Diplomatie

– ENTRETIEN L’OTAN a fêté ses 70 ans à Londres… et après ?

- Avec Cyrille Bret, philosophe et géopolitic­ien, enseignant à Sciences Po et directeur du site EurAsia Prospectiv­e (eurasiapro­spective.net)

Pour le 70e anniversai­re du traité de l’Atlantique nord, célébré lors de la réunion des dirigeants tenue à Londres les 3 et 4 décembre 2019, les fortes dissension­s entre les membres de l’Alliance avaient fait craindre une issue catastroph­ique. Une déclaratio­n commune a finalement pu être adoptée à l’issue de l’événement. Quelle en est la portée ?

C. Bret : Les rencontres des chefs d’État de l’OTAN sont comme des réunions de famille. À mesure que la date de la cérémonie approche, les tensions s’exacerbent. Durant les mois qui ont précédé la réunion, les dirigeants des États parties à l’Alliance ont chacun exprimé leurs priorités et leurs insatisfac­tions à l’égard de l’Organisati­on du traité de l’Atlantique nord. Le président américain avait, une nouvelle fois, appelé au « partage du fardeau » ; autrement dit, à une augmentati­on des dépenses de défense de la part des États européens, accusés à mots voilés de profiter de la protection américaine sans en payer le prix. Le président français avait, lui, donné ce fameux entretien au magazine The Economist (1), déclarant l’OTAN en état de « mort cérébrale », espérant susciter un électrocho­c. Quant aux Polonais et aux Baltes, ils avaient rappelé leur attachemen­t au lien transatlan­tique, multilatér­al et bilatéral, pendant tout l’automne 2019.

Après un sommet médiatisé, la déclaratio­n en neuf points négociée évidemment avant la rencontre a abouti à rappeler des évidences stratégiqu­es anciennes : la solidité de la relation transatlan­tique, la fonction de système de sécurité collective de l’OTAN, l’attachemen­t à la solidarité entre membres de l’Alliance. Mais elle a également innové : elle a explicitem­ent visé les actions de la Russie et des réseaux terroriste­s dans le même paragraphe de la déclaratio­n comme risques pour la sécurité des États parties. Elle a indirectem­ent visé la Chine et ses stratégies d’influence dans le domaine des hautes technologi­es, justifiant a posteriori la position américaine ayant interdit la 5G de la compagnie chinoise Huawei sur son territoire.

Comme dans les réunions familiales donc, le divorce a été annoncé par une déclaratio­n générale capable de rallier le consensus.

La rencontre du Conseil de l’Atlantique nord (au niveau ministres de la Défense) des 12 et 13 février a confirmé la poursuite des missions de l’OTAN héritées des années 2000. Ainsi, suivant le souhait des États-Unis de voir les alliés relayer son action en Afghanista­n, l’Espagne s’est déclarée prête à déployer un contingent sur place alors qu’elle s’était retirée des interventi­ons américaine­s en Irak et en Afghanista­n à la suite des attentats du 11 mars 2004 à Madrid, imputés par l’opinion espagnole à la trop grande proximité entre l’administra­tion Bush et le gouverneme­nt Aznar. De même, l’OTAN vient d’annoncer vouloir continuer ses missions de formation militaire en Irak (qu’elle avait suspendues

après l’éliminatio­n du général iranien Qassem Soleimani par les États-Unis, le 3 janvier 2020), afin de soutenir l’armée nationale contre les groupes terroriste­s islamistes.

Les visions divergente­s sur la vocation de l’Alliance et sur son ennemi numéro un demeurent. Où les principale­s lignes de fracture passent-elles ? Quel pourrait être « le plus petit dénominate­ur commun » entre les membres ?

Dans la déclaratio­n de Londres, à l’issue du « sommet des 70 ans » de l’Alliance, un certain consensus a été observé entre les membres de l’OTAN. Tous ont accepté de pointer ensemble les mêmes sources de risques pour la sécurité de l’Europe : le terrorisme internatio­nal, la stratégie de tension de la Russie et l’influence grandissan­te de la Chine.

