– ANALYSE Les relations politiques Cuba-Chine : vicissitudes diplomatiques et approfondissement stratégique
Les relations entre La Havane et Pékin, qui ont toujours été plus politiques qu’économiques, comme en témoignent les vicissitudes diplomatiques entre les deux capitales au cours des soixante dernières années, revêtent désormais un caractère stratégique grandissant, sur fond de reconfiguration de l’ordre mondial.
Les relations entre Cuba et la Chine populaire constituent un domaine encore peu exploré de la politique extérieure cubaine. Pourtant, depuis 1959, le caractère hautement politique qu’elles revêtent, en raison notamment du rôle clé des partis communistes cubains et chinois, les distingue sensiblement des liens prioritairement basés sur le développement économique et commercial qu’entretiennent la plupart des autres pays d’Amérique latine avec le géant asiatique.
Les prémices du rapprochement diplomatique (1959-1963)
Alors que la présence chinoise à Cuba remonte au mitan du XIXe siècle, les premières relations diplomatiques
sino-cubaines ne se tissent qu’à partir du XXe siècle. Dès sa fondation le 20 mai 1902, la République de Cuba noue des liens officiels avec l’Empire de Chine, puis avec la République de Chine lors de sa naissance en 1912. Le rapprochement de la Cuba révolutionnaire avec la République populaire de Chine (RPC) survient quelques décennies plus tard, dans un climat de tensions politiques entre Pékin et Taipei. Dans son bras de fer avec la RPC, le régime taïwanais reconnaît le nouveau gouvernement cubain le 6 janvier 1959, puis s’emploie tout au long de l’année à enrayer toute tentative de rapprochement de son rival avec les nouveaux dirigeants cubains. Cependant, malgré les efforts de Taïwan et les déclarations critiques de Fidel Castro à l’ONU le 22 avril 1959, au cours desquelles il dénonce l’intervention militaire chinoise au Tibet, Cuba tente de se rapprocher de la Chine populaire dont elle partage les valeurs d’indépendance et de souveraineté nationale. En octobre 1959, c’est particulièrement la participation de l’intellectuel Nicolas Guillén au dixième anniversaire du triomphe de la révolution chinoise qui ouvre la voie au dialogue avec la RPC. Sur fond de montée des tensions diplomatiques et économiques entre les États-Unis et Cuba conduisant Fidel Castro à se tourner vers d’autres partenaires politiques et commerciaux, les affinités idéologiques de Che Guevara avec la Chine maoïste catalysent ce rapprochement.
La volonté du gouvernement cubain d’instaurer des relations diplomatiques avec la RPC, et par voie de conséquence, de rompre les liens avec Taïwan, est annoncée publiquement par le Líder Máximo, sur la Plaza Cívica (actuelle Place de la Révolution) le 2 septembre 1960. Dès lors, les deux pays entreprennent des négociations qui aboutissent à l’établissement de relations officielles le 28 septembre 1960 (1). Dans les Amériques, Cuba devient ainsi le premier État reconnaissant la RPC. Bien que le régime de Pékin ne soit pas encore disposé à considérer son nouvel allié comme un pays socialiste, leur coopération revêt d’emblée un caractère politico-idéologique. C’est tout naturellement le Che, mué en ambassadeur de la jeune révolution, qui est envoyé à la tête de la première délégation cubaine en Chine en novembre 1960. Les Cubains veulent conclure avec les Chinois des accords pour s’assurer des débouchés commerciaux pour leur production sucrière et obtenir des crédits. La coopération s’étend rapidement aux secteurs militaire, éducatif et économique. La RPC fournit du matériel d’armement (canons, bazookas, batteries, etc.) et participe à l’entraînement d’officiers des forces aériennes cubaines. De son côté, Cuba lui envoie des techniciens, ingénieurs et enseignants. L’acmé de la solidarité chinoise est atteinte au lendemain de la crise des missiles d’octobre 1962, lorsque Mao Zedong critique ouvertement la négociation de sortie de crise entre Khrouchtchev et Kennedy (2). En témoignage de son soutien au régime et au peuple cubains, le dirigeant chinois intensifie les échanges économiques, son pays devenant ainsi le troisième partenaire commercial de l’île (3).
