– ANALYSE Taïwan : l’invention sous contrainte d’un nouveau modèle de puissance ?
Dès le début de la crise du Covid-19, la force aérienne de l’Armée populaire de libération enchaîne les missions de reconnaissance dans le détroit et autour de l’archipel, comme pour signifier à Taïwan qu’aucune crise traversée par la Chine, aussi sévère soit-elle, ne saurait être l’occasion pour elle de tirer profit de la situation. Comment l’île arrive-t-elle à survivre dans l’espace international contraint que lui laisse la Chine ?
Àbien des égards, Taïwan peut faire figure de puissance menacée. La Chine, seconde puissance militaire au monde, n’a jamais renoncé à l’usage de la force pour récupérer l’île. La cour que fait la Chine aux alliés diplomatiques de Taïwan a fait tomber en 2019 à quinze le nombre de pays reconnaissant Taïwan. La présence de cette dernière est nulle dans le système des institutions onusiennes. Seule l’Organisation mondiale du commerce a admis Taïwan comme membre, en 2002, grâce à l’appui des États-Unis. Les institutions de gouvernance internationale semblent ainsi condamner Taïwan à une forme d’isolement, que rappelle par exemple son absence de l’Organisation mondiale de la santé alors qu’une pandémie s’étend au monde entier.
À rebours de cette vision, nous pourrions aussi nous poser la question de savoir si les fortes contraintes internationales auxquelles l’île fait face depuis soixante-dix ans n’ont pas formé Taïwan, dans le même temps, à des stratégies de résilience ou de survie lui permettant de renforcer ses positions dans une adversité vue depuis l’île comme la situation normale, voire d’expérimenter une forme de puissance plus discrète qui en ferait au contraire l’une des sociétés les plus connectées au monde ?
Quand la géopolitique s’invite dans les identifications nationales
Depuis la démocratisation de Taïwan commencée en 1987, les relations entre les deux rives du détroit ont vu se succéder périodes de tensions croissantes (présidence de Lee Teng-hui entre 1988 et 2000, culminant avec la « crise de missiles » en 1995-1996), gel des relations (présidence de Chen Shui-bian entre 2000 et 2008), tentatives de rapprochement et trêve
diplomatique (mais pas militaire ; Ma Ying-jeou entre 2008 et 2016) et nouveau gel des relations (présidence de Tsai Ing-wen, depuis 2016). Tensions, incompréhensions et maladresses ont accéléré une identification à Taïwan qui, même sans elles, aurait sans doute été croissant chez des insulaires libérés de la socialisation politique grand-chinoise de la période autoritaire. C’est ainsi que la notion d’« indépendance naturelle » de l’île ( tianran du) a fait son apparition dans le débat en 2014 (1).
L’impact des aléas des relations interdétroit sur l’identification nationale à Taïwan se lit ainsi aisément dans les sondages sur l’évolution des identifications ethnoculturelles dans l’île entre 1992 et 2019 [voir tableau ci-contre]. On y voit la distance croissante que les citoyens taïwanais, qui choisissent désormais librement leurs dirigeants, voient entre eux et ce que le Kuomintang [voir lexique en marge] leur enseignait naguère comme étant la « mère patrie » : la Chine éternelle, idéelle, culturelle. La dictature est finie, et le Kuomintang d’aujourd’hui est même engagé dans une collaboration avec ces communistes jadis honnis. Et c’est maintenant la Chine populaire qui joue elle-même directement ce rôle que faisait jouer naguère le Kuomintang aux « bandits communistes » ( gongfei) à travers la propagande : celui de repoussoir. La négation permanente de leur qualité d’État souverain par la Chine ne peut ainsi qu’inciter les Taïwanais à distinguer plus nettement leur identification culturelle — qui peut inclure la culture chinoise en général dans une identification forte à Taïwan — de leur allégeance citoyenne, qui n’est clairement pas porteuse d’un quelconque attachement à la Chine d’aujourd’hui. Là où l’identification culturelle permet la multiplicité des sources, des pratiques, des bagages et des héritages qui cohabitent et s’acclimatent, l’allégeance citoyenne apparaît en revanche comme plus exclusive, par nature : la double nationalité n’est pas autorisée en droit taïwanais, la citoyenneté taïwanaise donnant ainsi un cadre unique et clairement établi à l’exercice de la citoyenneté. Elle donne le droit de voter pour des candidats de partis politiques aux plateformes politiques les plus variées (la pluralité est donc, là aussi, possible), mais aucun parti significatif électoralement ne prône le rattachement rapide de Taïwan à la Chine (2) (le cadre national est ainsi posé).