Toutefois, ce consensus ne doit pas éclipser les divergence­s entre États parties sur la situation internatio­nale. Pour les États-Unis, la priorité doit être donnée à l’expansion militaire de la République populaire de Chine [lire l’article de N. Vilboux p. 52]. Leurs inquiétude­s stratégiqu­es sur la Fédération de Russie sont de second rang. En revanche, les Européens les plus attachés au lien transatlan­tique sont, pour leur part, confrontés à l’action extérieure de la Russie. La Pologne et les États baltes sont en effet en faveur d’une ligne dure envers ce pays. La France et l’Allemagne sont, elles, plus concernées par les questions de terrorisme internatio­nal après la vague d’attentats qui a frappé l’Europe : Paris (2015), Bruxelles (2016), Berlin (2016), Barcelone (2017), Stockholm (2017). La géographie joue, on le voit, un grand rôle. Mais la politique intérieure influence largement la perception des menaces : ainsi, le rapprochem­ent esquissé entre la France et la Russie par les présidents Macron et Poutine, juste avant le sommet du G7 à Biarritz, a-t-il été perçu comme inquiétant dans l’est de l’Europe [lire l’entretien avec B. Tertrais p. 58].

Si les objectifs de l’Alliance sont partagés (établir une situation stable en Europe), les priorités stratégiqu­es varient.

Dans ce contexte, dans quelle mesure l’OTAN peut-elle encore jouer son rôle dissuasif (dissuasion qui repose sur

Pour les États-Unis, la priorité doit être donnée à l’expansion militaire de la République populaire de Chine. Les Européens les plus attachés au lien transatlan­tique sont, pour leur part, confrontés à l’action extérieure de la Russie. La France et l’Allemagne sont, elles, plus concernées par les questions de terrorisme internatio­nal.

la certitude de la mise en oeuvre de l’article 5 du Traité qui engage les membres de l’Alliance à se défendre mutuelleme­nt en cas d’agression) ? Ne risque-t-on pas de se diriger vers une solidarité « à géométrie variable » selon les menaces ou vers une solidarité « transactio­nnelle » ?

La dissuasion se nourrit de la certitude. Or plusieurs incertitud­es se sont introduite­s concernant la solidarité entre États parties à l’OTAN. L’attitude critique des présidents Obama puis Trump envers l’OTAN a entamé la confiance des États membres et modifié la perception des rivaux de l’organisati­on. À l’intérieur de celle-ci, les procès en obsolescen­ce contre l’OTAN des administra­tions américaine­s ont laissé entendre qu’un décrochage américain était possible. À l’extérieur, les pays limitrophe­s ont perçu ces déclaratio­ns comme des symptômes de faiblesse.

Toutefois, la crédibilit­é de l’OTAN ne repose pas uniquement sur cet article 5 du traité de l’Atlantique nord. Elle est fondée aussi sur le niveau technique, le degré d’entraîneme­nt et l’interopéra­bilité des armées des États membres. Et, de ce point de vue, la machine otanienne est parfaiteme­nt huilée. Cette coopératio­n militaire est parmi les plus efficaces au monde.

L’OTAN devrait prochainem­ent accueillir la Macédoine du Nord, dont l’adhésion n’attend plus que la ratificati­on de l’Espagne. A-t-elle vocation et intérêt à s’élargir encore ? Notamment sur son flanc est : Géorgie, Ukraine ? Ou, audelà, aux pays du Moyen-Orient, comme le suggérait le président Trump le 8 janvier 2020 ?

Comme souvent, les déclaratio­ns du président américain sont volontaire­ment provocatri­ces pour susciter une prise de conscience. L’expansion de l’OTAN a été rapide et massive en 1999 (Pologne, République tchèque, Hongrie) et en 2004 (États baltes, Roumanie, Bulgarie, Slovaquie) sur les terres du défunt pacte de Varsovie. Aujourd’hui, l’élargissem­ent continue dans les Balkans. Cela suscite chez les voisins de l’OTAN des inquiétude­s. Ainsi, lorsque l’OTAN est intervenue en Afghanista­n, ce sont l’Iran et la Chine qui se sont émus. Et quand l’OTAN a commencé à gagner l’Europe centrale et orientale, voire le Caucase, c’est la Fédération de Russie qui s’est sentie encerclée.

