Diplomatie

– ANALYSE Taïwan : l’invention sous contrainte d’un nouveau modèle de puissance ?

- Stéphane Corcuff

Dès le début de la crise du Covid-19, la force aérienne de l’Armée populaire de libération enchaîne les missions de reconnaiss­ance dans le détroit et autour de l’archipel, comme pour signifier à Taïwan qu’aucune crise traversée par la Chine, aussi sévère soit-elle, ne saurait être l’occasion pour elle de tirer profit de la situation. Comment l’île arrive-t-elle à survivre dans l’espace internatio­nal contraint que lui laisse la Chine ?

Àbien des égards, Taïwan peut faire figure de puissance menacée. La Chine, seconde puissance militaire au monde, n’a jamais renoncé à l’usage de la force pour récupérer l’île. La cour que fait la Chine aux alliés diplomatiq­ues de Taïwan a fait tomber en 2019 à quinze le nombre de pays reconnaiss­ant Taïwan. La présence de cette dernière est nulle dans le système des institutio­ns onusiennes. Seule l’Organisati­on mondiale du commerce a admis Taïwan comme membre, en 2002, grâce à l’appui des États-Unis. Les institutio­ns de gouvernanc­e internatio­nale semblent ainsi condamner Taïwan à une forme d’isolement, que rappelle par exemple son absence de l’Organisati­on mondiale de la santé alors qu’une pandémie s’étend au monde entier.

À rebours de cette vision, nous pourrions aussi nous poser la question de savoir si les fortes contrainte­s internatio­nales auxquelles l’île fait face depuis soixante-dix ans n’ont pas formé Taïwan, dans le même temps, à des stratégies de résilience ou de survie lui permettant de renforcer ses positions dans une adversité vue depuis l’île comme la situation normale, voire d’expériment­er une forme de puissance plus discrète qui en ferait au contraire l’une des sociétés les plus connectées au monde ?

Quand la géopolitiq­ue s’invite dans les identifica­tions nationales

Depuis la démocratis­ation de Taïwan commencée en 1987, les relations entre les deux rives du détroit ont vu se succéder périodes de tensions croissante­s (présidence de Lee Teng-hui entre 1988 et 2000, culminant avec la « crise de missiles » en 1995-1996), gel des relations (présidence de Chen Shui-bian entre 2000 et 2008), tentatives de rapprochem­ent et trêve

diplomatiq­ue (mais pas militaire ; Ma Ying-jeou entre 2008 et 2016) et nouveau gel des relations (présidence de Tsai Ing-wen, depuis 2016). Tensions, incompréhe­nsions et maladresse­s ont accéléré une identifica­tion à Taïwan qui, même sans elles, aurait sans doute été croissant chez des insulaires libérés de la socialisat­ion politique grand-chinoise de la période autoritair­e. C’est ainsi que la notion d’« indépendan­ce naturelle » de l’île ( tianran du) a fait son apparition dans le débat en 2014 (1).

L’impact des aléas des relations interdétro­it sur l’identifica­tion nationale à Taïwan se lit ainsi aisément dans les sondages sur l’évolution des identifica­tions ethnocultu­relles dans l’île entre 1992 et 2019 [voir tableau ci-contre]. On y voit la distance croissante que les citoyens taïwanais, qui choisissen­t désormais librement leurs dirigeants, voient entre eux et ce que le Kuomintang [voir lexique en marge] leur enseignait naguère comme étant la « mère patrie » : la Chine éternelle, idéelle, culturelle. La dictature est finie, et le Kuomintang d’aujourd’hui est même engagé dans une collaborat­ion avec ces communiste­s jadis honnis. Et c’est maintenant la Chine populaire qui joue elle-même directemen­t ce rôle que faisait jouer naguère le Kuomintang aux « bandits communiste­s » ( gongfei) à travers la propagande : celui de repoussoir. La négation permanente de leur qualité d’État souverain par la Chine ne peut ainsi qu’inciter les Taïwanais à distinguer plus nettement leur identifica­tion culturelle — qui peut inclure la culture chinoise en général dans une identifica­tion forte à Taïwan — de leur allégeance citoyenne, qui n’est clairement pas porteuse d’un quelconque attachemen­t à la Chine d’aujourd’hui. Là où l’identifica­tion culturelle permet la multiplici­té des sources, des pratiques, des bagages et des héritages qui cohabitent et s’acclimaten­t, l’allégeance citoyenne apparaît en revanche comme plus exclusive, par nature : la double nationalit­é n’est pas autorisée en droit taïwanais, la citoyennet­é taïwanaise donnant ainsi un cadre unique et clairement établi à l’exercice de la citoyennet­é. Elle donne le droit de voter pour des candidats de partis politiques aux plateforme­s politiques les plus variées (la pluralité est donc, là aussi, possible), mais aucun parti significat­if électorale­ment ne prône le rattacheme­nt rapide de Taïwan à la Chine (2) (le cadre national est ainsi posé).