La montée puis le relâchement des tensions diplomatiques (1963-1989)
La lune de miel est pourtant de courte durée. Des tensions surgissent rapidement entre les deux nations. Dans le cadre du schisme idéologique sino-soviétique, Mao perçoit l’assujettissement économique de Cuba à l’URSS comme une capitulation. Pour lui, les déplacements du Líder Máximo en Union soviétique, en juin 1963, puis en décembre 1964, sont un geste inamical. Considérant que la réunion des partis communistes latino-américains, en décembre 1964, à La Havane, appelant à l’unité du mouvement socialiste mondial, fait le jeu des Soviétiques (4), il reproche à Cuba sa pusillanimité face à l’impérialisme. Peu après, il refuse de recevoir Ernesto Che Guevara, dirigeant du Parti Uni de la Révolution Socialiste de Cuba (PURSC), lors de sa seconde visite officielle à Pékin en 1965 (5). Malgré l’importance des échanges commerciaux qui atteignent un maximum cette même année, les relations diplomatiques se détériorent brutalement lorsque Cuba condamne les tentatives chinoises de noyautage du Parti et de ses forces armées. En 1966, l’abîme entre les deux pays se creuse encore davantage. Pékin renonce à apporter son soutien à la création de l’Organisation de Solidarité des Peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine (OSPAAAL) et suspend l’échange « sucre contre riz ». En réaction, Fidel Castro dresse un réquisitoire contre la politique du dirigeant chinois qu’il accuse de félonie (6). La rupture est consommée, mais les ambassades respectives continuent de fonctionner.
Le rapprochement de la Cuba révolutionnaire avec la République populaire de Chine (RPC) survient dans un climat de tensions politiques entre Pékin et Taipei.
Après une quinzaine d’années de relations distendues, les deux États entrent dans une phase de relâchement des tensions. Les changements doctrinaux, en matière de désidéologisation notamment, de la politique extérieure chinoise adoptés en 1982, lors du XIIe Congrès du Parti communiste, favorisent le dégel des relations de la RPC avec les pays du bloc socialiste, y compris Cuba. En 1983, le déplacement à Pékin du ministre cubain du Commerce, Ricardo Cabrisas, met un coup d’arrêt aux tensions diplomatiques, et annonce le début du processus de recomposition des liens bilatéraux, la négociation prenant
Dans le cadre du schisme idéologique sino-soviétique, Mao perçoit l’assujettissement économique de Cuba à l’URSS comme une capitulation.
le pas sur les face-à-face tendus des années précédentes. Dès lors, les flux d’échanges commerciaux repartent à la hausse et la coopération est encouragée dans les domaines de la santé publique, de l’agriculture, des sciences et technologies et du transport. En 1988, La Havane et Pékin fondent la Commission intergouvernementale Chine-Cuba pour les relations économiques et commerciales (CICChREC). L’année suivante, la Commission intergouvernementale pour la coopération scientifique et technique (CICCT) voit le jour (7).
La relance du dialogue politique (1990-2005)
Le rétablissement intégral du dialogue politique sino-cubain ne devient effectif qu’à partir des années 1990. Deux événements internationaux de grande ampleur y concourent. D’une part, les manifestations de la place Tian’anmen à Pékin au printemps 1989 offrent à La Havane l’occasion d’exprimer son soutien au régime chinois. D’autre part, l’effondrement de l’URSS affecte de manière brutale l’économie cubaine, poussant ses dirigeants à rechercher de nouveaux alliés. Pour gérer les graves pénuries alimentaires et de médicaments, Fidel Castro annonce, en mars 1990, une « Période spéciale en temps de paix » marquée par l’adoption d’un train de mesures internes et la mise en place d’une politique de diversification des partenariats, en direction notamment des pays caribéens et latino-américains comme le Vénézuéla, le Brésil ou le Mexique. Aggravée par le renforcement de l’embargo états-unien en 1992 (loi Torricelli), puis en 1996 (loi HelmsBurton), cette phase récessive impose au gouvernement une accélération des réformes économiques et un renforcement de l’activité diplomatique à un niveau plus global (8). La relance des relations avec la RPC s’inscrit dans cette offensive diplomatique multidirectionnelle fondée sur les nécessités économiques du pays et la survie du régime castriste.
Dès lors, les rencontres au plus haut niveau de l’appareil politique se multiplient, Cuba devenant l’un des pays latinoaméricains les plus visités par les délégations chinoises. En se rendant dans la capitale de l’île en 1993 (puis en 2001), le nouveau président de la RPC, Jiang Zemin, envoie un signal fort au reste du monde. Il entend soutenir la révolution socialiste de Cuba et renforcer la présence de son pays en Amérique latine et dans la Caraïbe, historiquement sous influence de l’Europe, et plus encore, des États-Unis. Deux ans plus tard, le chef de l’État cubain effectue son premier voyage officiel dans l’empire du Milieu à dessein de sceller définitivement leur réconciliation politique. Pour avancer vers la consolidation des liens de coopération, son frère Raul Castro, en sa qualité de second secrétaire du Parti et ministre des Forces armées, s’y rend à son tour en 1997. Les visites réciproques de membres du Comité permanent et du Bureau politique des Partis communistes chinois (PCCH) et cubain (PCC) contribuent à affirmer le caractère fondamentalement politique de leurs relations.