Même les hommes d’affaires taïwanais installés en Chine pour raison professionnelle semblent le confirmer : titulaires, depuis septembre 2018, de certificats de résidence en Chine plus avantageux que par le passé, ils conservent tous leur passeport taïwanais et les droits liés à la nationalité qu’il représente. Beaucoup reviennent sur l’île pour voter ou pour bénéficier de son excellent système de santé. Leur mode de vie économique et familial, inter-frontalier, témoigne d’une utilisation stratégique des ressources économiques, bureaucratiques et politiques des deux pays.
Des Taïwanais occupent le Parlement devant la Chine impuissante
Au-delà de l’identification ethnoculturelle, la situation dans le détroit a une influence parfois très directe sur le débat politique intérieur à Taïwan. Ainsi en va-t-il avec le fameux « mouvement des tournesols » de 2014. Ma Ying-jeou, alors président de la République, avait été élu sous l’étiquette du Kuomintang en 2008, et réélu 2012, sur un pari : celui qu’un rapprochement avec la Chine était possible, au bénéfice de l’économie, et sans mise en danger de la souveraineté de l’île, et que seul le Kuomintang
Tensions, incompréhensions et maladresses ont accéléré une identification à Taïwan qui, même sans elles, aurait sans doute été croissant chez des insulaires libérés de la socialisation politique grandchinoise de la période autoritaire.
pourrait le faire. À son crédit, quelques avancées telles que la « trêve diplomatique » décidée par la Chine (la fin de la captation des alliés diplomatiques de Taïwan), ou encore l’octroi à Taïwan du statut d’« observateur » à l’Assemblée mondiale de la santé de 2009 à 2016. Mais les détracteurs du président Ma lui reprochèrent, entre autres, les nombreux accords négociés par son gouvernement avec la Chine sans mandat de la représentation nationale, le Yuan législatif (Lifayuan), et sans supervision ni ratification par celle-ci. En particulier, l’accord de 2013, dit CSSTA, qui avait été négocié dans des conditions opaques, ouvrait aux investissements chinois la plus grosse part de l’économie taïwanaise, celle des services, faisant ainsi planer sur Taïwan la menace de plonger peu à peu l’île dans une situation comparable à celle de Hong Kong après son intégration à la Chine populaire en 1997, permettant notamment à la Chine un contrôle direct sur la presse, l’édition, les mondes de la culture et du spectacle, etc.
Après des mois de controverses sur la nécessité et le mode de ratification de l’accord, le Kuomintang décida de faire adopter le texte après trente secondes de réunion d’une commission présidée par un député du parti, ce qui déclencha l’ire de manifestants déjà massés devant le Parlement. Leur invasion soudaine des lieux signait le début d’un mouvement civique hors du commun dans l’histoire de Taïwan, qui dura trois semaines (du 18 mars au 10 avril 2014). Dans l’histoire du mouvement Occupy lancé en 2011 aux États-Unis, et qui s’est étendu au monde entier par la suite (3), il est peu d’exemples d’occupations ayant obtenu gain de cause. Celle du Parlement taïwanais de 2014 en est l’un d’eux, qui obtint l’abandon d’un accord négocié avec la Chine, entraîna la suspension de toute négociation entre les deux rives (jusqu’à ce jour), et signa pour la Chine un échec majeur dans sa politique taïwanaise. L’événement montre bien comment la Chine, puissant acteur dans la géopolitique du détroit, n’a pas pour autant les moyens d’imposer facilement ce qu’elle veut à l’île : elle doit compter avec les dynamiques internes à cette entité politique indépendante et démocratique, sauf à user de la force armée. Mais sa doctrine réserve son emploi aux cas extrêmes, dont celui de graves turbulences menaçant l’ordre social à Taïwan. Si la Chine avait décidé d’intervenir, le mouvement aurait pu être classé comme tel pour justifier l’intervention. Il ne l’a pas été, et la Chine a observé au contraire une grande réserve.