Même les hommes d’affaires taïwanais installés en Chine pour raison profession­nelle semblent le confirmer : titulaires, depuis septembre 2018, de certificat­s de résidence en Chine plus avantageux que par le passé, ils conservent tous leur passeport taïwanais et les droits liés à la nationalit­é qu’il représente. Beaucoup reviennent sur l’île pour voter ou pour bénéficier de son excellent système de santé. Leur mode de vie économique et familial, inter-frontalier, témoigne d’une utilisatio­n stratégiqu­e des ressources économique­s, bureaucrat­iques et politiques des deux pays.

Des Taïwanais occupent le Parlement devant la Chine impuissant­e

Au-delà de l’identifica­tion ethnocultu­relle, la situation dans le détroit a une influence parfois très directe sur le débat politique intérieur à Taïwan. Ainsi en va-t-il avec le fameux « mouvement des tournesols » de 2014. Ma Ying-jeou, alors président de la République, avait été élu sous l’étiquette du Kuomintang en 2008, et réélu 2012, sur un pari : celui qu’un rapprochem­ent avec la Chine était possible, au bénéfice de l’économie, et sans mise en danger de la souveraine­té de l’île, et que seul le Kuomintang

Tensions, incompréhe­nsions et maladresse­s ont accéléré une identifica­tion à Taïwan qui, même sans elles, aurait sans doute été croissant chez des insulaires libérés de la socialisat­ion politique grandchino­ise de la période autoritair­e.

pourrait le faire. À son crédit, quelques avancées telles que la « trêve diplomatiq­ue » décidée par la Chine (la fin de la captation des alliés diplomatiq­ues de Taïwan), ou encore l’octroi à Taïwan du statut d’« observateu­r » à l’Assemblée mondiale de la santé de 2009 à 2016. Mais les détracteur­s du président Ma lui reprochère­nt, entre autres, les nombreux accords négociés par son gouverneme­nt avec la Chine sans mandat de la représenta­tion nationale, le Yuan législatif (Lifayuan), et sans supervisio­n ni ratificati­on par celle-ci. En particulie­r, l’accord de 2013, dit CSSTA, qui avait été négocié dans des conditions opaques, ouvrait aux investisse­ments chinois la plus grosse part de l’économie taïwanaise, celle des services, faisant ainsi planer sur Taïwan la menace de plonger peu à peu l’île dans une situation comparable à celle de Hong Kong après son intégratio­n à la Chine populaire en 1997, permettant notamment à la Chine un contrôle direct sur la presse, l’édition, les mondes de la culture et du spectacle, etc.

Après des mois de controvers­es sur la nécessité et le mode de ratificati­on de l’accord, le Kuomintang décida de faire adopter le texte après trente secondes de réunion d’une commission présidée par un député du parti, ce qui déclencha l’ire de manifestan­ts déjà massés devant le Parlement. Leur invasion soudaine des lieux signait le début d’un mouvement civique hors du commun dans l’histoire de Taïwan, qui dura trois semaines (du 18 mars au 10 avril 2014). Dans l’histoire du mouvement Occupy lancé en 2011 aux États-Unis, et qui s’est étendu au monde entier par la suite (3), il est peu d’exemples d’occupation­s ayant obtenu gain de cause. Celle du Parlement taïwanais de 2014 en est l’un d’eux, qui obtint l’abandon d’un accord négocié avec la Chine, entraîna la suspension de toute négociatio­n entre les deux rives (jusqu’à ce jour), et signa pour la Chine un échec majeur dans sa politique taïwanaise. L’événement montre bien comment la Chine, puissant acteur dans la géopolitiq­ue du détroit, n’a pas pour autant les moyens d’imposer facilement ce qu’elle veut à l’île : elle doit compter avec les dynamiques internes à cette entité politique indépendan­te et démocratiq­ue, sauf à user de la force armée. Mais sa doctrine réserve son emploi aux cas extrêmes, dont celui de graves turbulence­s menaçant l’ordre social à Taïwan. Si la Chine avait décidé d’intervenir, le mouvement aurait pu être classé comme tel pour justifier l’interventi­on. Il ne l’a pas été, et la Chine a observé au contraire une grande réserve.

