– ENTRETIEN Défense chinoise : quelle puissance militaire pour quelle stratégie ?
L’Armée populaire de libération (APL) vient de faire une démonstration de force à l’occasion du défilé militaire pour célébrer les 70 ans du régime communiste à Pékin, le 1er octobre 2019. Alors que se renforce, aussi bien chez les voisins asiatiques que parmi les puissances occidentales, la perception d’une menace militaire chinoise, quel est l’état des forces chinoises aujourd’hui ? D’ici à 2049, pour les cent ans du régime, peuvent-elles devenir l’« armée de classe mondiale » voulue par Xi Jinping ?
A. Bondaz : Dès 2012, Xi Jinping fait le lien entre la « renaissance de la nation chinoise » que le Parti communiste chinois (PCC) appelle de ses voeux et la construction « d’un pays prospère et d’une armée puissante », reprenant un concept classique chinois. L’effort de modernisation des forces armées a été considérable depuis la fin des années 1990, et ce dans trois dimensions : modernisation capacitaire — souvent la plus visible et médiatisée —, modernisation doctrinaire et modernisation institutionnelle. Les objectifs sont clairs et ont été rappelés au dernier Congrès du PCC (le XIXe, en octobre 2017) : une armée mécanisée d’ici à 2020, une armée modernisée d’ici à 2035, et une armée de classe mondiale d’ici à 2049.
La modernisation capacitaire repose en partie sur la hausse des dépenses militaires rendue possible par le formidable développement économique chinois. Si je reprends les chiffres du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), les dépenses militaires chinoises ont été multipliées par huit, passant de 31 milliards de dollars en 1998 à 240 milliards de dollars en 2018. À titre de comparaison, les dépenses japonaises ont augmenté sur la même période d’un milliard de dollars, pour atteindre 45 milliards de dollars… Cela se traduit entre autres par une modernisation quantitative des équipements. Entre 2014 et 2018, la marine chinoise a ajouté à sa flotte l’équivalent, en tonnage, des flottes française et italienne réunies. Cependant, il convient d’assurer une modernisation qualitative de ces équipements, la Chine présentant encore un retard technologique important, de façon générale, avec les forces armées occidentales et surtout américaines.
Notons également l’effort de modernisation institutionnelle enclenché fin 2015. La structure du commandement a été réformée afin de renforcer la prépondérance de la Commission militaire centrale présidée par Xi Jinping. La nouvelle structure de l’APL comprend notamment deux nouvelles armées, l’armée
de Terre et l’armée des Lanceurs, et deux nouvelles forces, la Force de soutien stratégique, dont relèvent les capacités cyber et spatiales, et la Force de soutien logistique interarmées. L’objectif est, entre autres, de normaliser une organisation institutionnelle dans laquelle le poids des forces terrestres a historiquement été prépondérant, d’accroître l’importance accordée aux forces armées chargées de l’arsenal balistique conventionnel et nucléaire, ou encore de répondre au défi de l’interopérabilité. Cet effort explique également la création du titre de Commandant en chef du Centre de commandement interarmées des opérations, octroyé à Xi Jinping en avril 2016. L’APL est déjà, de fait, une des armées les plus puissantes au monde. Mais si l’ambition est de devenir la puissance militaire dominante d’ici 2049, ce qui est implicitement l’objectif du Parti, alors l’APL devra surmonter des défis nombreux. On vient de mentionner l’interopérabilité, il convient d’y ajouter le manque d’expérience, puisque le pays n’a pas été en guerre depuis 1979, i.e. la guerre sino-vietnamienne, et qu’il ne conduit pas d’opérations extérieures équivalentes à celles des armées occidentales. Ajoutons que l’évolution des forces américaines, dans une approche comparée, est évidemment fondamentale, notamment la capacité américaine à s’adapter à la montée en puissance chinoise et à maintenir son avance technologique.
Dans son dixième livre blanc sur la défense, publié le 23 juillet 2019, la Chine indique qu’elle « ne cherchera jamais l’hégémonie, l’expansion ou les sphères d’influence »… Quelles sont alors ses priorités stratégiques (affichées ou non) ?
