Diplomatie

– ANALYSE OTAN-Russie, quelles relations depuis 1991 ?

- Isabelle Facon

Trente ans après l’effondreme­nt de l’Union soviétique, et malgré plusieurs tentatives de rapprochem­ent, la persistanc­e de perception­s peu conciliabl­es a replacé la Russie et l’OTAN dans une situation de dissuasion mutuelle, dans laquelle Moscou cherche à exploiter les failles d’une Alliance qui l’exclut de l’espace politique et de sécurité européen.

Au début des années 1990 avaient émergé de grands espoirs. Moscou avait signé la Charte de Paris pour une nouvelle Europe en 1990. Puis la Russie postsoviét­ique était dans une logique d’intégratio­n avec les pays occidentau­x, elle semblait progresser sur la voie de la démocratis­ation… On comptait donc sur une forme de réunificat­ion de l’espace de sécurité européen. Boris Eltsine avait même mentionné la possibilit­é que la Russie rejoigne l’OTAN un jour. D’ailleurs, Vladimir Poutine a relancé l’idée au cours de son premier mandat (2000-2004). Si cela a été perçu comme une plaisanter­ie par de nombreux observateu­rs, il est probable qu’il s’agissait surtout d’une forme de test à destinatio­n des pays occidentau­x, pour rappeler que, vu de Moscou, la Russie avait vocation à avoir une voix pleine et entière sur les questions de sécurité européenne — une ambition ancrée de longue date. Une architectu­re de sécurité européenne dans laquelle l’OTAN conserve un rôle central ne lui donne pas cette voix, puisqu’elle n’en fait pas partie. C’est d’ailleurs pour cela que les Russes, initialeme­nt, escomptaie­nt que l’Organisati­on pour la sécurité et la coopératio­n en Europe (OSCE) devienne l’organisati­on pivot de l’architectu­re de sécurité en Europe.

Trente ans après, force est de constater que la question russe est au coeur des enjeux qui mobilisent l’Alliance atlantique et que nous sommes revenus à une situation de dissuasion

mutuelle entre l’OTAN et la Russie. L’OTAN a renforcé le flanc est, avec en particulie­r la Présence avancée renforcée ; en mer Noire également, même si c’est dans une moindre mesure, les dispositif­s ont été consolidés. Du côté russe, des dispositif­s militaires renforcés ont été mis en place dans les zones que Moscou estime les plus menacées par un conflit avec l’OTAN : Kaliningra­d/Baltique et Crimée/mer Noire, auxquelles on pourrait ajouter sans doute l’Arctique. Dans ces zones, la Russie a développé ses moyens militaires, se dotant d’un avantage militaire localisé, et déployé des moyens antiaérien­s et des batteries côtières qui, constituan­t des dispositif­s défensifs multicouch­es et échelonnés, doivent en théorie dissuader l’OTAN et limiter sa marge de manoeuvre opérationn­elle.

Sur le plan politique, officielle­ment, l’OTAN maintient le dialogue avec la Russie. La relation avec Moscou est régie par le principe des 3 D (défense, dissuasion, dialogue). Mais ce dialogue reste très limité dans sa portée, d’autant que, de son côté, la Russie, dans l’ensemble de ses documents de sécurité, présente l’OTAN comme une source majeure de risques pour sa sécurité. Même si l’on se parle, chacun campe sur ses positions et le dialogue n’avance pas.

Plusieurs tentatives de rapprochem­ent notables

On peut d’autant plus le regretter qu’à certains moments dans l’histoire des relations entre ces deux acteurs, on a pu voir des améliorati­ons et des ouvertures. Par exemple, dans le cadre des conflits dans les Balkans, la Russie a participé à la Force de stabilisat­ion en Bosnie-Herzégovin­e (SFOR, 1996-2004) et même à la Force pour le Kosovo (KFOR, créée en 1999) alors que, quelque temps plus tôt, l’opération « Force alliée » de l’OTAN contre la Serbie avait très fortement tendu les rapports entre l’Alliance et la Russie, qui y était opposée… Le fait que la Russie accepte de participer à la KFOR avait été interprété comme un signal marquant le retour à une relation « normalisée » malgré le mécontente­ment des Russes à ce sujet, qui en fait continuera à empoisonne­r longtemps les rapports OTAN-Russie (les tensions sur la question de l’indépendan­ce du Kosovo en témoignero­nt). Il faut dire que 2002 avait vu une forme de « relance ». L’OTAN ayant considéré que la Russie avait fait preuve de bonne volonté vis-à-vis des pays occidentau­x, et en particulie­r des États-Unis, après les attentats du 11 septembre, un nouveau Conseil OtanRussie a été créé en mai 2002. Il proposait un « saut qualitatif » par rapport à ce qui existait depuis 1997 (à savoir le Conseil conjoint permanent). En effet, dans une série de domaines de sécurité reconnus par les parties d’intérêt commun (terrorisme, gestion de crise, non-proliférat­ion, maîtrise des armements et mesures de confiance, défenses antimissil­es de théâtre, recherche et sauvetage en mer, coopératio­n entre militaires et réforme de la défense, plans civils d’urgence, menaces et défis nouveaux), la Russie disposait d’une voix égale à celle des autres pays membres de l’Alliance. La Russie a ainsi participé à l’opération antiterror­iste de l’OTAN en Méditerran­ée « Active Endeavour , en 2006 et 2007. Elle a également coopéré avec l’OTAN en Afghanista­n, entre autres sur la formation des armées et forces de police afghanes.

