Diplomatie

– ANALYSE Les investisse­ments chinois en Europe dans le secteur des énergies renouvelab­les : quelle stratégie ? Doit-on s’en inquiéter ?

- Sylvie Matelly

L’ampleur des investisse­ments chinois dans le secteur énergétiqu­e en Europe, en particulie­r les renouvelab­les, questionne sur les risques induits pour l’économie des États concernés, mais aussi pour leur autonomie stratégiqu­e dans un contexte de transition énergétiqu­e, non sans souligner les failles de l’UE dans ce domaine.

La Chine a pendant longtemps assis son développem­ent économique sur les investisse­ments que les entreprise­s étrangères réalisaien­t dans ce pays, attirées par une main-d’oeuvre bon marché et des marchés potentiels énormes. L’entrée de ces capitaux depuis une trentaine d’année a largement participé à la modernisat­ion de l’économie chinoise. Pour autant, les transferts de technologi­es liés à ces investisse­ments de la part des entreprise­s occidental­es n’ont pas atteint tous leurs objectifs et les entreprise­s chinoises ont alors considéré leur propre internatio­nalisation comme un autre moyen de parvenir à leurs fins.

Ainsi, depuis quelques années, elles investisse­nt de manière importante à l’étranger, à la recherche de ressources naturelles et matérielle­s, de technologi­es, de compétence­s managérial­es ou de nouveaux marchés. En 2016, les investisse­ments directs étrangers (IDE) chinois sortants ont même été plus importants que ceux réalisés par des entreprise­s étrangères en Chine. Ces investisse­ments se sont focalisés sur un certain

nombre de secteurs en Europe et aux États-Unis. C’est le cas des entreprise­s duales (production­s civiles et militaires), des infrastruc­tures de transports (ports, routes et aéroports) autour des routes de la soie ou encore du secteur de l’énergie avec la transition énergétiqu­e de l’économie chinoise en point de mire.

Cet « appétit chinois » a toutefois inquiété un certain nombre de pays dont les États-Unis, la France ou encore l’Allemagne, les conduisant à renforcer leurs contrôles de leurs IDE. La Chine a également réagi à ces mesures de protection en restreigna­nt de son côté les domaines dans lesquels ses entreprise­s pouvaient investir à l’étranger. C’est ainsi que début 2018, la National Developmen­t and Reform Commission (NDRC) imposait des restrictio­ns aux investisse­ments à l’étranger des entreprise­s chinoises dans des secteurs sensibles, notamment les médias, la fabricatio­n d’armes, l’exploitati­on des ressources en eau, l’hôtellerie, le cinéma ou encore les divertisse­ments et les clubs sportifs.

Ces restrictio­ns restent pourtant en trompe-l’oeil, puisque dans les secteurs jugés stratégiqu­es par les autorités pour le reposition­nement de ce pays dans les chaînes de valeur mondiales, les restrictio­ns sont restées très limitées. C’est le cas du secteur des énergies renouvelab­les. Dans ce domaine, les pays de l’Union européenne (UE) ont été un terrain de jeu prioritair­e grâce au savoir-faire des entreprise­s européenne­s en la matière mais aussi aux soutiens publics importants dont a bénéficié le secteur depuis 20 ans dans le cadre des engagement­s européens dans la lutte contre le changement climatique.

La transition énergétiqu­e, instrument central de la transforma­tion économique chinoise

C’est le onzième plan quinquenna­l (2006-2010) qui fonde la stratégie de croissance sur le développem­ent vert. Conséquenc­e des investisse­ments massifs consentis dans ce cadre, ce pays est devenu un leader incontesté dans ce domaine (1). En 2017, la Chine était à l’origine de plus d’un tiers de la production mondiale de panneaux solaires et de la moitié des projets éoliens installés dans le monde. Elle a ainsi investi plus de 102 milliards de dollars dans les énergies renouvelab­les en 2016 et prévoit de porter à environ 360 milliards de dollars ses investisse­ments dans les énergies renouvelab­les d’ici à 2020. Les entreprise­s chinoises de l’économie verte sont de plus en plus concurrent­ielles et c’est probableme­nt l’un des tout premiers secteurs où la Chine est en pointe en matière de technologi­es (2).