Pour faire le lien avec votre question précédente, je préciserai qu’un des objectifs affichés de ce livre blanc, intitulé « La défense nationale de la Chine à l’ère nouvelle » — le précédent datant de 2015 —, était justement de mettre en scène une forme de transparence, tant dans le document en lui-même que dans le format de sa présentation, au cours d’une conférence de presse, afin de rassurer la communauté internationale et de contrer les perceptions d’une « menace chinoise ». Cela est d’autant plus important pour la Chine que celles-ci se renforcent, se diversifient et se propagent. Ainsi, la menace n’est plus seulement perçue comme militaire, mais aussi comme économique, politique voire même systémique. L’évolution aux États-Unis est nette et le fruit d’un consensus bipartisan, ce qui inquiète les décideurs chinois.
Les priorités stratégiques de la Chine sont claires : préserver le système politique chinois, i.e. la légitimité et l’autorité du PCC. Il convient d’ailleurs de toujours se rappeler que l’APL demeure l’armée du Parti, et non l’armée du pays. La défense de la souveraineté et de l’intégrité territoriale chinoise, et la poursuite du développement économique et social de la Chine ne sont que des objectifs secondaires au service de ce premier objectif. Parmi les objectifs des forces armées mentionnés dans le livre blanc : dissuader et résister à une agression ; sauvegarder la sécurité politique nationale, la sécurité de la population et la stabilité sociale ; s’opposer à l’indépendance de Taïwan, sévir contre les partisans de mouvements séparatistes ; protéger les droits et les intérêts maritimes de la Chine ; protéger les intérêts de la Chine en matière de sécurité dans l’espace extra-atmosphérique, l’espace électromagnétique et le cyberespace ; ou encore protéger les intérêts de la Chine à l’étranger.
L’Asie-Pacifique est certainement l’espace dans lequel Pékin rencontre les plus fortes résistances. Où en est le rapport de forces entre Washington et Pékin dans la région ? Les objectifs précédemment mentionnés sont inséparables de la nécessité de réduire l’influence américaine, militaire comme politique, dans la périphérie chinoise. Un récent rapport de l’Université de Sydney considère que « les États-Unis ne jouissent plus de la primauté militaire en Indo-Pacifique et [que] leur capacité à maintenir un rapport de force favorable est de plus en plus incertaine » (1). Cependant, il convient de temporiser et relativiser cette affirmation.
La modernisation des forces armées chinoises vise évidemment à contester la suprématie américaine dans la périphérie du pays, notamment autour de Taïwan et dans les mers de Chine, en cherchant à dissuader les États-Unis d’intervenir ou en compliquant et limitant leur capacité à intervenir. C’est un changement majeur pour les États-Unis qui, durant des décennies, avaient des capacités militaires sans équivalent dans la zone, démontrées par exemple par le passage du groupe aéronaval de l’USS Nimitz dans le détroit de Taïwan en 1996 lors d’une crise entre Pékin et Taipeh, une humiliation pour le régime communiste.
L’APL est déjà, de fait, une des armées les plus puissantes au monde. Mais si l’ambition est de devenir la puissance militaire dominante d’ici 2049, ce qui est implicitement l’objectif du Parti, alors l’APL devra surmonter des défis nombreux.
Cependant, la Chine a encore des lacunes qu’elle cherche à combler au plus vite en termes d’ISR (intelligence – surveillance – reconnaissance) ou de capacités de frappes de précision, notamment sur des portées moyennes (distance du Japon) afin de neutraliser, entre autres, les bases américaines dans la région. De plus, la Chine demeure une puissance seule, qui ne dispose pas d’un réseau d’alliances dans la région, contrairement aux États-Unis. Une intervention chinoise armée sur Taïwan, pour réunifier de force l’île au continent, semble par exemple peu probable dans un futur proche, pour des raisons tant militaires que politiques.
Les réformes et modernisations en cours dans l’APL ont notablement concerné la marine et ses capacités amphibies, qui permettent des opérations telles que les prises d’îles. Comment les États de la région Asie-Pacifique réagissentils à la montée en puissance militaire chinoise ?