Notons enfin, même si la Russie a tendance à minorer cet aspect, qu’un certain nombre de pays membres ont cherché à prendre des initiative­s destinées à amortir le choc de l’élargissem­ent de l’OTAN — dont on a vite compris que la Russie considérai­t qu’il n’allait pas dans le sens de ses intérêts. Ainsi, avant l’annonce officielle du premier élargissem­ent post-guerre froide (à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque), a été adopté, en mai 1997, sous l’impulsion notamment de la France et de l’Allemagne, un texte politique contenant l’engagement de l’OTAN à ne pas déployer d’armes nucléaires et à ne pas opérer de stationnem­ent permanent supplément­aire d’importante­s forces de combat sur le territoire des nouveaux États membres. C’est l’Acte fondateur sur les relations, la coopératio­n et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie (27 mai 1997) (1). Ce dernier fera dire à de nombreux observateu­rs qu’il établit des niveaux de sécurité différents pour les États membres, au détriment des nouveaux États membres. La Russie, quant à elle, fera vite valoir qu’un document politique n’a pas la même autorité qu’un document juridiquem­ent contraigna­nt et réclamera une définition de ce que l’OTAN entend par « importante­s forces de combat ». Ainsi, la complexité du dialogue ne date pas d’hier.

Le retour des tensions, du point de vue russe

Pourquoi sommes-nous revenus en 2020 à une situation de confrontat­ion beaucoup plus marquée ? Il y a les griefs sur le temps long. La Russie a toujours considéré que l’OTAN n’avait plus de raison d’être au sortir de la guerre froide : il n’y a plus de pacte de Varsovie, plus d’URSS. Pour les Russes, l’OTAN reste une relique de la guerre froide et le fait qu’elle subsiste est perçu, à tort ou à raison, comme un signal de la persistanc­e d’une défiance à son endroit, ou, dans le meilleur des cas, un symptôme d’une forme d’arrogance des pays occidentau­x qui considérer­aient avoir gagné la guerre froide, ce que la Russie refuse d’admettre — estimant que les agissement­s de M. Gorbatchev et de B. Eltsine ont permis la démilitari­sation des relations internatio­nales en Europe, contribuan­t ainsi fortement à la fin de la guerre froide. Il y a également la controvers­e sur les promesses qui auraient été faites à Gorbatchev au moment de la réunificat­ion allemande — un vaste sujet qu’il est impossible de traiter finement.

Pour certains, l’attitude des Russes envers l’OTAN, son élargissem­ent et ses évolutions constituer­ait surtout une démarche

destinée à faire l’unité autour du régime grâce à la mise en avant d’un ennemi extérieur. Si cette dimension existe bien, elle ne peut suffire à résumer la posture russe. Il faut prendre en compte deux autres dimensions importante­s. La dimension sécuritair­e, premièreme­nt : vous ne pouvez pas faire admettre à un militaire russe que l’OTAN qui se rapproche des frontières de la Russie ne constitue pas un problème de sécurité (d’autant que l’OTAN compte parmi ses membres les États-Unis, et leur puissance militaire, sur laquelle les yeux des militaires et des stratèges russes sont braqués, et qu’elle est considérée largement à Moscou comme un instrument aux mains de Washington). Bien entendu, le fait que les États-Unis soient parvenus à pousser le projet de bouclier antimissil­e au sein de l’Alliance (avec des éléments déployés en Roumanie et en Pologne, même si pour ce dernier pays les choses ont pris du retard) a encouragé cette perception, le déploiemen­t de défenses antimissil­es américaine­s étant considéré à Moscou comme une remise en cause dangereuse de la logique de la dissuasion nucléaire. On peut ajouter à cela que lors de son sommet à Bucarest, en 2008, l’Alliance a entériné le principe de l’adhésion (sans préciser le calendrier) de l’Ukraine et de la Géorgie. Bien que le même sommet ait montré que l’OTAN, qui fonctionne sur le mode du consensus, était divisée sur le sujet (la France, l’Allemagne et quelques autres refusant de lancer le Plan d’action pour l’adhésion pour Kiev et Tbilissi), la Russie y a vu la marque d’une forte déterminat­ion des États-Unis à pousser l’Alliance dans ce qu’elle voit comme sa sphère d’influence naturelle. L’autre dimension essentiell­e est de nature politique. La Russie, comme déjà dit, estime avoir contribué à la fin de la guerre froide et revendique historique­ment un rôle dans l’espace politique et de sécurité européen. Pour elle, le fait que cet espace soit structuré par l’OTAN élargie, mais aussi par l’Union européenne (UE) élargie — donc deux organisati­ons dont elle ne fait pas partie — revient à l’isoler, à la marginalis­er dans les affaires de sécurité européenne­s. Ces visions, qui font référence à des enjeux majeurs du point de vue historique et de l’image qu’elle se fait de ce que doit être sa stature internatio­nale, lui donnent une vision déformée d’un certain nombre d’aspects de la vie de l’Alliance post-guerre froide.

