– ANALYSE Guerre du Haut-Karabagh : la Turquie au coeur de la nouvelle géopolitique du Caucase
l’automne 2020, la Turquie est passée à l’offensive sur le théâtre de deux conflits fossilisés pour en changer sensiblement la donne. En Méditerranée orientale, dans le contexte du grand jeu gazier, qui l’a vue procéder à des prospections dans des espaces maritimes disputés et délimiter sa zone économique exclusive avec la Libye, elle a ostensiblement soutenu les propositions du président chypriote turc nouvellement élu, Ersin Tatar, visant à consacrer la partition de l’île d’Aphrodite en deux États. Parallèlement, dans le Caucase, après la reprise des combats entre l’Azerbaïdjan et les Arméniens du Haut-Karabagh, le gouvernement turc a encouragé Bakou à reconquérir ses territoires perdus dans les années 1990. Six semaines de conflit (du 27 septembre au 10 novembre) ont vu l’armée azerbaïdjanaise prendre l’avantage et conclure un cessez-le-feu dans une position favorable, sous l’égide de la Russie [lire p. 12].
L’Azerbaïdjan : un territoire marqué par les influences perse et russe
On a souvent fait référence au néo-ottomanisme pour expliquer cette nouvelle offensive turque. Si le souvenir de l’Empire nourrit en permanence le nationalisme ambiant des dirigeants de l’AKP (le Parti de la justice et du développement du président Erdogan), il doit néanmoins être utilisé avec prudence
en ce qui concerne l’Azerbaïdjan, car ce pays, comme d’ailleurs le Caucase, n’a été que marginalement ottoman par le passé.
Profitant de fléchissements de l’Empire safavide au début des XVIe et XVIIIe siècles, les Ottomans n’occupent en effet que ponctuellement l’Azerbaïdjan. Ils seront plus durablement présents dans l’Ouest du Caucase (Géorgie et Arménie actuelles) jusqu’à la conquête russe, au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1). Historiquement, en tout cas depuis l’époque moderne, l’Azerbaïdjan a donc été plutôt sous influence perse et russe. Cet héritage explique que le chiisme duodécimain des Safavides y soit aujourd’hui la religion majoritaire, même si cette influence a été fortement tempérée par près de soixante-dix ans de sécularisation soviétique. Durablement installés sur ces terres depuis le début du XIXe siècle, les Russes ont découvert leurs richesses énergétiques et en ont fait l’une des premières zones d’exploitation pétrolière au monde. À l’époque soviétique, l’Azerbaïdjan sera d’abord intégré (avec la Géorgie et l’Arménie) à la République soviétique fédérative de Transcaucasie (19221937), avant de devenir l’une des quinze républiques fédérées de l’ex-URSS. Ce pays reste aujourd’hui tributaire politiquement de ce passé puisque son président actuel, Ilham Aliyev, est le fils du hiérarque soviétique Heydar Aliyev, membre du Politburo du parti communiste de l’URSS dans les années 1970 et 1980, qui était parvenu à reprendre le contrôle de ce pays en 1993, deux ans après la proclamation de son indépendance.
Cette histoire perse, russe et soviétique laisse a priori peu de place à la Turquie. Pourtant, les Azerbaïdjanais sont un peuple turcophone dont l’idiome est probablement le plus proche du turc contemporain dans l’aire turcique. Audelà de cette communauté de langue, les liens politiques illustrés par la devise « une nation, deux États », que les deux pays se plaisent à répéter à l’envi, sont surtout le legs d’un moment marquant de leur histoire commune : l’épopée de l’armée islamique du Caucase (AIC).
Turquie-Azerbaïdjan, une relation panturquiste
L’AIC apparaît en 1918, au moment où les Ottomans tentent de prendre le contrôle de la Transcaucasie, après la révolution bolchevique et le retrait russe du premier conflit mondial. Composée de plusieurs divisions de l’armée impériale ainsi que de volontaires azerbaïdjanais et daghestanais, elle est créée par le ministre ottoman de la Guerre, Enver Pacha, et commandée par le frère de celui-ci, Nouri Pacha. De ce fait, elle devient l’incarnation militaire de l’ultime sursaut panturquiste de ces dirigeants aux abois, qui tentent de refonder un empire à l’est, quand celui de l’ouest est en train de disparaître.
En septembre 1918, l’AIC parvient ainsi à « libérer » Bakou. Or, même si cette victoire est sans lendemain — l’Empire ottoman vaincu étant contraint de capituler en octobre 1918 —, cet épisode survient au moment où les États modernes turc et azerbaïdjanais sont en gestation. Fondée en mai 1918, la première république démocratique d’Azerbaïdjan ne durera que deux ans, mais elle est considérée comme la première tentative d’établir un régime politique séculier usant de l’alphabet latin dans le monde turco-musulman, avant même la République de Turquie créée par Mustafa Kemal après sa victoire, lors de la guerre d’indépendance (1919-1922) contre les Arméniens et les Grecs. Le père fondateur de cette première république azerbaïdjanaise, Mohammed Amin Rasulzadé, mourra d’ailleurs en exil, à Ankara, en 1955. Il reste que la prise de Bakou par l’AIC, dont le centenaire a été célébré en grande pompe par le régime actuel d’Ilham Aliyev en 2018, constitue aujourd’hui un élément majeur de l’identité nationale azerbaïdjanaise… tout comme le fameux roman de Kurban Saïd, Ali et Nino (2), sorte de Roméo et Juliette caucasien, qui se déroule dans ce contexte historique et évoque une société bakinoise (3) tiraillée entre Orient et Occident. À bien des égards, les liens qui unissent actuellement la Turquie et l’Azerbaïdjan sont donc d’essence plus panturquiste que néo-ottomaniste.
