– ANALYSE Nucléaire civil, vers une nouvelle renaissance ?
Si la prise de conscience écologique sur l’urgence absolue d’une redéfinition des politiques énergétiques mondiales, pour faire face à l’ampleur des changements climatiques peut, in fine, être une bonne nouvelle pour l’industrie nucléaire, celle-ci demeure dans un certain flou, surtout en Occident.
Dans la seconde moitié des années 2000, les analyses économiques et politiques convergeaient pour mettre en avant le renouveau de la technologie nucléaire civile. Les bonds technologiques effectués amenant aux centrales de génération III+ (EPR, AP1000), les conditions économiques de certains marchés ainsi que l’urgence climatique, laissaient ainsi entrevoir une nouvelle vague de construction de centrales. Dix ans après, le constat est plus mitigé. La catastrophe de Fukushima en 2011 est venue jeter une ombre sur la technologie électronucléaire, rappelant la complexité du management des risques dans ce type d’installations. Dans le même temps, l’engouement pour les hydrocarbures de roche-mère aux États-Unis qui ont eu des implications en cascade sur le domaine de l’énergie – dont l’effondrement des prix du charbon – a eu un impact non négligeable, pour des questions économiques, sur la popularité du gaz et du charbon. Sous l’effet de ces deux facteurs combinés, le nucléaire semblerait ainsi condamné à demeurer une source d’énergie en perte de vitesse constante. Toutefois, les rapports alarmants sur l’accélération des changements climatiques, ainsi que les retards pris dans l’application de mesures efficaces pour enrayer les effets de ceux-ci, mettent davantage en avant le nucléaire comme une solution intéressante – en complément des renouvelables et de politiques d’efficacité énergétique – dans de nombreux mix électriques nationaux. Pour comprendre si nous sommes à la veille d’une nouvelle renaissance du nucléaire civil, il convient donc de s’interroger sur les déterminants actuels du secteur nucléaire, ainsi que sur le cadre plus vaste des enjeux énergétiques.
Nucléaire, renouvelables et enjeux climatiques
Il est particulièrement intéressant de noter la convergence actuelle d’un certain nombre de rapports internationaux sur l’avenir du nucléaire au niveau mondial. Le « Résumé aux décideurs » du rapport spécial du GIEC sur la limitation de l’évolution à +1,5° C (1), met en avant dans ses scénarios d’évolution à 2050 la nécessaire hausse de la part du nucléaire dans le mix énergétique mondial pour y parvenir (2). En fin d’année 2018 également, le World Energy Outlook de l’Agence internationale de l’énergie (3) offre une vision des futurs possibles de l’électronucléaire. Dans le new policies scenario, représentant la voie médiane, les nouvelles capacités nucléaires au niveau mondial représentent 267 GW entre 2018 et 2040 (dont 159 GW pour l’Asie) et dans le sustainable development scenario, le plus vertueux pour l’environnement, la part mondiale s’établirait à 381 GW (dont 228 GW pour l’Asie). Même si le nucléaire apparaît dans ce contexte moins dynamique que des sources comme l’éolien ou le solaire, l’ajout non négligeable de nouvelles capacités oblige à ouvrir la réflexion sur leur utilité. Le constat de la divergence entre la trajectoire planifiée lors de la COP21 pour limiter la hausse de la température à la surface de la planète à +1,5° C et l’évolution climatique actuelle, impose une modification de la vision du mix énergétique mondial à différents horizons. Le besoin impérieux d’une décarbonisation rapide du secteur énergétique, se combinant à la nécessité de conserver un équilibre quant à l’accès à l’énergie et à la sécurité énergétique, ne permet pas de mettre de côté l’hypothèse d’un recours accru à l’électronucléaire, selon les cas.
L’exemple de l’échec allemand sur les objectifs que Berlin s’était fixés pour 2020 démontre par ailleurs que la sortie accélérée du nucléaire n’a pas été un choix pertinent dans ce contexte. Même si l’Allemagne a fait un effort notable sur l’intégration des énergies renouvelables dans son mix énergétique, au point que celles-ci sont maintenant majoritaires dans la production électrique, le recours à une énergie-base très carbonée (charbon ou gaz) a pesé sur les performances environnementales nationales. De fait, selon les statistiques européennes et nationales, l’Allemagne n’aura réussi qu’une réduction d’environ 28 % de ses émissions de gaz à effet de serre vers 2020 alors que l’objectif fixé était de 40 %. Le pourcentage de réduction imputable au secteur énergétique luimême est d’ailleurs moins élevé que celui d’autres secteurs puisqu’il s’établit à environ 25 %. Plus grave, les émissions de gaz à effet de serre par habitant demeurent très élevées, dans la moyenne haute de l’Union européenne (plus de 11 tonnes annuelles en 2016), alors que la France réussit depuis 2000 à opérer dans ce cadre une baisse notable (-24 %) et affiche un score la positionnant dans la tranche moyenne des pays de l’UE (avec environ 7 tonnes annuelles par habitant) (4).