Hong Kong et Taïwan : statuts différents, destins partagés
Si l’on se souvient moins, hors de Taïwan, du « mouvement des tournesols » que de celui qu’il a inspiré quelques mois plus tard à Hong Kong (« mouvement des parapluies »), il marque pourtant un tournant majeur dans l’histoire géopolitique du monde sinophone. Il annonçait en effet l’irruption
La Chine, puissant acteur dans la géopolitique du détroit, n’a pas pour autant les moyens d’imposer facilement ce qu’elle veut à l’île : elle doit compter avec les dynamiques internes à cette entité politique indépendante et démocratique, sauf à user de la force armée.
d’un acteur nouveau de la géopolitique du détroit : la société civile et ses activistes, pratiquant une forme de démocratie directe, et faisant un usage massif des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Elle signifiait sa détermination à résister tout à la fois à la Chine et à un gouvernement taïwanais démocratiquement élu, mais considéré par les plus virulents détracteurs comme « collaborationniste ». Les étudiants et militants des Tournesols ont réussi là où échouèrent les activistes hongkongais, infiniment plus nombreux, restés mobilisés beaucoup plus longtemps encore (du 26 septembre au 15 décembre 2014) : freiner la Chine dans sa tentative de renforcement de son contrôle sur Hong Kong et de son influence sur Taïwan. Ces deux territoires (qui des décennies durant ont nourri des préjugés méprisants l’un envers l’autre) ont vu leurs destins finalement se rapprocher avec la rétrocession de la colonie britannique à la Chine en 1997 et l’accentuation de l’influence chinoise sur Taïwan. Et ce, en dépit de statuts très différents : Taïwan dispose d’un État souverain agissant comme rempart contre la Chine, dont ne dispose pas la Région administrative spéciale (RAS) de Hong Kong, intégrée à la République populaire avec un statut semiautonome seulement.
Le statut de pleine souveraineté du régime de Taïwan réduit le nombre de moyens à la disposition de Pékin pour influencer les destinées de l’archipel formosan, au rang desquels on trouve les négociations semi-officielles entre les deux gouvernements, des stratégies visant la dépendance de l’économie
taïwanaise à l’économie chinoise, et des techniques variées de pression dans différents domaines.
Trente-quatre accords techniques, commerciaux et de coopération ont été signés entre 1990 et 2013 à l’issue de négociations, mais il faut noter d’emblée que la Chine n’en a conduit qu’avec les administrations Kuomintang, de Lee Teng-hui (1988-2000) et de Ma Ying-jeou (2008-2016) — et encore les négociations sous Lee furent-elles suspendues en 1995, pour ne reprendre qu’avec le retour du Kuomintang au pouvoir en 2008. Aucune négociation ne s’est tenue avec le gouvernement taïwanais sous les présidences du Parti démocrate progressiste (PDP), ni entre 2000 et 2008 sous l’administration de Chen Shui-bian, ni depuis l’élection de Tsai Ing-wen en 2016. Ces négociations illustrent-elles les limites de la puissance chinoise, Pékin devant négocier, et ce avec les administrations qu’elle ne considère pas comme lui étant hostiles ? Ou traduisent-elles plutôt la persévérance et le succès de la Chine à
Les rapports entre la Chine, Hong Kong et Taïwan, autrefois essentiellement bilatéraux, deviennent peu à peu des rapports triangulaires. La prise de conscience du phénomène est concomitante de l’apparition dans le monde universitaire d’une expression désignant ensemble ces trois entités : « deux rives, trois territoires ».
amener tant de fois à la table des négociations des Taïwanais foncièrement méfiants face à ses intentions ? Il y a sans doute un peu des deux, mais la seconde interprétation semble affaiblie par le constat que le refus de négocier avec les administrations PDP a réduit à douze seulement le nombre d’années pendant lesquelles la Chine a pu négocier, sur les trente écoulées entre 1990 et 2020.