La Chine s’y entraîne effectivement, en lien notamment avec une volonté de dissuader Taïwan de déclarer son indépendance mentionnée précédemment. Avant de parler de la réaction des États de la région, il convient également de rappeler les efforts considérables investis afin de militariser de nombreux îlots en mer de Chine méridionale, à tel point que le chef du Commandement indo-pacifique des États-Unis, l’amiral Davidson, concluait en mars 2018 au cours d’une audition au Sénat que « la Chine est désormais capable de contrôler la mer de Chine méridionale dans tous les scénarios, à l’exception de celui d’une guerre avec les États-Unis » (2).
Si l’on prend le cas d’étude du Japon, la réaction est claire. Depuis le début des années 2010, les priorités japonaises en matière de défense sont par exemple « d’assurer la sécurité de l’espace maritime et aérien japonais » et de « défendre les îles isolées », ce qui cible sans aucun doute la Chine. Et les inquiétudes japonaises sont légitimes, comme en témoignent les nombreuses incursions chinoises autour des îles Senkaku/ Diaoyu, qu’elles soient navales (637 pour les seuls sept premiers mois de l’année 2019, contre 0 en 2009), ou aériennes
— ayant nécessité 638 décollages d’urgence en 2018 — selon les autorités militaires nippones.
Le Japon renforce considérablement son dispositif militaire dans les Ryukyu, cet archipel reliant Taïwan à l’île de Kyushu, et contraignant donc l’accès chinois au Pacifique occidental. Depuis quelques années, les efforts visent notamment à renforcer les capacités japonaises de C4ISR (3) (en d’autres termes, d’acquisition de l’information et de prises de décision rapide grâce aux technologies de l’information), mais aussi de défense antiaérienne, antinavire et antimissile dans les îles principales : de Yonaguni à Amami Ashima, en passant par Ishigaki, Miyako, Kume, Okinawa et Okinoerabu. Ce renforcement des capacités japonaises inquiète les autorités chinoises, notamment car il participe in fine au renforcement des capacités états-uniennes dans la région et complique les capacités d’intervention chinoise, y compris sur Taïwan.
En dehors de la zone Asie-Pacifique, où la Chine se trouvet-elle militairement impliquée ? Ses engagements suiventils les nouvelles routes de la soie ?
Aucun lien n’est fait officiellement entre routes de la soie et déploiement de forces armées à l’étranger. La question de savoir s’il faut d’abord stabiliser le pays afin de permettre son développement économique ou commencer par favoriser son développement économique pour pouvoir le stabiliser reste cependant entière dans certains États prenant part à l’initiative chinoise. Plus généralement, le sujet des interventions armées à l’étranger reste partiellement tabou en Chine, à tel point que le pays refuse toujours de présenter sa base à Djibouti comme une base militaire, préférant parler d’une base de soutien logistique.
Or, les forces armées chinoises interviennent de fait déjà hors de leurs frontières et ce, alors que la protection des intérêts chinois à l’étranger est désormais une priorité, en lien notamment avec la multiplication de ces intérêts liée à l’augmentation de ses ressortissants (touristes, businessmen, étudiants, etc.), de ses investissements et des sources d’approvisionnement en matières premières. Le pays participe à des opérations de maintien de la paix depuis les années 1990 et a envoyé des troupes combattantes pour la première fois au Mali en 2014, conduit des opérations de lutte contre la piraterie dans le golfe d’Aden depuis 2008, organise des opérations d’évacuation de ses ressortissants comme en Libye en 2011 ou au Yémen en 2015, ou encore mène des opérations de contre-terrorisme en
La Chine demeure une puissance seule, qui ne dispose pas d’un réseau d’alliances dans la région, contrairement aux États-Unis. Une intervention chinoise armée sur Taïwan semble par exemple peu probable dans un futur proche.
Asie centrale. En dehors du cas de Djibouti, une interrogation demeure également sur la présence de forces armées chinoises au Tadjikistan dans le corridor du Wakhan, à la frontière de l’Afghanistan, afin de sécuriser en amont la province du Xinjiang du risque de déplacements de groupes terroristes. Enfin, précisons l’importance grandissante des sociétés militaires privées à l’étranger afin de protéger ces intérêts chinois, ce qui rajoute des acteurs non gouvernementaux à l’équation.