Il n’apparaît ainsi ni possible, ni pertinent, d’opposer nucléaire et renouvelables. Les deux sources d’énergie possèdent une forme de complémentarité naturelle fondée sur un socle commun : la faiblesse des émissions de gaz à effet de serre. À ce titre, le modèle du mix électrique français est performant grâce à sa base nucléaire complétée par une palette d’énergies renouvelables (ENR) – environ 18 % d’hydraulique et 18 % d’autres ENR en termes de capacités installées (5). S’il n’est pas possible d’ériger une solution – ou même un modèle de mix électrique – comme valable sur l’ensemble de la planète, les conditions économiques, physiques ou sociales différant fortement, il est du moins possible d’affirmer que l’équilibrage entre différentes sources en est la clé, notamment face
Il n’apparaît ni possible, ni pertinent, d’opposer nucléaire et renouvelables.
à l’intermittence de production. Dans ce contexte, le nucléaire devrait occuper une place non négligeable par sa capacité à décarboner la base de production du mix électrique, venant ainsi en alternative ou en remplacement des solutions fondées sur les hydrocarbures, y compris en Europe.
Des projets actuels aux projets futurs
Dans son évaluation annuelle de la santé du secteur nucléaire, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) dresse le tableau des évolutions potentielles d’ici à 2050 (6). Si le scénario le plus négatif consiste en une perte nette de près de 10 % de la capacité mondiale – différenciée selon les demandes régionales, l’Europe et les États-Unis étant a priori plus concernés par une perte de capacités que d’autres régions –, le scénario le plus optimiste prévoit pratiquement un doublement de la puissance électronucléaire installée à l’horizon 2050. Il importe également de noter que même dans le scénario le moins favorable au nucléaire, les constructions de nouveaux réacteurs ne s’arrêtent pas, bien au contraire ; seul le rythme plus élevé de retrait des unités anciennes aboutit à une baisse globale de la capacité au niveau mondial. Les opportunités économiques seraient donc bien au rendezvous pour des industriels aux offres performantes, avec sans doute la primauté pour ceux pratiquant des solutions intégrées incluant la livraison du combustible et le retraitement des déchets. Ces questions logistiques amont (combustible) et aval (déchets) de la production électrique proprement
dite, représentent l’un des enjeux majeurs du développement du nucléaire civil dans des pays primo-accédants. Si, concernant l’approvisionnement en combustible, des solutions existent (7), des efforts demeurent à produire sur une offre importante de retraitement des déchets, surtout dans l’optique d’une potentielle renaissance nucléaire. À ce titre, l’ensemble des zones régionales du monde sont concernées par la potentialité de construction de nouveaux réacteurs, y compris l’Europe, où certains pays d’Europe orientale considèrent le nucléaire sous de multiples aspects (économique, écologique et géopolitique).
L’un des principaux enjeux actuels auxquels le nucléaire doit faire face, c’est la viabilité de son modèle économique – notamment pour les réacteurs de génération III+ qui peinent à être déployés en nombre – dans l’attente du saut technologique de la génération IV. Celui-ci devrait se produire, suivant les filières considérées (8), vers 2040-2050. Mais en tout état de cause, il ne peut,
L’un des principaux enjeux actuels auxquels le nucléaire doit faire face, c’est la viabilité de son modèle économique dans l’attente du saut technologique de la génération IV.
en l’état des projections, être précédé d’une rupture industrielle (arrêt plus ou moins complet de la construction de nouveaux réacteurs) de plusieurs décennies, au risque de perdre des compétences critiques sur des segments comme la robinetterie ou la chaudronnerie. Il existe donc bien un enjeu de continuité dans le développement et la construction de réacteurs au niveau mondial qui, s’orientant majoritairement vers les pays émergents et l’Asie en particulier, pourrait donner à certains pays et entreprises une assise dans la course au développement des technologies de génération IV. Il n’est ainsi pas étonnant de constater la présence de la Chine, du Japon et de la Corée du Sud parmi les onze membres du Forum Génération IV (9), avec une présence conséquente dans certains groupes de travail (réacteurs au plomb, à gaz, à très haute température et réacteurs supercritiques).