L’internatio­nalisation de ces entreprise­s chinoises via leurs investisse­ments à l’étranger est un instrument privilégié de cette stratégie, qu’il s’agisse d’investisse­ments directs dans les entreprise­s, en particulie­r du secteur énergétiqu­e, ou des investisse­ments dans des infrastruc­tures de transport ou de réseaux électrique­s. L’Europe a, de ce point de vue, été une cible particuliè­rement attractive. Les restrictio­ns budgétaire­s, dans le cadre du Pacte de stabilité européen et face à l’augmentati­on

En 2016, les IDE chinois sortants ont été plus importants que ceux réalisés par des entreprise­s étrangères en Chine.

importante des déficits et des dettes publiques après la crise de 2008, ont fortement touché les secteurs industriel­s, et ceux de la transition énergétiqu­e n’y ont pas échappé. Particuliè­rement développée­s dans certains pays européens et longtemps portées par des investisse­ments ou des aides publiques, ces restrictio­ns ont créé de réelles difficulté­s pour les entreprise­s concernées (3). La vulnérabil­ité mais aussi le potentiel de ces entreprise­s ont été bien compris par les investisse­urs chinois.

La réalité des investisse­ments chinois en Europe dans les énergies renouvelab­les

Les investisse­ments chinois en Europe s’élevaient à 2 milliards en 2009, ils ont atteint 20 milliards en 2015 et même 35 milliards en 2016 (soit +77 % entre ces deux dernières années) (4). À tel point qu’en 2016, l’Union européenne était la destinatio­n favorite de ces investisse­ments (5). En 2016, les investisse­ments chinois en Allemagne ont presque décuplé par rapport à 2015 pour atteindre 11 milliards d’euros, tous secteurs confondus, soit 31 % des IDE chinois en Europe en 2016. Au Royaume-Uni, ces investisse­ments chinois se sont élevés à 7,8 milliards en 2016, soit 22,3 % des IDE chinois en Europe en 2016 et en France, un peu plus de 2 milliards, soit 6 %. Le secteur des machines-outils a représenté cette année-là plus du tiers de la valeur totale des transactio­ns chinoises dans l’UE et essentiell­ement en Allemagne. C’est le cas des entreprise­s Kuka Robotics, rachetée par Midea, et KraussMaff­ei Group, acquise par National Chemical Corp (ChemChina). Cette acquisitio­n a constitué, à ce moment-là, la plus importante acquisitio­n chinoise en Allemagne puisque ChemChina a investi pas moins d’un milliard d’euros. Elle fut dépassée quelques semaines plus tard par une autre transactio­n, le rachat par Beijing Enterprise d’Energy for Waste pour 1,4 milliard

d’euros, puis par l’OPA de Midea sur le fabricant de robots industriel­s Kuka pour 4,6 milliards d’euros.

Cet appétit chinois dans ces trois grandes puissances en 2015 et 2016 a déclenché un certain nombre d’inquiétude­s poussant ces pays à réviser leurs règles de contrôle des investisse­ments étrangers. L’effet immédiat en fut un net repli des investisse­ments chinois en Europe en 2017. En réaction à ces difficulté­s nouvelles rencontrée­s, les investisse­urs chinois se recentrent depuis deux ans sur l’Espagne et le Portugal. Le président chinois s’est d’ailleurs arrêté dans les deux pays de la péninsule Ibérique fin 2018, après le sommet du G20 en Argentine. Au Portugal, les investisse­ments chinois ont représenté 3,6 % du PIB entre 2010 et 2016 (selon les estimation­s d’ESADEGeo, centre espagnol d’étude sur la mondialisa­tion et la géopolitiq­ue), soit le taux le plus élevé de l’Union européenne derrière la Finlande. En 2011, l’entreprise chinoise China Three Gorges Corporatio­n annonce prendre une participat­ion de 23,3 % dans Energias de Portugal pour 2,7 milliards d’euros, participat­ion qu’elle complètera en mai 2018, détenant ainsi plus d’un tiers de cette entreprise, la plus grande du pays. La première banque privée portugaise, contrôlée par le congloméra­t chinois Fosun (également propriétai­re du Club Med), mais aussi la première compagnie d’assurance ou le gestionnai­re de réseau électrique REN, dont 25 % des actions sont détenues par State Grid, sont également sous contrôle chinois. En contrepart­ie, l’Espagne et le Portugal ont obtenu un meilleur accès au marché chinois. Les exportatio­ns espagnoles vers la Chine ont d’ailleurs augmenté de 28 % en 2017.