Au-delà, la Chine multiplie les coopérations militaires et est devenue, en quelques années, un acteur majeur sur le marché de l’armement. Le pays est ainsi passé du statut de deuxième plus grand importateur d’armes au monde après la guerre froide (1990-2015) à celui de cinquième exportateur d’armes au monde sur la période 2014-2018, selon les données du SIPRI. La quasi-totalité des transferts d’armes de la Chine s’effectue vers un nombre restreint de pays, principalement en développement — comme le Pakistan, le Bangladesh et la Birmanie — et, dans ce domaine, l’industrie de la défense chinoise est devenue un concurrent redoutable des exportateurs d’armes occidentaux et russes.
Si les progrès comme l’activité de la Chine dans les domaines du spatial et de la cyberguerre préoccupent beaucoup les stratèges américains, certains observateurs estiment les capacités chinoises gonflées pour stimuler les budgets américains en la matière. Quelle est la force de frappe réelle de la Chine dans ces secteurs d’avant-garde ? J’évoquais précédemment la Force de soutien stratégique en charge des capacités cyber et spatiales créée fin 2015 et qui répond à des besoins réels des forces armées chinoises. Depuis le début des années 2000, les militaires chinois, tout comme les militaires occidentaux d’ailleurs avant eux, considèrent que la guerre est informatisée et, désormais, que la guerre de demain sera « intelligente ». Dans ce contexte, le développement de capacités permettant d’accroître celles de C4ISR dans tous les domaines est une priorité, tout comme maîtriser des technologies de pointe. Le dernier livre blanc précise bien qu’il convient « d’accélérer le développement de systèmes militaires intelligents » et d’utiliser — ce qui est mentionné pour la première fois dans un livre blanc — l’intelligence artificielle, le calcul quantique, le big data, le cloud, ainsi que l’Internet des objets, car le pays serait « confronté à des risques de surprise technologique et d’écart technologique générationnel croissant ». Il faut notamment prendre conscience des efforts chinois considérables afin d’accroître leur capacité d’innovation à travers l’intégration civilo-militaire, un processus visant à combiner les bases industrielles et technologiques de défense et civile afin que les technologies, les procédés de fabrication et les équipements, le personnel et les installations puissent être utilisés en commun. Ce processus ayant été promu au rang de stratégie nationale en mars 2015, on note depuis l’adoption de mesures concrètes du Bureau politique du PCC aux provinces : création d’une Commission du Comité central pour le développement de l’intégration civilo-militaire en janvier 2017, présidée par Xi Jinping, ou encore adoption d’une loi en 2018 visant à améliorer le partage des ressources — données, personnel et infrastructures — entre les Laboratoires nationaux clés (civils) et les Laboratoires clés de sciences et technologies de la Défense nationale (militaires). Cette intégration civilomilitaire a d’autant plus de potentiel que, contrairement aux technologies militaires plus classiques où les conglomérats de défense d’État ont historiquement été dans une position de monopole, ce sont les entreprises privées, tant des startups que des géants comme Tencent ou Alibaba, qui sont les plus performantes et parfois les mieux financées dans l’innovation liée aux technologies émergentes. Cela pose d’ailleurs des questions sur les coopérations scientifiques et techniques avec la Chine, qui, pour certaines, pourraient de fait lui permettre de contourner les embargos qui limitent toujours les ventes d’armes et le transfert de technologies vers Pékin.
Notes
(1) https://www.ussc.edu.au/analysis/avertingcrisis(p. 2). (2) https://www.armed-services.senate.gov/imo/ media/doc/Davidson_APQs_04-17-18.pdf (p. 18)
(3) C4ISR : Command, Control, Communications, Computers, Intelligence, Surveillance and Reconnaissance.
À lire également, du même auteur :
• « Rassurer le monde et lutter contre le séparatisme, quelques éléments d’analyse du nouveau livre blanc sur la défense chinoise », Note no 13/19, Paris, FRS, 25 juillet 2019. [En ligne] • Avec Séphane Dolory, en partenariat avec Geo4i, « Le défilé militaire du 70e anniversaire de la République populaire : un révélateur de la puissance stratégique chinoise », Images stratégiques no 01/19, Paris, FRS, 24 septembre 2019. [En ligne]
Il faut notamment prendre conscience des efforts chinois considérables afin d’accroître leur capacité d’innovation à travers l’intégration militaire.