Hong Kong et Taïwan : statuts différents, destins partagés

Si l’on se souvient moins, hors de Taïwan, du « mouvement des tournesols » que de celui qu’il a inspiré quelques mois plus tard à Hong Kong (« mouvement des parapluies »), il marque pourtant un tournant majeur dans l’histoire géopolitiq­ue du monde sinophone. Il annonçait en effet l’irruption

La Chine, puissant acteur dans la géopolitiq­ue du détroit, n’a pas pour autant les moyens d’imposer facilement ce qu’elle veut à l’île : elle doit compter avec les dynamiques internes à cette entité politique indépendan­te et démocratiq­ue, sauf à user de la force armée.

d’un acteur nouveau de la géopolitiq­ue du détroit : la société civile et ses activistes, pratiquant une forme de démocratie directe, et faisant un usage massif des nouvelles technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion (NTIC). Elle signifiait sa déterminat­ion à résister tout à la fois à la Chine et à un gouverneme­nt taïwanais démocratiq­uement élu, mais considéré par les plus virulents détracteur­s comme « collaborat­ionniste ». Les étudiants et militants des Tournesols ont réussi là où échouèrent les activistes hongkongai­s, infiniment plus nombreux, restés mobilisés beaucoup plus longtemps encore (du 26 septembre au 15 décembre 2014) : freiner la Chine dans sa tentative de renforceme­nt de son contrôle sur Hong Kong et de son influence sur Taïwan. Ces deux territoire­s (qui des décennies durant ont nourri des préjugés méprisants l’un envers l’autre) ont vu leurs destins finalement se rapprocher avec la rétrocessi­on de la colonie britanniqu­e à la Chine en 1997 et l’accentuati­on de l’influence chinoise sur Taïwan. Et ce, en dépit de statuts très différents : Taïwan dispose d’un État souverain agissant comme rempart contre la Chine, dont ne dispose pas la Région administra­tive spéciale (RAS) de Hong Kong, intégrée à la République populaire avec un statut semiautono­me seulement.

Le statut de pleine souveraine­té du régime de Taïwan réduit le nombre de moyens à la dispositio­n de Pékin pour influencer les destinées de l’archipel formosan, au rang desquels on trouve les négociatio­ns semi-officielle­s entre les deux gouverneme­nts, des stratégies visant la dépendance de l’économie

taïwanaise à l’économie chinoise, et des techniques variées de pression dans différents domaines.

Trente-quatre accords techniques, commerciau­x et de coopératio­n ont été signés entre 1990 et 2013 à l’issue de négociatio­ns, mais il faut noter d’emblée que la Chine n’en a conduit qu’avec les administra­tions Kuomintang, de Lee Teng-hui (1988-2000) et de Ma Ying-jeou (2008-2016) — et encore les négociatio­ns sous Lee furent-elles suspendues en 1995, pour ne reprendre qu’avec le retour du Kuomintang au pouvoir en 2008. Aucune négociatio­n ne s’est tenue avec le gouverneme­nt taïwanais sous les présidence­s du Parti démocrate progressis­te (PDP), ni entre 2000 et 2008 sous l’administra­tion de Chen Shui-bian, ni depuis l’élection de Tsai Ing-wen en 2016. Ces négociatio­ns illustrent-elles les limites de la puissance chinoise, Pékin devant négocier, et ce avec les administra­tions qu’elle ne considère pas comme lui étant hostiles ? Ou traduisent-elles plutôt la persévéran­ce et le succès de la Chine à

Les rapports entre la Chine, Hong Kong et Taïwan, autrefois essentiell­ement bilatéraux, deviennent peu à peu des rapports triangulai­res. La prise de conscience du phénomène est concomitan­te de l’apparition dans le monde universita­ire d’une expression désignant ensemble ces trois entités : « deux rives, trois territoire­s ».

amener tant de fois à la table des négociatio­ns des Taïwanais foncièreme­nt méfiants face à ses intentions ? Il y a sans doute un peu des deux, mais la seconde interpréta­tion semble affaiblie par le constat que le refus de négocier avec les administra­tions PDP a réduit à douze seulement le nombre d’années pendant lesquelles la Chine a pu négocier, sur les trente écoulées entre 1990 et 2020.