La séparation de l’époque soviétique
Au début des années 1920, la pérennité du succès de la révolution bolchevique et la création de l’URSS séparent la Turquie d’un Caucase où les conflits vont progressivement s’endormir. Il était temps, car ils se sont traduits par de sanglants affrontements interethniques opposant, entre autres, Russes, Turcs, Arméniens, Azéris… Fin connaisseur de la région par ses origines, Staline, nommé commissaire aux nationalités, « pacifie » à cette époque le Caucase, en remaniant sa carte politique. Dans un contexte où les tensions sont loin d’être apaisées, le Haut-Karabagh, région majoritairement peuplée d’Arméniens, devient en 1923 un oblast autonome de la République soviétique d’Azerbaïdjan, qui se voit aussi rattacher la république autonome du Nakhitchevan, qui n’est pourtant pas dans la continuité géographique de son territoire. Pour les fondateurs de l’URSS, il s’agit de diviser les nationalités caucasiennes, tout en essayant d’éteindre leurs rivalités au profit d’un sentiment d’appartenance à la nouvelle patrie soviétique. Pendant près de soixante-dix ans, le feu couve néanmoins sous la cendre. Et bien que le soviétisme semble avoir eu raison de ces conflits identitaires, ceuxci se réveillent à la fin des années 1980, pendant la perestroïka, alors que l’URSS est au bord de l’éclatement.
En février 1988, le soviet du Haut-Karabagh demande son rattachement à l’Arménie ; c’est le début de tensions politiques entre Moscou, Erevan et Bakou, qui se traduisent bientôt par de nouveaux massacres, comme le pogrom anti-arménien de Soumgaït (27 février 1988) ou l’écrasement par les troupes soviétiques de manifestations à Bakou, connue sous le nom de « Janvier noir » (20 janvier 1990). Au printemps 1991, Mikhaïl Gorbatchev fait adopter par référendum un projet qui tente de
refonder l’URSS, mais en refusant tout remaniement territorial des entités constitutives de celle-ci. L’Arménie et l’Azerbaïdjan ont cependant déjà basculé dans une guerre qui va durer jusqu’en 1994. Après six ans de combats, qui font 30 000 victimes et qui sont marqués par de nombreuses exactions contre les populations civiles des deux camps (en particulier les massacres de Khodjaly et de Maragha en 1992), l’Arménie, malgré son infériorité numérique, remporte une victoire importante tant sur le plan militaire que sur le plan symbolique. Les forces arméniennes contrôlent non seulement l’essentiel du Haut-Karabagh, qui s’est autoproclamé république indépendante en 1991, mais également le corridor de Latchine, territoire azerbaïdjanais qui le relie désormais à la République d’Arménie. Le cessez-le-feu a été conclu sous l’égide du Groupe de Minsk, une émanation de la CSCE (future OSCE) (4), présidé par la Russie, les États-Unis et la France. Ce règlement provisoire comble la Russie, car il affaiblit l’Azerbaïdjan qui, au moment de son indépendance, avait tenté de s’éloigner d’elle. Le conflit arméno-azerbaïdjanais se rendort et devient l’une des guerres non réglées de l’ex-URSS (avec celle de Transnistrie ou encore celles des deux républiques sécessionnistes de Géorgie).
Les retrouvailles chaotiques de la Turquie et de l’Azerbaïdjan
Avec l’effondrement de l’URSS, s’est ouverte devant la Turquie l’inconnue du monde des nouvelles républiques indépendantes du Caucase et d’Asie centrale. Initialement prudente vis-à-vis de ce conflit arméno-azerbaïdjanais, elle s’est rapprochée de Bakou pendant le court épisode de la présidence du nationaliste Aboulfaz Eltchibeï (1992-1993). Mais à cette époque, ses tentatives d’ingérence — qui la voient notamment mettre en garde Erevan contre une offensive dans l’exclave du Nakhitchevan ou fermer sa frontière avec l’Arménie (qu’elle avait pourtant reconnue après la proclamation de son indépendance en 1991) — sont neutralisées par l’ombre de la présence russe.