Pour la France, au-delà de la problématique de la bascule entre génération III+ et génération IV, l’année 2019 représente une fenêtre d’opportunités intéressante. L’entrée en service commercial, en décembre 2018, du premier réacteur de type EPR en Chine, à Taishan (situé sur la côte de la mer de Chine méridionale, à 150 km au sud de Canton) marque l’entrée de celui-ci dans le club des technologies fonctionnelles. L’EPR de Taishan-1 pourrait ainsi permettre de faire – partiellement – oublier les problèmes des réacteurs de Flamanville et d’Olkiluoto (Finlande), lesquels continuent d’accumuler des retards. La démonstration de la capacité de production de l’EPR, dans un contexte international particulier où les demandes de nouveaux réacteurs sont certes limitées mais néanmoins
stratégiques pour de nombreux pays, s’avère un atout important pour EDF ainsi que pour l’influence française. La force du modèle français, copié par la Russie en 2007 au moment de la transformation de Rosatom, agence fédérale pour le nucléaire, en corporation d’État, a toujours été la capacité de proposer des solutions intégrées grâce à un savoir-faire à la fois minier, d’enrichissement et de retraitement. Dans la perspective d’un éventuel renouveau nucléaire post-COP21, ce type de solutions pourrait sans doute être plébiscité par de nombreux pays. Il le serait probablement aussi par la communauté internationale, car ce fonctionnement en vase quasiclos limite fortement les risques de prolifération (10). Dans le domaine du retraitement et de la gestion globale des déchets de réaction, la France conserve une primauté sur la Russie et sur la plupart des autres acteurs. De fait, cette compétence qui s’avère cruciale dans la protection environnementale permet à l’offre française de se distinguer de celle des concurrents.
Vers une nouvelle compétition internationale ?
Les suites de Fukushima ont été ravageuses pour les acteurs traditionnels de l’industrie électronucléaire. Des grands constructeurs historiques, seuls les Français – malgré de nombreux aléas – et les Russes, ont réussi à surnager. Les acteurs nord-américains comme le canadien AECL ou l’américano-japonais Toshiba-Westinghouse ont été emportés par la tourmente économique qui a suivi, n’ayant pas bénéficié du soutien affirmé de leur État d’origine. À l’exception du sud-coréen Kepco qui, à partir de la technologie américaine mais avec un ferme soutien de Séoul, continue à proposer des solutions issues des réacteurs Toshiba-Westinghouse, aucun autre acteur majeur n’est apparu ces dernières années. Le grand vainqueur actuel de la compétition internationale, étant donné l’état économique de la filière nucléaire française – même si celle-ci semble en mesure de réémerger après avoir épuré son secteur – est la Russie. En effet, les graves problèmes rencontrés par Areva au début des années 2010, consécutifs à l’échec de l’appel d’offres d’Abu Dhabi, aux retards accumulés sur les premiers EPR européens et à des dissensions internes, ont abouti à un quasi-effondrement de l’entreprise française. Sauvée par l’intervention de l’État (11) et la reprise des activités de design et construction de réacteurs par EDF, la filière électronucléaire française a été progressivement assainie et pourrait, si l’opportunité se présente, redevenir un compétiteur important au niveau international. Grâce à l’implication directe de l’État central, pour ne pas dire du président russe, la corporation d’État nucléaire Rosatom a su s’imposer depuis le début des années 2010 comme l’acteur dominant au niveau mondial. Après avoir opéré une forte rationalisation dans les années 2000, la Russie a su proposer une offre complète, depuis la formation des ingénieurs jusqu’au retraitement des déchets, en misant sur le développement de technologies éprouvées à eau pressurisée. Les succès emportés en Inde puis en Turquie ou en Chine ont montré la capacité russe à s’imposer tant dans des marchés matures que, plus important, auprès de pays primo-accédants. Le contrat pour la centrale turque d’Akkuyu, en plus de reposer sur un système complet comprenant la construction du réacteur, son opération et l’approvisionnement en combustible pour plusieurs décennies, est structurant pour les deux pays. Il permet à la Turquie de créer un corps d’ingénieurs spécialistes, au rythme de plusieurs dizaines d’individus par an, et à la Russie de disposer d’un levier d’influence certain, puisque ces ingénieurs sont formés à Moscou sur les technologies de Rosatom. Akkuyu est ainsi le laboratoire, pour les acteurs industriels russes, de la gestion de contrats complexes, avec une partie d’opération de la centrale directement par des techniciens russes. Bien plus complexe que le simple modèle design-construction de centrale, il s’agit ici d’une offre multicomposant nécessitant une gestion de programme inédite pour les entreprises russes.
L’acteur en forte croissance dans le domaine – sans surprise – est la Chine. Alors que Pékin avait jusqu’ici adopté une politique de moindre dépendance technologique, se reposant sur des coopérations internationales (France, États-Unis) et des transferts de technologies pour disposer de solutions « nationales », le pays s’oriente aujourd’hui vers la constitution de filières propres. Après avoir capitalisé sur les transferts d’Areva puis de Toshiba-Westinghouse, les acteurs chinois CNNC et CGN sont aujourd’hui à l’aube de s’imposer comme des acteurs d’importance sur plan international.
Le contrat pour la construction du nouveau réacteur de la centrale d’Hinkley Point au Royaume-Uni est à ce titre particulièrement éclairant. Certes, le réacteur installé à Hinkley Point C sera un EPR français, mais il faut noter la présence
Grâce à l’implication directe de l’État central, pour ne pas dire du président russe, la corporation d’État nucléaire Rosatom a su s’imposer depuis le début des années 2010 comme l’acteur dominant au niveau mondial.