– Une course au nucléaire dans le Golfe ?
Depuis le début des années 2010, les monarchies du Golfe se tournent vers le nucléaire. Si l’on peut y voir une réponse au programme atomique iranien, cette stratégie vise aussi à diversifier leur économie face à l’amenuisement des gisements d’hydrocarbures et à l’explosion de la consommation interne d’énergie poussée par un mode de vie énergivore.
Le 27 mars 2018, le président sud-coréen, Moon Jae-in (depuis 2017), et le prince héritier d’Abou Dhabi, Mohamed ben Zayed, célébraient l’achèvement du premier des quatre réacteurs de la centrale nucléaire de Barakah, six ans après le début du chantier. Sa mise en service, prévue pour 2020, fera des Émirats arabes unis le premier pays nucléarisé de la péninsule Arabique. Fournie par la Korea Electric Power Company pour un coût de 24,4 milliards de dollars, Barakah produira un quart de la consommation émiratie d’électricité. Si les pays du Golfe ont envisagé l’option nucléaire dès les années 1980, aucun n’avait concrétisé ses plans. Tandis qu’Oman et le Qatar ont délaissé leurs projets en 2008, considérant les centrales comme inadaptées à leur besoin, et que Bahreïn n’a jamais dépassé les déclarations d’intention, l’Arabie saoudite affiche un programme ambitieux. En juin 2011, Riyad a annoncé vouloir construire 16 réacteurs nucléaires dans les vingt prochaines années, fournissant près de 20 % de la consommation du royaume. L’appel à intérêt aux ingénieristes ne porte pour le moment que sur deux réacteurs pour lesquels deux sites logés dans les baies de Salwa et de Khor Duweihin, de part et d’autre du Qatar, sont envisagés.
Un besoin intérieur en énergie électrique vital
Derrière les rivalités avec l’Iran, où la centrale de Bushehr, ouverte en 2011, accueillera deux nouveaux réacteurs d’ici à 2025, la nucléarisation des pays du Golfe répond à des préoccupations internes. Tandis que les combustibles fossiles représentaient 97 % de leurs consommations énergétiques en 2017, la déplétion future des gisements oblige à diversifier les approvisionnements. Car face à la baisse des ressources, la consommation interne des monarchies du Golfe s’envole, augmentant de 7 % chaque année en Arabie saoudite depuis 2006. Cette dynamique témoigne du recours intensif à la climatisation et au dessalement, qui fournit la moitié de l’eau potable consommée. Alors que ce processus est énergivore, l’Arabie saoudite a signé en 2016 un accord avec la China Nuclear Engineering Corporation portant sur la construction d’un réacteur pour l’alimentation d’une usine de dessalement. Enfin, tandis que la consommation domestique de pétrole est subventionnée dans la péninsule, sa substitution par le nucléaire dans les mix électriques permettrait de libérer des volumes d’hydrocarbures exportables au prix du marché.
La publication en février 2019 d’un rapport de la Chambre des représentants des ÉtatsUnis accusant le président Donald Trump (depuis 2017) de vouloir baisser les contrôles sur l’exportation de technologies nucléaires afin de favoriser les entreprises américaines en Arabie saoudite a ravivé la crainte d’une course à l’arme nucléaire dans la région (1). Tous les pays du Golfe sont membres du traité sur la non-prolifération. Qui plus est, le gouvernement émirati a signé avec les ÉtatsUnis en 2009 les accords dits 123, lui offrant la possibilité d’importer des technologies nucléaires américaines en échange d’un abandon de toute velléité d’enrichissement d’uranium ou de retraitement des combustibles, deux procédés permettant d’acquérir les matières fissiles nécessaires à la fabrication d’un arsenal atomique. Considérant que l’approvisionnement en combustible est une affaire
souveraine, l’Arabie saoudite a refusé de signer ces accords et a octroyé, en août 2017, un permis d’exploration à la China National Nuclear Corporation pour neuf potentiels gisements d’uranium.
La nucléarisation de la péninsule soulève d’autres risques. En décembre 2017, les rebelles houthistes du Yémen, opposés à la coalition menée par les armées saoudiennes et émiraties, ont annoncé avoir touché le chantier de Barakah avec un missile balistique. Démentie par Abou Dhabi, cette déclaration pose la question de la sécurisation des installations nucléaires dans la région. Sur le plan environnemental, des doutes subsistent quant à la capacité des eaux du golfe Persique à refroidir les réacteurs dans l’éventualité d’un réchauffement futur. Chacun des réacteurs de Barakah consommera ainsi déjà 100 mètres cubes d’eau par seconde pour son refroidissement, contre 65 pour les mêmes unités en Corée du Sud. La gestion des déchets nucléaires reste aussi en suspens ; les Émirats arabes unis ont invité leurs voisins à réfléchir à un site de stockage commun.
Tandis qu’aucun des pays de la péninsule ne dispose d’une industrie nucléaire, le Golfe apparaît comme un nouvel eldorado pour les fabricants de réacteurs dans une période de pénurie des commandes. La perte de l’appel d’offres émirati en 2009 par l’alliance entre Areva, Total, GDF et EDF a révélé les tensions internes à la filière nucléaire française. Enfin, après l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, les capacités financières des pays du Golfe attisent la convoitise des Chinois et des Russes.