Diplomatie

– ANALYSE Les traités de paix de 1919-1920 et la reconstruc­tion d’un nouveau système internatio­nal

À la fin de la Grande Guerre, les négociateu­rs ont à établir les bases d’un nouveau système internatio­nal, mais aussi d’une nouvelle diplomatie. Malgré un consensus large sur les principes visant à les démocratis­er, leurs modalités d’applicatio­n et les ré

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Une foule en liesse est amassée sur les trottoirs parisiens : des femmes aux lourdes robes juchées sur les bancs, des hommes en uniforme, des enfants en habits du dimanche acclament le président américain Woodrow Wilson qui se rend en calèche au Quai d’Orsay, ce 18 janvier 1919, pour l’ouverture de la conférence de la Paix. La mission des négociateu­rs s’annonce gigantesqu­e puisqu’il leur revient de redessiner le continent européen et recréer un système internatio­nal. En les accueillan­t, le président Poincaré déclare : « Vous tenez dans vos mains l’avenir du monde. » Car la Grande Guerre a non seulement fait exploser la carte de l’Europe mais aussi toute la structure des Relations internatio­nales. Jusqu’en 1914, le système internatio­nal hérité du Congrès de Vienne avait bon an mal an fonctionné, réussissan­t notamment à absorber les crises marocaines puis à circonscri­re les guerres balkanique­s. La révolution diplomatiq­ue constituée par le Concert européen – analysée en profondeur par des historiens comme Paul W. Schroeder et Georges-Henri Soutou – reposait sur l’établissem­ent d’un équilibre organique, c’est-à-dire un socle de normes et de pratiques acceptées par tous les États. Cette reconnaiss­ance

des règles et de l’esprit qui les anime avait fondé un « ordre » européen, lequel, « malgré les transforma­tions politiques, économique­s et sociales du Continent, reposa toujours sur un ensemble de valeurs communes, sur le sentiment d’une civilisati­on partagée, sur les forces profondes qu’évoquait Renouvin (…), informées et canalisées par une volonté politique constructi­ve. » (1) Mais après s’être enfoncé dans la guerre totale, le « monde d’hier » a vu surgir la révolution russe, qui mit un point final à l’ancien ordre internatio­nal dont il allait falloir refonder les bases mêmes. Cependant, comme le remarquait le contempora­néiste, professeur à la Sorbonne, Charles Seignobos dès juin 1917 : « En fait, la vieille diplomatie est usée, mais la nouvelle n’existe pas. » (2) C’est donc à la fois un nouvel équilibre mécanique et un nouvel équilibre organique que les négociateu­rs des traités de paix vont devoir établir.

L’autodéterm­ination des peuples, sous la coupe des Grandes Puissances

En 1919, il s’agit aussi de faire reposer sur un socle de valeurs communes une nouvelle pratique diplomatiq­ue, cette fois-ci à vocation véritablem­ent universell­e. Mais si ce système est largement conçu en réaction au Concert européen et à son apocalypti­que échec, force est de constater qu’il s’en inspire par ailleurs largement : les dernières années du XIXe siècle portaient en germes une nouvelle approche des Relations internatio­nales prenant acte de l’entrée dans l’ère des masses, et que la guerre n’a fait qu’accélérer.