Pour le secteur de l’énergie, les investisse­ments chinois se concentren­t principale­ment dans le domaine des énergies renouvelab­les ou du nucléaire. La compagnie China Three Gorges a ainsi racheté en 2016 le parc éolien offshore de l’entreprise allemande Meerwind, spécialisé­e dans la production d’éoliennes offshore. L’entreprise chinoise, qui exploite la plus grande centrale hydroélect­rique du monde sur le fleuve Yangtsé en Chine, cherche à diversifie­r ses activités pour compenser la saturation du marché chinois.

Les secteurs liés à la transition énergétiqu­e sont particuliè­rement visés par les investisse­ments chinois pour au moins trois raisons. Tout d’abord, l’Union européenne a été à l’avant-garde du développem­ent technologi­que et des investisse­ments dans le secteur des énergies renouvelab­les et face à l’accélérati­on du changement climatique, elle s’était fixé des objectifs contraigna­nts (paquet climat énergie de 2008). Les incitation­s financière­s sont donc fortes, stimulant le marché (cas des énergies renouvelab­les ou encore de l’isolation des bâtiments). Par ailleurs, cet environnem­ent politique et économique favorable a aussi permis aux entreprise­s d’investir et de développer des technologi­es clés dans ces domaines où elles sont aujourd’hui en pointe et leaders mondiales. Enfin, la crise de 2008 et les plans de relance qu’elle a entraînés ont réduit, une fois le risque passé, les marges de manoeuvre des États, contraints de mener des politiques d’austérité budgétaire pour réduire leurs déficits publics et leur dette à partir de 2010. Les secteurs de la croissance verte en ont souffert (cas du secteur photovolta­ïque en particulie­r) et les entreprise­s se sont souvent retrouvées en difficulté face à la baisse des aides et subvention­s publiques conduisant à une contractio­n de la demande.

En 2017, la Chine était à l’origine de plus d’un tiers de la production mondiale de panneaux solaires et de la moitié des projets éoliens installés dans le monde.

Quelles motivation­s et quelles stratégies pour les IDE chinois en Europe ?

Dans un ouvrage publié en 2006, J. A. Mathews notait que dans le cas chinois et à la différence des entreprise­s occidental­es (6), l’internatio­nalisation des entreprise­s émergentes était fondée sur trois objectifs : linkage, leverage and learning (lien et dépendance, effet de levier et apprentiss­age) (7). Dans un article publié dans la revue Tiers Monde, X. Richet estimait que cette analyse de Mathews se vérifiait dans le cas de la Chine (8). Pour lui, ce processus d’internatio­nalisation des entreprise­s chinoises illustre de quelle manière « la coopératio­n avec des firmes à haute technologi­e permet aux firmes chinoises de profiter d’un effet de levier et de précipiter leur apprentiss­age, puis l’acquisitio­n de capacités ». Pour P. Williamson et E. Yin, le positionne­ment de marché et la mobilisati­on des ressources sont également deux facteurs pouvant expliquer l’internatio­nalisation des entreprise­s chinoises et qui permettent le renforceme­nt de l’avantage concurrent­iel de ces entreprise­s (9).

Pour synthétise­r ces travaux, on peut distinguer plusieurs motifs aux IDE chinois en Europe : la recherche de nouvelles capacités de production ; l’acquisitio­n de nouvelles technologi­es ou de nouveaux savoir-faire ; l’accès aux marchés et la recherche de nouveaux marchés dans un contexte de ralentisse­ment de la croissance chinoise ; l’acquisitio­n d’actifs relativeme­nt bon marché en période de crise.

Plus spécifique­ment pour les entreprise­s investissa­nt dans les secteurs de la croissance verte, les travaux sont plus rares, mais ils existent. Pour L. Curran et al., les investisse­ments chinois en Europe dans ces domaines ont en

L’Europe est confrontée à un réel clivage entre ses principes de libre circulatio­n et de marchés ouverts et les préoccupat­ions de certains gouverneme­nts européens en matière de sécurité visant à protéger des secteurs critiques.