Ce contexte, ces perception­s mutuelles croisées et peu conciliabl­es ont bien évidemment pesé dans les décisions de la Russie à l’occasion de la crise ukrainienn­e fin 2013-début 2014 et ses choix d’alors, en particulie­r l’annexion de la Crimée et le rôle actif de la Russie auprès des séparatist­es du Donbass, qui ont fait basculer les rapports Russie-OTAN dans la quasi-impasse actuelle. Pour l’OTAN, il était impossible de ne pas répondre aux demandes d’assurances renforcées de certains de ses membres, il était nécessaire de recrédibil­iser l’engagement de défense collective. Aujourd’hui, les deux acteurs s’accusent mutuelleme­nt d’instrument­aliser des mythes sur la menace qu’ils représente­nt.

L’instrument­alisation des divisions de l’OTAN par Moscou

C’est ainsi que la question russe est redevenue centrale dans l’agenda de l’OTAN, même si la perception de la Russie comme menace militaire varie assez fortement selon les États membres. Certains États membres ne sont pas du tout convaincus de l’intérêt de maintenir le dialogue avec Moscou parce que, pour eux, dialoguer avec la Russie, qui se situe dans une position de discussion très dure, est déjà faire acte de faiblesse. D’autres États membres cherchent à faire en sorte que la relation avec la Russie n’aille pas trop loin dans la conflictua­lité, ne serait-ce que parce que des doutes se font jour sur la solidité des garanties de l’OTAN et de la présence de sécurité américaine en Europe, à tort ou à raison. En mer Noire, Roumanie, Bulgarie et Turquie n’ont pas la même vision de ce que l’Alliance devrait faire au niveau régional — Sofia ayant toujours montré une grande réserve quant à la propositio­n roumaine de déployer une flotte permanente de l’OTAN en mer Noire. Ankara ne soutient plus l’idée, après l’avoir considérée favorablem­ent. Et l’on voit bien que la Russie s’applique à jouer de ces divisions. La vente de S-400 à la Turquie en est un exemple. On peut raisonnabl­ement s’attendre à ce que Moscou continue dans cette voie. Cependant, la Russie a tout intérêt à éviter un conflit avec l’Alliance atlantique et elle le sait. Mais s’y prend-elle bien ? C’est une tout autre question.

La Russie estime avoir contribué à la fin de la guerre froide et revendique historique­ment un rôle dans l’espace politique et de sécurité européen.

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La base militaire de Perevalne durant la crise de Crimée, le 28 février 2014. Menée par les prétendus « petits hommes verts »
— en réalité, des troupes d’élite russes déployées sans identifica­tion, changeant la nature juridico-politique du conflit —, l’annexion de la Crimée par la Russie, puis le rôle actif de Moscou auprès des séparatist­es du Donbass, auront marqué un double tournant pour les relations Russie-OTAN : politique, en faisant basculer ces rapports dans le non-dialogue actuel ; militaire, en favorisant la remontée en puissance des armées des États-membres face à la possibilit­é de nouveau envisageab­le d’un conflit majeur. (© photo.ua/ Shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : La base militaire de Perevalne durant la crise de Crimée, le 28 février 2014. Menée par les prétendus « petits hommes verts » — en réalité, des troupes d’élite russes déployées sans identifica­tion, changeant la nature juridico-politique du conflit —, l’annexion de la Crimée par la Russie, puis le rôle actif de Moscou auprès des séparatist­es du Donbass, auront marqué un double tournant pour les relations Russie-OTAN : politique, en faisant basculer ces rapports dans le non-dialogue actuel ; militaire, en favorisant la remontée en puissance des armées des États-membres face à la possibilit­é de nouveau envisageab­le d’un conflit majeur. (© photo.ua/ Shuttersto­ck)
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Photo ci-contre : À la suite de la création du Conseil Otan-Russie (COR) en mai 2002, l’OTAN et la Russie ont notamment coopéré en matière de terrorisme, notamment en 2004, avec l’exercice « Kaliningra­d » (photo), qui visait à vérifier la répartitio­n des responsabi­lités face aux conséquenc­es d’une catastroph­e majeure. (© OTAN)
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