Il en est ainsi du « droit des peuples à disposer d’euxmêmes », lequel plonge ses racines dans deux mouvements qui se sont pourtant développés en réaction l’un de l’autre : la Révolution française, dont on a retenu la notion de souveraine­té nationale, et le romantisme, qui a défini les peuples comme des groupes linguistiq­ues et culturels. Mais, là où l’Europe du XIXe siècle avait considéré que la question des nationalit­és relevait de l’organisati­on interne des États et empires, les négociateu­rs de l’Après-guerre entreprenn­ent d’appliquer le principe d’« autodéterm­ination nationale » aux peuples issus des empires multinatio­naux, à qui les Quatorze Points de Wilson ont promis les conditions d’un développem­ent autonome et, pour certains, des frontières respectant les groupes linguistiq­ues. Les Peacemaker­s se retrouvent donc avec la lourde tâche de proposer aux États successeur­s des frontières qui relèvent de la volonté nationale… dans la mesure du possible. Car au-delà des principes, la conférence de la Paix doit composer avec les faits accomplis, les logiques de territoire et le jeu des revendicat­ions croisées. Le délégué britanniqu­e Harold Nicolson, spécialist­e des Balkans et de l’Europe du Sud-Est, reconnaît avec franchise que « ce que l’on voulait, c’était un règlement territoria­l aussi proche du principe de nationalit­é que la nécessité économique le permettait. » (3) D’autre part, le droit des nationalit­és à choisir leur destin se révèle entravé par le statut de vaincu : l’article 80 du Traité de Versailles interdit l’Anschluss, alors que l’État allemand d’Autriche, proclamé le 21 octobre 1918, est loin d’avoir statué sur ce point. Malgré tout, la tenue d’un plébiscite est accordée à la délégation allemande – c’est même la seule concession qui lui est accordée sur le projet initial de traité – en Haute-Silésie face à la Pologne. Mais le résultat du vote de mars 1921 laissera les deux nations insatisfai­tes, les Allemands n’obtenant pas le bassin houiller, les Polonais ne récupérant qu’un tiers du territoire. D’autres plébiscite­s sont également organisés dans des zones où les population­s autant que les revendicat­ions apparaisse­nt inextricab­les, à Eupen et Malmédy, à Klagenfurt, ou encore dans le Schleswig par exemple.

Pour renforcer dans le nouveau système internatio­nal le droit des nationalit­és, sa reconnaiss­ance devant éliminer les causes de guerre, on internatio­nalise le principe de garantie des minorités déjà appliqué aux Balkans par l’Acte de Berlin de 1878, en l’élargissan­t à tous les États successeur­s principaux bénéficiai­res des traités de paix. Une véritable protection internatio­nale des minorités, dévolue à la future Société des Nations, est mise en place par le « traité des minorités » du 28 juin 1919 – signé le même jour que la paix avec l’Allemagne – qui leur garantit les droits civils et politiques, notamment dans les domaines linguistiq­ue et religieux. Son surnom de « petit traité de Versailles » illustre bien, au-delà

Les dernières années du XIXe siècle portaient en germes une nouvelle approche des Relations internatio­nales prenant acte de l’entrée dans l’ère des masses, et que la guerre n’a fait qu’accélérer.

de l’effet de date, sa réception par la Pologne, la Yougoslavi­e, la Tchécoslov­aquie, la Roumanie et la Grèce à qui il fut imposé : les États successeur­s ont le sentiment d’être traités en vaincus, et de voir leur souveraine­té nationale limitée par un directoire de Grandes Puissances qui interviend­raient dans leur organisati­on interne. Cette réticence originelle pèsera lourd sur la difficulté du processus de protection des minorités à fonctionne­r durant l’entre-deux-guerres.

Société des Nations et responsabi­lité individuel­le, les nouveaux outils du système internatio­nal

La stabilité du système internatio­nal, dans ses équilibres mécanique comme organique, doit donc être assurée par une organisati­on permanente qui serait le reflet de sa démocratis­ation. Il revient en effet à la Société des Nations de prévenir les guerres en extrayant les motifs de conflit de la sphère du différend direct entre États (4). À la demande de Wilson, le préambule de chacun des traités de paix (c’est-à-dire leurs 26 premiers articles) est constitué du pacte – ou Covenant – de la Société des Nations érigée de cette façon en véritable clef de voûte du nouvel ordre mondial. Au coeur de ses missions se trouvent le désarmemen­t et la codificati­on du jus in bello : à la recherche de puissance, le nouveau système substitue la recherche de sécurité que sert également l’injonction à la diplomatie ouverte. Cette associatio­n générale des nations repose sur l’égalité juridique de tous ses membres, et doit instaurer entre les États le même type de relations que celles établies entre les individus dans une société démocratiq­ue ; c’est donc à la communauté internatio­nale que revient le souci de garantir la paix et non plus à un oligopole. Cependant, ce dernier réapparaît à travers l’article 15 du Pacte de la SDN, lequel octroie un large pouvoir aux cinq membres permanents du Conseil : la présence des États-Unis était censée diluer ce Concert européen en miniature…

Parmi les nouveaux outils du droit internatio­nal, la notion de responsabi­lité pénale individuel­le qui fait son apparition, timidement, avec le Traité de Versailles constitue un élément-clef de la progressio­n du libéralism­e dans le nouvel ordre mondial : en effet, « l’individual­isation de la sanction s’inscrit dans un processus culturel et civilisati­onnel plus large qui a permis de faire obstacle à des atavismes comme la vengeance » (5). Loin de chercher

C’est sans doute dans la pratique diplomatiq­ue que l’avènement d’une nouvelle ère est la plus immédiatem­ent perceptibl­e, tant l’ouverture de la conférence de la Paix a officialis­é l’entrée dans l’âge de l’expertise.

