– ANALYSE Réduire l’empreinte énergétique des usages de l’eau : un enjeu technique, politique, social et sécuritaire
Alors que les questions liées à la gestion de l’eau, de l’énergie, de l’agriculture et du climat sont indissociables et reconnues comme telles, le poids croissant des consommations énergétiques nécessaires pour mobiliser, traiter, distribuer l’eau pour ses différents usages remet en cause la sécurité énergétique de plusieurs régions du monde.
Face à une complexité croissante, les politiques de l’eau s’appuient sur différents concepts, à l’image de la gestion par bassin, la gestion intégrée, la gouvernance de la ressource, ou encore le Nexus Eau-Énergie-Agriculture. Le Nexus, dont l’intérêt a été ravivé dans les milieux académiques, institutionnels et privés par la Conférence de Bonn (1) en 2011, incite à prendre en compte et à gérer conjointement les enjeux relatifs à l’eau, à l’énergie et à la production alimentaire, soulignant l’interdépendance des ressources naturelles. À ce triptyque s’ajoute une quatrième dimension désormais incontournable : le climat. En effet, le changement climatique se répercute à la fois sur les causes des crises actuelles et à venir (disponibilité de l’eau, potentiel hydroélectrique, agriculture…) et sur l’éventail des solutions
pouvant être mises en oeuvre (politiques énergétiques, politiques de l’eau, régulations « carbone »…).
Au sein de ce Nexus, un sujet pourtant essentiel à la sécurité énergétique de dizaines d’États dans le monde s’avère peu traité et sous-estimé : le poids croissant des consommations énergétiques des usages de l’eau (agricoles, domestiques, industriels).
Dans six États de la Fédération indienne, le secteur de l’eau représente par exemple entre 35 % et 45 % des consommations d’électricité, essentiellement pour le pompage dans les eaux souterraines (voir infra). En Jordanie, des estimations non consolidées évaluent à 40 % la part du secteur de l’eau dans la consommation électrique totale du pays. Ces considérations sont à replacer dans un contexte de tensions énergétiques internes à la plupart des pays en développement, où l’électricité constitue un levier essentiel du développement économique dans tous les secteurs d’activité.
Au regard des volumes d’eau utilisés pour l’agriculture dans les pays en voie de développement, le recours aux eaux souterraines pèse considérablement sur les usages énergétiques nationaux.
La hausse des consommations énergétiques nécessaires à la mobilisation (pompage, transfert, acheminement vers l’usager…) et à la production (dessalement, potabilisation…) de l’eau résulte à la fois de l’augmentation de la demande (croissance démographique, amélioration du niveau de vie…) et d’une raréfaction saisonnière ou absolue de l’eau dans plusieurs larges aires géographiques. Les usagers et les pouvoirs publics sont alors incités à recourir à de nouvelles ressources (aquifères profonds, eau fossile, transferts interbassins, dessalement, réutilisation, etc.). De plus, relever le défi alimentaire conduit à mettre en culture de nouvelles aires, le plus souvent irriguées, ce qui accroît à la fois les usages d’eau et d’énergie. Ces actions ont pour point commun d’être fortement consommatrices en énergie, au risque de créer de profondes vulnérabilités techniques, de gouvernance et de développement. Les coûts énergétiques croissants de la mobilisation de l’eau agricole et domestique représentent ainsi déjà un risque pour la sécurité énergétique de plusieurs dizaines d’États dans le monde, dont l’Inde, la Chine, les pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée, du Proche et du Moyen-Orient, de certains États fédérés américains…
Une vulnérabilité à la sécurité énergétique des États
Deux profils d’usages de l’eau, dont les effets peuvent s’additionner, expliquent cette forte empreinte énergétique sectorielle : la petite irrigation par pompage, et une politique de l’eau reposant à l’excès sur une gestion par l’offre. Le poids énergétique d’une agriculture atomisée et dépendante des eaux souterraines
La première catégorie englobe des pays ou régions où la petite irrigation par pompage dans les systèmes aquifères est abondante, à l’image de l’Asie du Sud ou des provinces du NordEst de la Chine. Au regard des volumes d’eau utilisés pour l’agriculture dans les pays en voie de développement (le plus souvent au-delà de 90 % des consommations), le recours aux eaux souterraines pèse considérablement sur les usages énergétiques nationaux. Le cas de l’Asie du Sud illustre le poids en matière énergétique des pratiques de milliers de communautés d’irrigants devenues relativement indépendantes des politiques de l’eau mises en place par des pouvoirs centraux. Les pays méditerranéens où la mobilisation des eaux souterraines est le moins centralisée, comme le Maroc, révèlent également une vulnérabilité à ces usages difficiles à infléchir. En juin et juillet 2012, en Inde, après le semis du riz, les pluies de mousson furent particulièrement faibles dans le Pendjab, l’Haryana et l’Uttar Pradesh. Les gouvernements de ces trois États fédérés, élus six mois à un an auparavant, cédèrent sous la pression des irrigants. Ils autorisèrent ces derniers à dépasser leurs quotas d’électricité (6 à 8 heures par jour) dédiés au pompage des eaux souterraines, à l’encontre des recommandations du régulateur central de l’électricité. Cet appel de charge de plusieurs millions de pompes, hors allocations planifiées d’électricité, conduisit alors à l’effondrement en chaîne des réseaux. Une note de la mission économique de l’ambassade de France à Delhi datée du 2 août 2012 rapporte que le 31 juillet, 670 millions de personnes dans la moitié nord et nord-est de l’Inde (9 % de la population mondiale !) ont été privées d’électricité pendant près de 18 heures… Si la vétusté du réseau électrique, une sous-production électrique chronique et un pic de consommation en électricité à cause des fortes chaleurs (climatisation) expliquent également la brutalité de ce gigantesque black-out, celui-ci découle directement de prélèvements en eau souterraine pour un usage d’irrigation dans les trois États précités.