Pour éviter de rester un simple spectateur dans ces périodes, la Chine allait devoir inventer d’autres moyens d’action. C’est ainsi qu’ont été peu à peu mises sur pied des stratégies de pression dans des domaines variés : diplomatique, avec la « prise » régulière d’alliés de la République passant du côté de Pékin ; économique, avec des politiques incitant les milieux d’affaires taïwanais à investir en Chine et à lier les deux économies ; sociétal, en étendant la pratique du « front uni » à tous les échanges entre les deux sociétés. Mais, sur le sujet délicat entre tous de la généralisation et de la normalisation de l’identité taïwanaise, on note une difficulté pour la Chine à inverser une tendance caractérisée statistiquement comme un mouvement de fond. Ce dernier a pourtant coïncidé précisément avec l’émergence de la Chine comme puissance globale, dont le redoutable pouvoir d’attraction sur les milieux d’affaires taïwanais et au-delà n’a pourtant pas été assez puissant pour contrer la taïwanisation des identifications.
À Hong Kong, la Chine a pu au contraire se ménager plusieurs leviers d’influence sur le gouvernement de la RAS (4) lui permettant notamment de contrôler le choix crucial du dirigeant de la Région. Elle y a ajouté avec le temps, hors du cadre de la Loi fondamentale, de nombreux outils d’influence lui permettant une intervention souvent efficace, quoique indirecte. Une illustration nous en est donnée par l’influence grandissante de la Chine sur le système judiciaire hongkongais, dont l’indépendance était censée incarner, voire protéger, l’autonomie du territoire. En réponse, la RAS voit se multiplier à un rythme soutenu des mouvements sociaux dirigés contre cette influence depuis 2011 (mouvement « Occupy Central ») et 2012 (« Anti-Patriotic Education Movement »). Si le « mouvement des parapluies » en 2014 était pacifique, c’est à ce momentlà que s’est brisée la confiance entre manifestants et policiers. Par la suite, la violence n’aura cessé de se développer jusqu’à ce que le mouvement « anti-loi d’extradition » (lancé en juin 2019) et sa répression policière féroce fassent sombrer le territoire dans une violence urbaine inédite, tandis qu’était posée ouvertement la question des rapports réels du gouvernement de la RAS avec Pékin, entre autonomie, collaboration et soumission. Depuis la contestation des étudiants hongkongais de 2012, les mouvements successifs sur les deux territoires contestent tous l’imperium que la Chine tente d’y imposer. À l’occasion des mouvements de 2014 à Taïwan et à Hong Kong, les activistes ont entamé une coopération entre les mouvements, faite de visites croisées de leaders, de soutiens mutuels sous de nombreuses formes, d’emprunts de slogans et de techniques, d’échanges de conseils et d’informations. L’apparition d’un réseau nouveau connectant les activistes hongkongais et taïwanais est une dimension de l’irruption, analysée ci-dessus, des sociétés civiles comme nouveaux acteurs (disruptifs) dans la géopolitique du monde sinophone.
La géopolitique interne du monde sinophone
Ainsi, les rapports entre la Chine, Hong Kong et Taïwan, autrefois essentiellement bilatéraux, deviennent-ils peu à peu des rapports triangulaires. La prise de conscience du phénomène est concomitante de l’apparition dans le monde universitaire d’une expression désignant ensemble ces trois entités, liant leurs destins : « deux rives, trois territoires » ( liangan sandi, d’où Macao est oubliée). En février 2016, l’agence Chine nouvelle ajoutait cette expression dans la liste des termes et expressions interdits à ses journalistes. Y voyait-elle une inacceptable mise au même niveau de ces trois entités ? Ou était-elle dérangée par l’importance soudaine prise par ces relations triangulaires, qui détonnent trop avec le modèle d’un empire entouré de ses marges ?