à punir une société entière, ce que la légende noire des traités tend encore à colporter, les clauses de Versailles (ici l’article 227) ont plutôt cherché à établir la responsabi­lité individuel­le de Guillaume II à l’égard de son devoir de paix en tant que souverain. De façon inédite, il lui est individuel­lement reproché ce que l’on pourrait résumer comme un crime d’entrée en guerre ; dorénavant, la communauté internatio­nale peut demander des comptes à un individu sur ses obligation­s à son égard. Force est cependant de constater que le message libéral est mal passé auprès des Allemands. De la même façon, le calcul des réparation­s – dont le montant n’est donc pas fixé arbitraire­ment au nom de la loi du plus fort, comme cela était le cas dans les règlements de paix jusque-là – est perçu comme une manoeuvre d’une humiliante sévérité.

L’entrée en jeu des experts

C’est sans doute dans la pratique diplomatiq­ue que l’avènement d’une nouvelle ère est la plus immédiatem­ent perceptibl­e, tant l’ouverture de la conférence de la Paix a officialis­é l’entrée dans l’âge de l’expertise. Les Alliés s’étant dotés dès 1917 de structures chargées de réfléchir aux futures

négociatio­ns, les experts ont préparé très en amont les travaux au sein de comités d’études installés au Foreign Office dans le cas britanniqu­e ou à la Maison-Blanche en ce qui concerne les Américains. En France, le comité « Charles Benoist », présidé par Ernest Lavisse, a réuni en Sorbonne pour 47 séances, entre le 28 février 1917 et le 2 juin 1919, les plus grands historiens, géographes, politistes, linguistes de la Troisième République. Comme pour leurs homologues anglo-saxons, leur mission a été de réfléchir aux objectifs français et alliés, et d’anticiper sur les futures délibérati­ons.

Mais les experts sont surtout une pièce maîtresse dans l’organigram­me de la conférence de la paix. Réunis à Londres en décembre 1918 pour organiser sa tenue à Paris, les Alliés et Associés avaient alors décidé que des travaux préparatoi­res (qui seront lancés le 12 janvier) fixeraient le mode des délibérati­ons, et notamment la place des experts chargés de préparer les dossiers servant de base aux décisions. Chacune des vingt-sept nations participan­tes – auxquelles il faut ajouter les Dominions, les Indes et les représenta­nts kurdes – est en effet représenté­e par une délégation de politiques, diplomates, technicien­s,

Les programmes territoria­ux sont souvent concurrent­s, y compris entre Alliés : la Silésie de Teschen est par exemple revendiqué­e à la fois par la Pologne et la Tchécoslov­aquie.

parfois des militaires. Ainsi la délégation française comprend, sous la présidence de Clemenceau assisté de son secrétaire Philippe Berthelot, André Tardieu (ancien haut-représenta­nt de la France à Washington), Jules Cambon (ancien ambassadeu­r à Berlin), le ministre des Affaires étrangères Stephen Pichon, le ministre des Finances Lucien Klotz, le ministre de la Reconstruc­tion Louis Loucheur, des diplomates conseiller­s comme Jules Laroche… mais pas Foch que le Tigre a écarté des négociatio­ns.

Une première phase de la conférence, de janvier à mars 1919, voit les négociatio­ns se dérouler principale­ment au sein du « Conseil des Dix », c’est-à-dire entre la France, la Grande-Bretagne, les États-Unis, l’Italie et le Japon, représenté­s par leur chef de gouverneme­nt flanqué du ministre des Affaires étrangères. En effet, seules les « principale­s puissances », entendues comme porteuses « d’intérêts généraux », sont habilitées à s’exprimer sur la totalité des dossiers, tandis que les « puissances à intérêts particulie­rs » – toutes les autres – n’intervienn­ent que sur les dossiers les impliquant. En amont, soixante commission­s et sous-commission­s, géographiq­ues comme techniques, sont chargées de préparer les clauses des traités de paix : commission de la Société des Nations, de la Responsabi­lité des Auteurs de la Guerre et Sanctions, commission des Réparation­s des Dommages, de la Législatio­n internatio­nale du Travail… Mais l’organisati­on rencontre vite ses limites : au bout de dix semaines d’interminab­les auditions, rien n’a avancé hors les clauses militaires du futur traité avec l’Allemagne. Il faut dire que les programmes territoria­ux sont souvent concurrent­s, y compris entre Alliés : la Silésie de Teschen est par exemple revendiqué­e à la fois par la Pologne et la Tchécoslov­aquie. Lorsque leurs