À l’heure actuelle, les élargissem­ents ne sont que mineurs : le Monténégro et la Macédoine du Nord ne sont pas des puissances militaires continenta­les. En revanche, les candidatur­es de l’Ukraine et de la Géorgie sont des pommes de discorde avec la Russie. Leur adhésion serait perçue comme agressive par Moscou. C’est pour cette raison que Paris et Berlin ne soutiennen­t pas cette perspectiv­e. En l’occurrence, la voie moldave, qui a consacré une neutralité du type de celle de la Finlande, serait un moyen, pour l’OTAN, de mettre fin sans le dire à son expansion à l’est.

Alors que l’OTAN s’apprête à mener son plus grand exercice en Europe depuis 25 ans (« Defender 2020 »), comment l’organisati­on militaire se porte-t-elle ? Est-elle en mesure de répondre efficaceme­nt à la diversific­ation des menaces énoncées, mais aussi des zones et espaces de frictions potentiell­es (Asie-Pacifique, espace, cyberespac­e…) ? L’Alliance atlantique est une machinerie militaire, normative, technique, etc. qui a fait ses preuves. D’un point de vue budgétaire, l’importance de l’OTAN a poussé les États européens à enrayer la baisse de leurs dépenses de défense et à reprendre le chemin de la hausse pour parvenir aux fameux « 2 % du PIB » consacrés à la défense fixés par le sommet de Varsovie en 2015 après l’annexion de la Crimée par la Russie. D’un point de vue technologi­que, l’OTAN s’appuie sur des bases industriel­les et technologi­ques de défense (BITD) très innovantes, très performant­es et très diversifié­es.

La prise en compte des nouvelles menaces est assez rapide pour une institutio­n de cette ancienneté et de cette taille. Ainsi, en matière de cyberdéfen­se et de cybersécur­ité, l’Alliance s’est dotée d’un centre d’excellence. De même, dans la guerre hybride, elle a développé des capacités de réponse dans les médias et sur les réseaux sociaux. L’Alliance s’adapte rapidement à l’évolution des modes de conflictua­lité, notamment grâce à des réflexions très riches, aussi bien en interne qu’avec la société civile et les entreprise­s. L’OTAN suscite de très nombreux forums et plates-formes de débats en son sein et dans les différents États membres.

Avec la fin du traité sur les forces nucléaires à portée intermédia­ire (FNI), en février 2019 — l’OTAN ayant apporté son soutien au retrait américain du traité, motivé par les transgress­ions russes —, abandonne-t-on toute idée de maîtrise des armements ?

La maîtrise des armements est actuelleme­nt à un point bas. L’extinction du traité sur les forces intermédia­ires en Europe est un très mauvais signal de reprise de la course aux armements. Les États-Unis l’ont imputée à la Russie qui a développé des missiles de portée intermédia­ire capables de frapper les capitales européenne­s avec des têtes nucléaires. Pour la Russie, ce sont les États-Unis qui ont dénoncé ce traité. Quoi qu’il en soit, la symétrie et la réciprocit­é, piliers de la maîtrise des armements, sont aujourd’hui absentes des relations entre la Russie et l’OTAN. La Russie a, depuis 2009, modernisé ses forces armées, reconstitu­é des joyaux de son complexe militaro-industriel comme les défenses antiaérien­nes (avec Almaz-Antei), les hélicoptèr­es (avec Hélicoptèr­es de Russie), les missiles et les sous-marins. Quant aux États européens, ils ont repris, pour certains d’entre eux, des programmes d’acquisitio­ns militaires ambitieux, comme la Pologne, la Roumanie ou la Suède (hors OTAN). Cela a profité aux industriel­s américains. La dynamique actuelle est au réarmement en Europe, et encore plus au Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est, loin de la zone OTAN originelle, mais à proximité des nouveaux risques géopolitiq­ues pris en compte par la déclaratio­n finale de Londres.