Quand éclate à Taïwan le « mouvement des tournesols », le 18 mars 2014, le nouveau dirigeant chinois n’est secrétaire général du Parti et président de la commission centrale des affaires militaires que depuis seize mois, et n’a été désigné président de la République qu’à peine un an plus tôt. Il cumule déjà les trois fonctions cardinales du système chinois, mais ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le mouvement étudiant, ni directement, ni indirectement. Le Bureau des affaires de Taïwan du gouvernement se fera le plus discret possible, appelant les étudiants à « retrouver leur rationalité ». Impuissant, Xi a pu lire l’événement comme un défi d’un genre nouveau, le ressentir comme un affront à l’autorité de la Chine, ou comme une source d’embarras devant les hauts dirigeants du parti. Risquons ici une hypothèse : c’est peut-être cet épisode délicat pour lui qui explique la gestion directe du dossier taïwanais qu’on lui prête depuis. Et, par voie de conséquence, l’explication possible du manque de prudence dont il a fait preuve dans son discours aux Taïwanais du 2 janvier 2019. Les principaux effets à Taïwan en ont été de glacer certains, ou au contraire d’ennuyer les autres, mais ont surtout donné à la présidente Tsai Ing-wen une occasion en or de lui faire cette réponse immédiate et ferme qui allait relancer sa cote de la popularité, que les événements de Hong Kong n’ont pas desservie, jusqu’à sa réélection en janvier 2020.
La crise du coronavirus de Wuhan
Ce rejet de la Chine s’est encore approfondi à Hong Kong et à Taïwan avec la crise du Covid-19 à partir de janvier 2020. Lors d’une recherche de terrain conduite à Taïwan en mars 2020, nous avons pu relever de nombreuses explications avancées par nos répondants à leur ressentiment accru envers le gouvernement chinois par la pandémie, et notamment : d’avoir retardé l’annonce de l’épidémie et rendu la pandémie inévitable ; de ne pas avoir appris de la précédente crise du SRAS (2002-2003, qui avait déjà emporté 73 personnes dans l’île) ; et de bloquer toujours, en ce moment de crise globale, le retour de Taïwan à l’Organisation mondiale de la santé, même comme simple observateur. La popularité de Tsai Ing-wen, qui s’était renforcée sur toute l’année 2019 jusqu’à permettre sa réélection le 11 janvier 2020, s’est encore améliorée par la gestion très efficace de la crise du Covid-19 par son gouvernement, pour atteindre 63,5 % de satisfaits en février 2020 (5).
L’avenir des deux rives : derrière les discours politiques des deux bords, les sentiments populaires
Sur la question des liens futurs que les Taïwanais souhaitent entre Taïwan et la Chine, les tendances vont également dans le sens de l’émergence d’une pensée nationale centrée sur Taïwan [voir tableau p. 13]. En décembre 2019, les Taïwanais en faveur d’une indépendance à plus ou moins long terme représentaient 26,9 % de la population, contre 11,1 % un quart de siècle plus tôt, un chiffre très significatif sachant les conséquences géopolitiques maintes fois annoncées par la Chine de ce qu’elle considérerait comme une « sécession taïwanaise » : la guerre.