Ces réunions sont également l’occasion d’établir les termes des nouveaux accords économiques et commerciaux. Les attentes cubaines sont de plusieurs ordres : approvisionnement en matériel d’équipement ; mise en oeuvre de programmes prioritaires dans les domaines de l’énergie, du transport, des télécommunications, de l’éducation et de la santé ; obtention de crédits à des conditions avantageuses et accès au plus grand marché émergent du monde. Pour sa part, le géant asiatique accorde à son partenaire caribéen des financements pour soutenir le commerce réciproque et assurer la livraison de ses exportations. Il lui concède également des facilités de paiement pour le remboursement de la dette, ainsi que des avantages financiers : report de dix ans, sans intérêts, du paiement des crédits alloués au cours de la période 1990-1994 ; octroi, en 1995, d’un nouveau prêt à faible taux d’intérêt destiné à couvrir le déficit de sa balance commerciale à long terme. Les accords bilatéraux conclus au tournant des années 1990-2000 donnent lieu à une intensification inédite des échanges économiques et à la création d’organismes sino-cubains de coopération auxquelles le nouveau dirigeant chinois, Hu Jintao, donne, à compter de 2003, une forte impulsion.
L’ouverture des espaces de coopération politique (2006-2019)
Une nouvelle étape du processus de rapprochement sino-cubain s’amorce à la suite du transfert en douceur des charges du pouvoir de Fidel Castro à son frère cadet Raul en juillet 2006. Dans le cadre de la politique dite « d’actualisation du modèle » destinée à corriger les blocages institutionnels et les déséquilibres budgétaires, le nouveau président des Conseils d’État et des ministres lance, sur le plan extérieur, après son élection officielle en février 2008, une politique d’ouverture, à l’échelle régionale et globale, plus pragmatique que jamais. Dans cette stratégie de diversification des partenariats tous azimuts, la RPC occupe une place prépondérante, tant elle apparaît comme l’un des alliés les plus prometteurs pour relever les nouveaux défis économiques auxquels l’île est confrontée. En moins d’une décennie, elle parvient ainsi à devenir le deuxième partenaire commercial de Cuba après le Vénézuéla, et même le premier à partir de 2016. L’île importe principalement du riz, des équipements mécaniques (bus, voitures, matériels agricoles et de construction), des appareils électriques, électroménagers et informatiques, des produits chimiques, ainsi que du mobilier et des produits d’habillement (chaussures, tissus). En retour, elle exporte essentiellement du nickel, des aliments (sucre, fruits de mer), du tabac, du rhum, des produits biotechnologiques et des médicaments (9).
Sur le plan politique, les hauts dirigeants des deux nations partagent des valeurs communes que les rencontres officielles régulières ne manquent pas de rappeler. Les déplacements du chef du secrétariat général du Parti communiste de Cuba (PCC) et de celui de Chine (PCCH), ou des membres du Comité permanent du Bureau politique de leur Comité central respectif, sont toujours l’occasion de célébrer leurs affinités et aspirations politiques. Lors de sa venue à La Havane en novembre 2008, le président Hu Jintao évoque le renforcement des liens politiques et partisans avec « un pays frère » (10). Facteur de cohésion et garants de l’autonomie politique, le PCCH et le PCC jouent un rôle clé dans le raffermissement des liens de solidarité, sinon fraternels, au moins amicaux, entre les deux États, sur la base du respect des orientations de chacun. Les membres de la haute hiérarchie des deux partis reconnaissent la pluralité et l’autonomie des expériences politiques et économiques chinoises et cubaines comme une nécessité pour parvenir à l’édification de modèles propres, à distance du socialisme réel appliqué par les pays du bloc de l’Est et l’Union soviétique. À partir de 2008, Salvador Valdés Mesa, membre du Bureau politique du Comité central du PCC, a la haute main sur les relations avec la Chine et le Vietnam. Pendant dix ans, il effectue plusieurs visites en Asie pour rencontrer ses homologues.