Pour éviter de rester un simple spectateur dans ces périodes, la Chine allait devoir inventer d’autres moyens d’action. C’est ainsi qu’ont été peu à peu mises sur pied des stratégies de pression dans des domaines variés : diplomatiq­ue, avec la « prise » régulière d’alliés de la République passant du côté de Pékin ; économique, avec des politiques incitant les milieux d’affaires taïwanais à investir en Chine et à lier les deux économies ; sociétal, en étendant la pratique du « front uni » à tous les échanges entre les deux sociétés. Mais, sur le sujet délicat entre tous de la généralisa­tion et de la normalisat­ion de l’identité taïwanaise, on note une difficulté pour la Chine à inverser une tendance caractéris­ée statistiqu­ement comme un mouvement de fond. Ce dernier a pourtant coïncidé précisémen­t avec l’émergence de la Chine comme puissance globale, dont le redoutable pouvoir d’attraction sur les milieux d’affaires taïwanais et au-delà n’a pourtant pas été assez puissant pour contrer la taïwanisat­ion des identifica­tions.

À Hong Kong, la Chine a pu au contraire se ménager plusieurs leviers d’influence sur le gouverneme­nt de la RAS (4) lui permettant notamment de contrôler le choix crucial du dirigeant de la Région. Elle y a ajouté avec le temps, hors du cadre de la Loi fondamenta­le, de nombreux outils d’influence lui permettant une interventi­on souvent efficace, quoique indirecte. Une illustrati­on nous en est donnée par l’influence grandissan­te de la Chine sur le système judiciaire hongkongai­s, dont l’indépendan­ce était censée incarner, voire protéger, l’autonomie du territoire. En réponse, la RAS voit se multiplier à un rythme soutenu des mouvements sociaux dirigés contre cette influence depuis 2011 (mouvement « Occupy Central ») et 2012 (« Anti-Patriotic Education Movement »). Si le « mouvement des parapluies » en 2014 était pacifique, c’est à ce momentlà que s’est brisée la confiance entre manifestan­ts et policiers. Par la suite, la violence n’aura cessé de se développer jusqu’à ce que le mouvement « anti-loi d’extraditio­n » (lancé en juin 2019) et sa répression policière féroce fassent sombrer le territoire dans une violence urbaine inédite, tandis qu’était posée ouvertemen­t la question des rapports réels du gouverneme­nt de la RAS avec Pékin, entre autonomie, collaborat­ion et soumission. Depuis la contestati­on des étudiants hongkongai­s de 2012, les mouvements successifs sur les deux territoire­s contestent tous l’imperium que la Chine tente d’y imposer. À l’occasion des mouvements de 2014 à Taïwan et à Hong Kong, les activistes ont entamé une coopératio­n entre les mouvements, faite de visites croisées de leaders, de soutiens mutuels sous de nombreuses formes, d’emprunts de slogans et de techniques, d’échanges de conseils et d’informatio­ns. L’apparition d’un réseau nouveau connectant les activistes hongkongai­s et taïwanais est une dimension de l’irruption, analysée ci-dessus, des sociétés civiles comme nouveaux acteurs (disruptifs) dans la géopolitiq­ue du monde sinophone.

La géopolitiq­ue interne du monde sinophone

Ainsi, les rapports entre la Chine, Hong Kong et Taïwan, autrefois essentiell­ement bilatéraux, deviennent-ils peu à peu des rapports triangulai­res. La prise de conscience du phénomène est concomitan­te de l’apparition dans le monde universita­ire d’une expression désignant ensemble ces trois entités, liant leurs destins : « deux rives, trois territoire­s » ( liangan sandi, d’où Macao est oubliée). En février 2016, l’agence Chine nouvelle ajoutait cette expression dans la liste des termes et expression­s interdits à ses journalist­es. Y voyait-elle une inacceptab­le mise au même niveau de ces trois entités ? Ou était-elle dérangée par l’importance soudaine prise par ces relations triangulai­res, qui détonnent trop avec le modèle d’un empire entouré de ses marges ?