Face à l’édification de l’outil militaire chinois en général et sur le dossier taïwanais en particulier, les sondages d’opinion ne peuvent certes rien. Estce à dire que la force brute aura le dernier mot ? Tandis que la Chine refuse toute négociation avec l’administration de Tsai Ing-wen depuis quatre ans, la situation géopolitique globale continue d’évoluer, et ce n’est pas toujours pour nuire aux intérêts taïwanais. La tension commerciale sino-américaine qui dure depuis 2018 stimule les exportations vers les États-Unis des produits taïwanais manufacturés à Taïwan et en Asie du Sud-Est, du fait du renchérissement du prix des produits confectionnés en Chine et taxés lourdement par les
rétorsions américaines. Elle pourrait aussi accélérer le mouvement de relocalisation en Asie du Sud-Est ou à Taïwan d’entreprises taïwanaises quittant la Chine pour de multiples raisons, et qu’accompagne la « Nouvelle politique vers le Sud » ( xin nanxiangzhengce) de la présidente Tsai, lancée dès 2016 (6). Et si la crise du Covid-19 est encore trop récente pour que nous ayons des éléments d’analyse sûrs, il est d’ores et déjà probable qu’elle impactera la production chinoise, et qu’elle sera une raison de plus pour les milieux d’affaires taïwanais de reconsidérer leurs investissements en Chine.
Un autre facteur entre ici en jeu : la réactivité des Taïwanais, et leur détermination à investir la société internationale là où le statut d’État reconnu n’est pas une condition impérative d’action et de participation, et là où la pression de la Chine ne s’exerce pas, ou pas encore. L’île y procède par le biais d’une diplomatie économique, culturelle, académique, par une internationalisation forte de ses ONG, par une excellence technologique qui l’aide à pénétrer de nombreux marchés sur lesquels les produits manufacturés par des entreprises taïwanaises sont appréciés pour leur qualité. La société TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Company) reste par exemple le leader mondial des semi-conducteurs, et notamment de la conception et de la production des dernières générations de wafers (gaufrettes de matériau semi-conducteur) : ses unités de recherche et de production des générations les plus avancées restent localisées à Taïwan, selon une règle voulant que n’est délocalisée en Chine que la production de la génération en voie d’être remplacée par une plus récente encore, qui naîtra ou vient de naître à Taïwan. L’île, avec TSMC et les autres entreprises du secteur, manufacturait près
Taïwan pratique une possible forme inédite de puissance, qui n’est pas tout à fait celle d’un État souverain facilement représenté partout, et qui est beaucoup plus que celle d’une puissante multinationale.
de 70 % de ces wafers en 2017. Taïwan a su se hausser au rang de numéro un mondial dans plusieurs autres domaines également : l’assemblage et les tests de fonctionnement des microprocesseurs, les vélos haut de gamme, les tissus en fibre de verre, la production de l’algue verte chlorelle. Plusieurs autres entreprises taïwanaises se situent à la seconde ou à la troisième place de leurs secteurs respectifs.
Taïwan ne peut certes jouir pleinement des attributs de sa souveraineté dans tous les domaines. Mais quel État le peut constamment ? Taïwan, toujours en butte aux difficultés que lui cause la politique d’une seule Chine, a su développer une mentalité de survie par l’innovation, et rechercher des moyens alternatifs, voire novateurs, de faire vivre sa puissance. Peut-être est-ce la conclusion que l’on peut tirer de cette comparaison : le passeport taïwanais permet en 2020 un accès sous exemption de visa à 146 pays du monde, alors que 15 États seulement entretiennent des relations diplomatiques officielles avec la République de Chine. À l’opposé, le passeport chinois ne permet en 2020 l’accès sous exemption de visa qu’à 71 pays, alors que 180 États du monde entretiennent des relations diplomatiques avec Pékin. Taïwan est la 14e puissance commerciale du monde, son indice de développement humain la place au 21e rang mondial depuis 2016, tandis son produit national brut par habitant, calculé en parité de pouvoir d’achat, la situe au 15e rang mondial, devant la France au 25e. Taïwan est laissée pourtant au ban des institutions onusiennes. Mais il n’est pas sûr que, dans certains domaines, elle ne s’en sorte pas aussi bien en pratiquant une possible forme inédite de puissance, qui n’est pas tout à fait celle d’un État souverain facilement représenté partout, et qui est beaucoup plus que celle d’une puissante multinationale, qui ne jouit pas de pouvoirs régaliens tels que l’entretien d’une armée.