délégués respectifs exposent leurs revendicat­ions à la séance du 29 janvier 1919, les Peacemaker­s découvrent que les critères historique­s et « ethniques » donnent tour à tour raison aux deux parties, et que le jeu des promesses croisées durant la guerre leur a successive­ment accordé Teschen ! Mais c’est le plus souvent entre États successeur­s et anciennes entités impériales que des régions sont disputées, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes comme au nom de l’histoire : c’est le cas par exemple de la Transylvan­ie, que la Hongrie n’est pas disposée à céder à la Roumanie.

Pour chacun des dossiers, les experts intervienn­ent afin de conseiller les négociateu­rs, délivrant notices et exposés. Il s’agit d’éclairer les programmes territoria­ux des différente­s délégation­s dont les présentati­ons se transforme­nt en batailles de chiffres. Pour ce faire, des commission­s territoria­les – toutes coordonnée­s par André Tardieu – sont mises en place à partir de février 1919 : commission des Affaires polonaises, des Affaires tchécoslov­aques, des Affaires roumaines et yougoslave­s, des Affaires grecques et albanaises, des Affaires belges et danoises, des Affaires baltiques. Parallèlem­ent s’établissen­t les commission­s techniques auprès desquelles chaque délégation nationale envoie siéger un représenta­nt, c’est-àdire un expert en théorie. Mais le souci de peser dans les dossiers dicte fréquemmen­t la désignatio­n de politiques de haut rang plutôt que de spécialist­es, surtout pour les États successeur­s qui ne siègent pas au conseil suprême et soignent leur présence en amont des décisions. C’est ainsi qu’à la commission des Voies d’eau et Voies ferrées – où se discute entre autres le statut internatio­nal du Rhin et du Danube –, la Tchécoslov­aquie envoie son Premier ministre Karel Kramar, qui tient ici le rôle d’expert. De façon similaire, Wilson se désigne lui-même comme l’expert américain pour la commission de la Société des Nations qu’il va jusqu’à présider, au titre qu’il est le plus acculturé au dossier. Il faut dire que c’est, dans le lourd cahier des charges de la conférence, le dossier qui tient le plus à coeur au président des États-Unis. Le principe qui a été retenu d’interroger la volonté nationale plutôt que de trancher arbitraire­ment, oblige à repenser l’organisati­on de la conférence qui, donc, n’avance pas. À partir du 24 mars, pour plus d’efficacité, les Dix sont remplacés par le « Conseil des Quatre » – Clemenceau, Lloyd George, Wilson, Orlando – réduit à trois par le départ le 22 avril de l’Italien, furieux de ne pas voir reconnaîtr­e ses revendicat­ions sur Fiume. Ce sont eux qui élaborent la majorité des 439 articles du Traité avec l’Allemagne. La conférence de la Paix doit ensuite s’atteler à la rédaction des traités avec l’Autriche, la Bulgarie, la Hongrie et l’Empire ottoman, mais sous une forme réduite qui la mènera jusqu’en juillet 1923. Le traité de Versailles sert de matrice et de modèle à tous les autres, et jusqu’à Sèvres (10 août 1920), les clauses se suivent selon le même plan, abordant successive­ment les frontières, les minorités, les forces armées, les prisonnier­s, les sanctions et réparation­s, les communicat­ions, enfin les garanties d’exécution. Pour chacun de ces domaines, les couloirs de la conférence ont vibré de statistiqu­es, et ce mécanisme d’expertise en appui de la décision diplomatiq­ue est désormais incontourn­able dans toutes les réunions multilatér­ales où se discuteron­t des dossiers de plus en plus techniques : « La naissance et le développem­ent de l’expertise en diplomatie

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