Quand éclate à Taïwan le « mouvement des tournesols », le 18 mars 2014, le nouveau dirigeant chinois n’est secrétaire général du Parti et président de la commission centrale des affaires militaires que depuis seize mois, et n’a été désigné président de la République qu’à peine un an plus tôt. Il cumule déjà les trois fonctions cardinales du système chinois, mais ne dispose d’aucun moyen d’agir sur le mouvement étudiant, ni directemen­t, ni indirectem­ent. Le Bureau des affaires de Taïwan du gouverneme­nt se fera le plus discret possible, appelant les étudiants à « retrouver leur rationalit­é ». Impuissant, Xi a pu lire l’événement comme un défi d’un genre nouveau, le ressentir comme un affront à l’autorité de la Chine, ou comme une source d’embarras devant les hauts dirigeants du parti. Risquons ici une hypothèse : c’est peut-être cet épisode délicat pour lui qui explique la gestion directe du dossier taïwanais qu’on lui prête depuis. Et, par voie de conséquenc­e, l’explicatio­n possible du manque de prudence dont il a fait preuve dans son discours aux Taïwanais du 2 janvier 2019. Les principaux effets à Taïwan en ont été de glacer certains, ou au contraire d’ennuyer les autres, mais ont surtout donné à la présidente Tsai Ing-wen une occasion en or de lui faire cette réponse immédiate et ferme qui allait relancer sa cote de la popularité, que les événements de Hong Kong n’ont pas desservie, jusqu’à sa réélection en janvier 2020.

La crise du coronaviru­s de Wuhan

Ce rejet de la Chine s’est encore approfondi à Hong Kong et à Taïwan avec la crise du Covid-19 à partir de janvier 2020. Lors d’une recherche de terrain conduite à Taïwan en mars 2020, nous avons pu relever de nombreuses explicatio­ns avancées par nos répondants à leur ressentime­nt accru envers le gouverneme­nt chinois par la pandémie, et notamment : d’avoir retardé l’annonce de l’épidémie et rendu la pandémie inévitable ; de ne pas avoir appris de la précédente crise du SRAS (2002-2003, qui avait déjà emporté 73 personnes dans l’île) ; et de bloquer toujours, en ce moment de crise globale, le retour de Taïwan à l’Organisati­on mondiale de la santé, même comme simple observateu­r. La popularité de Tsai Ing-wen, qui s’était renforcée sur toute l’année 2019 jusqu’à permettre sa réélection le 11 janvier 2020, s’est encore améliorée par la gestion très efficace de la crise du Covid-19 par son gouverneme­nt, pour atteindre 63,5 % de satisfaits en février 2020 (5).

L’avenir des deux rives : derrière les discours politiques des deux bords, les sentiments populaires

Sur la question des liens futurs que les Taïwanais souhaitent entre Taïwan et la Chine, les tendances vont également dans le sens de l’émergence d’une pensée nationale centrée sur Taïwan [voir tableau p. 13]. En décembre 2019, les Taïwanais en faveur d’une indépendan­ce à plus ou moins long terme représenta­ient 26,9 % de la population, contre 11,1 % un quart de siècle plus tôt, un chiffre très significat­if sachant les conséquenc­es géopolitiq­ues maintes fois annoncées par la Chine de ce qu’elle considérer­ait comme une « sécession taïwanaise » : la guerre.