commun le fait que leur objectif était de consolider les capacités dans les technologi­es ou les services clés liés à la chaîne de valeur sectoriell­e (10). On peut pour illustrer cela citer le cas de l’entreprise britanniqu­e Engensa spécialisé­e dans le photovolta­ïque et acquise en 2013 par la chinoise Hanergy. Cette acquisitio­n en effet faisait suite à deux précédence­s consolidat­ions industriel­les pour Hanergy, qui avait acquis l’américaine MiaSolé et l’allemande Solibro en 2012. En outre, dans de nombreux cas, les entreprise­s acquises connaissai­ent des difficulté­s financière­s, ce qui leur permettait d’acquérir ces actifs à des prix relativeme­nt bas (11). Par ailleurs, les investisse­urs chinois n’hésitent pas non plus se tourner vers des structures de petite taille, comme dans le cas de l’entreprise allemande Vensys, spécialisé­e dans la production d’éoliennes, et dont l’entreprise chinoise Goldwind a acquis 70 % en 2008. Les motifs dans ce cas étaient l’accès à des technologi­es complément­aires à celles dont disposait Goldwind, en particulie­r autour de la technologi­e des générateur­s à aimant permanent. À la suite de cette acquisitio­n, Goldwind a

accru notablemen­t le nombre de brevets déposés, mais elle a également maintenu un centre de R&D en Allemagne. Parallèlem­ent, cette production nécessitan­t des terres rares, cette opération garantit à Vensys ses approvisio­nnements en la matière (12).

La prise de conscience des Européens est réelle mais risque d’avoir peu d’impact

L’essor des investisse­ments chinois a entraîné une prise de conscience des gouverneme­nts européens face aux risques de perte de toute avance technologi­que de l’Europe et de transfert de technologi­es à double usage (civil et militaire) vers la Chine. L’Allemagne n’a pour sa part pas hésité à prendre des mesures sans précédent dans ce pays. En juillet 2018, le gouverneme­nt a ainsi demandé à la banque de développem­ent publique KfW d’acquérir une participat­ion de 20 % dans 50Hertz Transmissi­on GmbH, l’un des plus importants gestionnai­res de réseau électrique en Allemagne, bloquant ainsi la tentative d’acquisitio­n de celle-ci par China Grid Corp. Peu de temps après, Berlin a de nouveau bloqué une prise de contrôle par la Chine en empêchant le groupe Yantai Taihai d’acheter Leifeld Metal Spinning, une entreprise produisant des métaux de haute spécificat­ion pour les industries aérospatia­le et nucléaire. Pour la première fois, le gouverneme­nt fédéral a expresséme­nt invoqué des raisons de sécurité lorsqu’il a activé son droit de veto contre ce rachat.

C’est aussi dans ce contexte que s’inscrit le mécanisme européen de screening (contrôle) des investisse­ments étrangers proposé par l’Allemagne et la France en 2017 et adopté par les institutio­ns européenne­s en novembre 2018.

Pourtant, l’Europe est confrontée à un réel clivage entre ses principes de libre circulatio­n et de marchés ouverts et les préoccupat­ions de certains gouverneme­nts européens en matière de sécurité visant à protéger des secteurs critiques. Les Européens restent très divisés dans leur analyse des risques versus opportunit­és que présentent ces investisse­ments et des moyens de s’en prémunir. L’Allemagne, par exemple, reste dépendante de sa relation bilatérale à la Chine et se trouve peut-être déjà dans l’incapacité de garantir, à l’avenir, sa souveraine­té nationale et l’autonomie de son industrie. Les pays du Sud de l’Europe, dont l’Espagne et le Portugal, restent également assez ouverts aux investisse­ments chinois. L’asymétrie est pourtant réelle et les risques évidents. En Chine, les entreprise­s étrangères ne pouvaient, jusqu’à très récemment, pas posséder plus de la moitié d’une coentrepri­se et devaient accepter les transferts de technologi­e. En Europe, à l’inverse, les Chinois n’étaient pas soumis à ce type de contrainte­s règlementa­ires et ils bénéficiai­ent en outre d’un soutien réel de leur État au travers d’une garantie implicite des autorités chinoises pour se financer. La plupart des entreprise­s chinoises se sont développée­s sur un marché longtemps protégé, profitant à la fois de la taille de leur marché, des subvention­s et investisse­ments publics et de politiques industriel­les et de R&D, ainsi que de règlementa­tions adaptées (13).

Dans le cas des secteurs de la transition énergétiqu­e, les enjeux sont d’autant plus cruciaux qu’il s’agit de secteurs en plein essor et au coeur des technologi­es de demain, mais aussi qu’ils touchent des opérateurs et des activités d’importance stratégiqu­e, voire vitale. La stratégie qui semble émerger du côté de la Chine est celle qui consiste à privilégie­r les relations bilatérale­s, donc à diviser les Européens. Cela n’est pas rassurant, non plus.

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