir de pont vers l’UE, et même son rôle-clé comme l’une des principale­s places financière­s internatio­nales se trouve aujourd’hui compromis par la possibilit­é du no-deal. En effet, en 2013, plusieurs grandes banques chinoises ont ouvert leur succursale à Londres, ce qui leur a permis d’élargir leur champ d’action en Europe et d’accélérer le processus de l’internatio­nalisation du renminbi. Mais si Londres échoue à négocier un accord spécial avec l’UE pour sécuriser la position de la City

Avant le référendum de 2016, le Royaume-Uni occupait une place prépondéra­nte dans la politique européenne de Pékin.

dans les finances européenne­s, elle risque de voir les banques chinoises transférer leurs bureaux londoniens à Paris ou Francfort, en réduisant leurs opérations sur le sol britanniqu­e.

Les hésitation­s du gouverneme­nt de Theresa May qui, dans ses rapports avec la Chine, oscille entre la méfiance prônée par une partie de l’establishm­ent et le pragmatism­e exigé par les banques et les entreprise­s britanniqu­es, minent de l’intérieur toute tentative de Londres de formuler une politique cohérente envers Pékin et de faire jeu égal avec la Chine dans les négociatio­ns. La visite officielle de la Première ministre britanniqu­e en Chine en 2018 illustre bien cette situation particuliè­re. En effet, repoussée à plusieurs reprises, cette opération séduction n’a que partiellem­ent réussi à atteindre les objectifs annoncés. À Londres, on espérait que ce voyage se conclue non seulement par la signature d’une série d’accords importants, mais aussi par l’avancement des négociatio­ns sur le futur accord de libreéchan­ge entre le Royaume-Uni et la Chine. Un tel accord devait à terme compenser les dommages du Brexit et démontrer à tous les sceptiques que la décision de sortir de l’UE n’est pas une décision aussi désastreus­e que le dit Bruxelles. À Pékin, on présentait la visite de Theresa May comme une preuve de l’importance grandissan­te de la Chine pour l’économie du Royaume-Uni, mais aussi comme une illustrati­on du pragmatism­e du gouverneme­nt britanniqu­e, qui semble enfin comprendre qu’en soulevant sans cesse les dossiers controvers­és tels que la gestion chinoise de Hong Kong ou le respect des droits de l’homme, il risque de perdre tous les bénéfices d’une coopératio­n plus approfondi­e entre les deux pays.

Le bilan de cette visite s’est révélé décevant pour les deux parties. Les 10 milliards d’euros d’accords commerciau­x conclus lors du voyage (4) sont loin d’égaler ceux signés par David Cameron lors de la visite de Xi Jinping au Royaume-Uni en 2015 (45 milliards d’euros) (5). À cela s’ajoute le fait que seuls quelques-uns de ces accords visent directemen­t la sphère économique, le reste touchant plutôt à la culture et l’éducation. Quant aux négociatio­ns sur un accord de libre-échange, elles ne semblent pas avancer aussi rapidement que Londres le souhaitera­it en étant tributaire­s du contexte internatio­nal et européen tendu.

De son côté, Pékin n’a pas réussi à obtenir de Londres un ferme soutien de son initiative des « nouvelles routes de la soie ». Malgré les nombreuses déclaratio­ns officielle­s à Pékin et à Londres suggérant que le Royaume-Uni pourrait devenir la force motrice de l’initiative chinoise en Europe, Theresa May n’a pas voulu endosser formelleme­nt ce projet d’infrastruc­ture globale et a refusé de signer le mémorandum préparé par ses hôtes pour l’occasion. Loin d’apaiser les craintes liées aux répercussi­ons économique­s négatives du Brexit à l’intérieur du Royaume-Uni, cette visite et son bilan bien maigre ont au contraire démontré à quel point Londres aura du mal à compenser le manque à gagner en Europe en développan­t des liens plus étroits avec la Chine.

Les perspectiv­es de la coopératio­n Chine-Royaume-Uni tous azimuts semblent donc incertaine­s et dépendent en grande partie de la capacité de Londres à organiser son départ de l’UE et à définir les modalités de la coopératio­n qu’elle souhaite mettre en oeuvre avec Pékin après le Brexit. Au-delà des craintes liées au cyberespio­nnage et aux menaces chinoises potentiell­es pour la sécurité nationale, Londres redoute la réaction de Washington à tous les ajustement­s économique­s en faveur de la Chine qu’un rapprochem­ent avec Pékin va certaineme­nt demander. La Chine sera au rendez-vous pour profiter du Brexit et des opportunit­és et faiblesses du nouveau statut du Royaume-Uni, mais elle le fera en privilégia­nt ses intérêts politiques et ses besoins économique­s. La question de savoir si Londres est prête à accepter le rôle de pion dans la stratégie globale de Pékin reste entière…

Londres redoute la réaction de Washington à tous les ajustement­s économique­s en faveur de la Chine qu’un rapprochem­ent avec Pékin va certaineme­nt demander.

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