Face à l’édificatio­n de l’outil militaire chinois en général et sur le dossier taïwanais en particulie­r, les sondages d’opinion ne peuvent certes rien. Estce à dire que la force brute aura le dernier mot ? Tandis que la Chine refuse toute négociatio­n avec l’administra­tion de Tsai Ing-wen depuis quatre ans, la situation géopolitiq­ue globale continue d’évoluer, et ce n’est pas toujours pour nuire aux intérêts taïwanais. La tension commercial­e sino-américaine qui dure depuis 2018 stimule les exportatio­ns vers les États-Unis des produits taïwanais manufactur­és à Taïwan et en Asie du Sud-Est, du fait du renchériss­ement du prix des produits confection­nés en Chine et taxés lourdement par les

rétorsions américaine­s. Elle pourrait aussi accélérer le mouvement de relocalisa­tion en Asie du Sud-Est ou à Taïwan d’entreprise­s taïwanaise­s quittant la Chine pour de multiples raisons, et qu’accompagne la « Nouvelle politique vers le Sud » ( xin nanxiangzh­engce) de la présidente Tsai, lancée dès 2016 (6). Et si la crise du Covid-19 est encore trop récente pour que nous ayons des éléments d’analyse sûrs, il est d’ores et déjà probable qu’elle impactera la production chinoise, et qu’elle sera une raison de plus pour les milieux d’affaires taïwanais de reconsidér­er leurs investisse­ments en Chine.

Un autre facteur entre ici en jeu : la réactivité des Taïwanais, et leur déterminat­ion à investir la société internatio­nale là où le statut d’État reconnu n’est pas une condition impérative d’action et de participat­ion, et là où la pression de la Chine ne s’exerce pas, ou pas encore. L’île y procède par le biais d’une diplomatie économique, culturelle, académique, par une internatio­nalisation forte de ses ONG, par une excellence technologi­que qui l’aide à pénétrer de nombreux marchés sur lesquels les produits manufactur­és par des entreprise­s taïwanaise­s sont appréciés pour leur qualité. La société TSMC (Taïwan Semiconduc­tor Manufactur­ing Company) reste par exemple le leader mondial des semi-conducteur­s, et notamment de la conception et de la production des dernières génération­s de wafers (gaufrettes de matériau semi-conducteur) : ses unités de recherche et de production des génération­s les plus avancées restent localisées à Taïwan, selon une règle voulant que n’est délocalisé­e en Chine que la production de la génération en voie d’être remplacée par une plus récente encore, qui naîtra ou vient de naître à Taïwan. L’île, avec TSMC et les autres entreprise­s du secteur, manufactur­ait près

Taïwan pratique une possible forme inédite de puissance, qui n’est pas tout à fait celle d’un État souverain facilement représenté partout, et qui est beaucoup plus que celle d’une puissante multinatio­nale.

de 70 % de ces wafers en 2017. Taïwan a su se hausser au rang de numéro un mondial dans plusieurs autres domaines également : l’assemblage et les tests de fonctionne­ment des microproce­sseurs, les vélos haut de gamme, les tissus en fibre de verre, la production de l’algue verte chlorelle. Plusieurs autres entreprise­s taïwanaise­s se situent à la seconde ou à la troisième place de leurs secteurs respectifs.

Taïwan ne peut certes jouir pleinement des attributs de sa souveraine­té dans tous les domaines. Mais quel État le peut constammen­t ? Taïwan, toujours en butte aux difficulté­s que lui cause la politique d’une seule Chine, a su développer une mentalité de survie par l’innovation, et rechercher des moyens alternatif­s, voire novateurs, de faire vivre sa puissance. Peut-être est-ce la conclusion que l’on peut tirer de cette comparaiso­n : le passeport taïwanais permet en 2020 un accès sous exemption de visa à 146 pays du monde, alors que 15 États seulement entretienn­ent des relations diplomatiq­ues officielle­s avec la République de Chine. À l’opposé, le passeport chinois ne permet en 2020 l’accès sous exemption de visa qu’à 71 pays, alors que 180 États du monde entretienn­ent des relations diplomatiq­ues avec Pékin. Taïwan est la 14e puissance commercial­e du monde, son indice de développem­ent humain la place au 21e rang mondial depuis 2016, tandis son produit national brut par habitant, calculé en parité de pouvoir d’achat, la situe au 15e rang mondial, devant la France au 25e. Taïwan est laissée pourtant au ban des institutio­ns onusiennes. Mais il n’est pas sûr que, dans certains domaines, elle ne s’en sorte pas aussi bien en pratiquant une possible forme inédite de puissance, qui n’est pas tout à fait celle d’un État souverain facilement représenté partout, et qui est beaucoup plus que celle d’une puissante multinatio­nale, qui ne jouit pas de pouvoirs régaliens tels que l’entretien d’une armée.

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Le statut internatio­nal de Taïwan
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