Bien qu’elles ne soient pas systématiques, les prises de positions des partis communistes des deux pays concordent souvent sur les principaux dossiers internationaux. PCCH et PCC partagent la vision d’un monde multipolaire régi par la force du droit international et la résolution pacifique des conflits. Farouchement attachés à la souveraineté nationale et au principe de non-ingérence, ils dénoncent l’unilatéralisme des États-Unis et s’accordent sur la nécessité d’une réforme des institutions multilatérales. Sur le front de l’environnement, ils soutiennent le principe de « responsabilités communes mais différenciées » qui implique, pour les pays développés, un effort supérieur dans la lutte contre le réchauffement climatique de la planète. Enfin, sur la question sensible des droits de l’homme, le PCCH considère que Cuba constitue un avantage comparatif crucial, et un allié fidèle dans ses revendications concernant le Tibet et Taïwan, La Havane soutenant le principe d’« une seule Chine ». De son côté, le PCC estime que la Chine est un partenaire puissant, garant de la continuité du projet socialiste, et un soutien précieux dans la condamnation de la politique washingtonienne à l’égard de Cuba, Pékin ayant toujours dénoncé les sanctions économiques dont l’île est victime depuis près de soixante ans.
À la suite de la venue du président Xi Jinping dans l’île en juillet 2014, les liens politiques étroits entre les deux partis communistes se poursuivent et se diversifient. Leur confiance mutuelle ouvre de nouveaux espaces de coopération politique dans des secteurs stratégiques. Bien que la discrétion en la matière soit de mise, les autorités cubaines et chinoises n’hésitent pas à évoquer leurs liens dans les domaines militaire et sécuritaire : intelligence, formation professionnelle du personnel des armées, acquisition de matériels et technologies militaires. Entre 2015 et 2018, plusieurs visites de hautes délégations militaires sont organisées, sous la conduite du Parti communiste, pour intensifier la coopération bilatérale et l’échange d’expériences et d’informations (11). Le géant asiatique souhaite apprendre de Cuba la manière dont elle a pu résister à l’hostilité du voisin états-unien, pendant près de six décennies, et profiter de son réseau de contacts en Amérique latine et dans le reste du monde. Lors de son entretien,
L’effondrement de l’URSS affecte de manière brutale l’économie cubaine, poussant ses dirigeants à rechercher de nouveaux alliés.
en novembre 2018, avec Leopoldo Cintra Frías, ministre cubain des Forces armées révolutionnaires, le Conseiller d’État et ministre de la Défense nationale de la Chine, Wei Fenghe, a déclaré que son pays était prêt à travailler avec Cuba pour continuer à bâtir une confiance stratégique mutuelle entre les armées et une coopération pragmatique, afin de contribuer à la construction d’une communauté de destin pour l’humanité, ainsi qu’au maintien de la paix (12).
Lors de sa première tournée internationale, en Europe et en Asie (Russie, Chine, Corée du Nord, Vietnam et Laos), en novembre 2018, le nouveau président cubain entré en fonction en avril 2018, Miguel Diaz Canel, s’entretient avec son homologue chinois à Pékin. Ce déplacement présidentiel, dans un contexte de fragilisation de son partenaire vénézuélien, revêt un caractère éminemment politique. Il est l’occasion d’indiquer que les relations entre les deux pays ont certes atteint leur pleine maturité, mais qu’il convient de continuer à les renforcer, d’une part, en entretenant des échanges et un dialogue politique de haut niveau et, d’autre part, en intensifiant la communication et la coordination dans les affaires internationales. De son côté, Xi Jinping appelle les deux parties à continuer à se soutenir mutuellement sur des questions liées à leurs intérêts fondamentaux et à leurs préoccupations majeures, ajoutant que la Chine soutient résolument Cuba dans la sauvegarde de sa souveraineté nationale et dans la voie socialiste adaptée à sa situation. Après leur réunion au Grand Palais du Peuple, les deux chefs d’État procèdent à la signature d’une série de documents de coopération visant le renforcement des interactions dans les domaines éducatif, culturel, commercial et économique, avec notamment la participation de Cuba au projet des « nouvelles routes de la soie » (13), et la mise à disposition de lignes de crédit chinoises : 124 millions de dollars seront destinés au développement du secteur touristique ; 40 millions de dollars au secteur énergétique, ainsi qu’un don de 129 millions de dollars pour financer des projets de cybersécurité (14). Des échanges mutuels sont également envisagés dans les domaines de la biotechnologie, des sources d’énergie renouvelables, de la formation des ressources humaines et de la lutte anticorruption.
Les partis communistes des deux pays, farouchement attachés à la souveraineté nationale et au principe de non-ingérence, dénoncent l’unilatéralisme des États-Unis.