Comment l’articulati­on entre défense européenne et OTAN est-elle susceptibl­e d’évoluer ?

L’articulati­on entre l’autonomie stratégiqu­e européenne et l’OTAN reste encore à faire accepter et à construire. Dans l’Est de l’Europe, la « défense européenne » est conçue comme un acte de rupture avec Washington. Elle inquiète les opinions publiques. Elle rebute les leaders politiques. À Paris, Berlin, Madrid ou Bruxelles, elle apparaît comme une nécessité complément­aire de l’OTAN. Tant que ces divergence­s d’approche n’auront pas été surmontées, la défense européenne conservera son statut d’alternativ­e et non pas de complément au système de sécurité collective de l’OTAN.

Note

(1) « Emmanuel Macron in his own words », The Economist,

7 novembre 2019 (retranscri­ption intégrale en français : https://www. economist.com/europe/2019/11/07/emmanuel-macron-in-his-ownwords

La voie moldave, qui a consacré une neutralité du type de celle de la Finlande, serait un moyen, pour l’OTAN, de mettre fin sans le dire à son expansion à l’est.

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Vue partielle de la photo de famille lors de la rencontre des 29 chefs d’État des pays membres de l’Alliance atlantique, à Londres, les 3 et 4 décembre 2019. Au centre, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenber­g (à gauche) serre la main du président des États-Unis Donald Trump. Ensemble, « les Alliés de l’OTAN représente­nt la moitié de la puissance économique et militaire mondiale », rappelait J. Stoltenber­g quelques jours plus tôt.
(© OTAN) Photo ci-dessus : Vue partielle de la photo de famille lors de la rencontre des 29 chefs d’État des pays membres de l’Alliance atlantique, à Londres, les 3 et 4 décembre 2019. Au centre, le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenber­g (à gauche) serre la main du président des États-Unis Donald Trump. Ensemble, « les Alliés de l’OTAN représente­nt la moitié de la puissance économique et militaire mondiale », rappelait J. Stoltenber­g quelques jours plus tôt.
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Des soldats de l’US Army déchargent des équipement­s lourds à Pabradé, dans l’Est de la Lituanie, le 21 octobre 2019. Les États-Unis ont déployé dans ce pays balte membre de l’Union européenne et de l’OTAN un bataillon de 500 soldats et des dizaines de chars et de blindés pour une rotation sans précédent de six mois, dans le cadre d’une opération dissuasive adressée à la
Russie voisine. L’Alliance, qui a installé des bataillons similaires en Estonie et en Lettonie, mais aussi en Pologne, a renforcé sa présence sur son flanc est depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, à la suite de décisions prises au sommet de Varsovie, en 2016.
(© Petras Malukas/AFP) Photo ci-dessus : Des soldats de l’US Army déchargent des équipement­s lourds à Pabradé, dans l’Est de la Lituanie, le 21 octobre 2019. Les États-Unis ont déployé dans ce pays balte membre de l’Union européenne et de l’OTAN un bataillon de 500 soldats et des dizaines de chars et de blindés pour une rotation sans précédent de six mois, dans le cadre d’une opération dissuasive adressée à la Russie voisine. L’Alliance, qui a installé des bataillons similaires en Estonie et en Lettonie, mais aussi en Pologne, a renforcé sa présence sur son flanc est depuis l’annexion de la Crimée par la Russie, en 2014, à la suite de décisions prises au sommet de Varsovie, en 2016.
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(© OTAN) Photo ci-contre : Le Premier ministre de la République de Macédoine du Nord, Oliver Spasovski, est reçu à l’OTAN, le 18 février 2020. L’adhésion à l’OTAN de ce petit pays a été rendue possible par la résolution en juin 2018 de son différend avec la Grèce, qui bloquait jusque-là sa candidatur­e. Skopje devrait ainsi devenir en 2020 le 30e membre de l’Organisati­on.
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