L’arrivée au pouvoir de Heydar Aliyev, en octobre 1993, permet à l’Azerbaïdjan une stabilisation de sa crise politique intérieure dont la contrepartie est en fait l’acceptation du retour de l’influence russe et la cessation des hostilités avec l’Arménie. Plusieurs centaines de milliers de réfugiés azerbaïdjanais s’établissent
À bien des égards, les liens qui unissent actuellement la Turquie et l’Azerbaïdjan sont d’essence plus panturquiste que néo-ottomaniste.
l’UE. Il faut dire que la résolution de la crise du Haut-Karabagh, qui conditionnait la ratification des protocoles signés en 2009, s’avère impossible, et amène le gouvernement turc à se ranger du côté de l’Azerbaïdjan dans le conflit larvé qui perdure. En second lieu, la Turquie, trop dépendante du gaz russe, souhaite diversifier ses approvisionnements tout en devenant un hub de corridors énergétiques, et trouve en l’Azerbaïdjan un partenaire idéal pour cela. Après l’échec du projet de gazoduc européen Nabucco, les deux pays se lancent dans la réalisation du Trans-Anatolian gas Pipeline (TANAP), ce qui n’empêche pas les Turcs d’entrer dans le projet russe alternatif ( TurkStream), tandis que la compagnie pétrolière d’État azerbaïdjanaise SOCAR effectue d’importants investissements en Turquie. En dernier lieu, alors que le régime politique turc est en train de se présidentialiser et de se rigidifier, le système autoritaire Aliyev devient pour lui de plus en plus fréquentable. À l’idéalisme de la diplomatie du football (8) avec l’Arménie d’un Abdullah Gül se substitue ainsi le pragmatisme froid d’un Recep Tayyip Erdogan, dont la politique caucasienne aux accents panturquistes ravit de surcroît, sur le plan intérieur, ses nouveaux alliés politiques nationalistes du MHP.
Le résultat de cette évolution est une intensification spectaculaire des relations bilatérales. Même si le volume des échanges commerciaux reste en deçà des espérances (évalué à 4,4 milliards de dollars en 2019 (9)), les liens politiques se renforcent : fréquence élevée des visites présidentielles de part et d’autre, conclusion d’un partenariat stratégique encourageant des coopérations diversifiées et, enfin, établissement d’une collaboration militaire, reposant sur l’organisation régulière de manoeuvres conjointes, voire plus récemment sur la fourniture d’armements turcs à l’Azerbaïdjan.
Un soutien turc offensif à l’Azerbaïdjan
À la fin du mois de septembre 2020, dès la reprise des hostilités entre l’armée azerbaïdjanaise et les Arméniens du Haut-Karabagh, l’appui d’Ankara à Bakou surprend par son intensité. D’emblée, le gouvernement turc affirme que l’Azerbaïdjan est en mesure de reconquérir le Haut-Karabagh et lui promet une aide totale. Pour les dirigeants turcs, Bakou est dans son droit et son recours à la force se justifie par l’impéritie du Groupe de Minsk. Déjà en conflit avec Ankara (en particulier en Méditerranée orientale [voir le dossier paru dans Diplomatie no 105], et à la suite de la réaction d’Erdogan au projet de loi contre le séparatisme annoncé le 2 octobre par Emmanuel Macron), Paris dénonce ce comportement en le jugeant contraire à l’appartenance turque à l’OTAN. En réalité, il s’inscrit dans la montée en puissance diplomatique et militaire de la Turquie dans son environnement régional, que l’on a déjà pu observer en Syrie, en Méditerranée orientale, en Libye [lire notre dossier dans ce numéro], en Afrique ou dans le Golfe.
Car, à bien des égards, pour se positionner activement dans ce conflit, la Turquie tire parti des leçons apprises sur ces différents théâtres d’opérations. Elle sait, d’abord, pouvoir disposer d’une marge de manoeuvre importante vis-à-vis des États-Unis, qui ont plusieurs fois déserté la scène moyen-orientale au cours des années précédentes et dont l’attention est au même moment absorbée par l’élection présidentielle. Elle connaît bien, ensuite, les préoccupations des principaux protagonistes de la zone. Ainsi, son intervention est d’autant plus tonitruante qu’elle fait oublier l’implication d’Israël, l’autre grand allié de Bakou. En effet, Ankara ne souhaite pas apparaître comme faisant cause commune dans ce conflit avec l’État hébreu qui, pour sa part, entend rester discret sur ses importantes fournitures d’armes à l’Azerbaïdjan, afin de ne pas indisposer les Occidentaux sensibles à la cause arménienne. Par ailleurs, le gouvernement turc a senti l’Iran en retrait dans ce conflit. Traditionnelle alliée de l’Arménie, la République islamique, qui désire probablement ménager sa propre communauté azérie, a fait savoir que le Haut-Karabagh était, pour elle, une terre azerbaïdjanaise (10). Enfin, instruit par le précédent syrien et loin de chercher à défier les Russes (comme cela a pu être dit), Ankara a très tôt compris que ceux-ci seraient les véritables arbitres de ce conflit et que l’Arménie se trouvait dans une périlleuse situation d’isolement.
La nouvelle convergence russo-turque dans le Caucase
Moscou a en effet d’emblée découplé cette nouvelle guerre du Caucase des accords de défense qui la lient à Erevan, estimant qu’elle concernait la république autoproclamée du HautKarabagh et non l’État arménien en tant que tel. C’est ce qui a amené des proches de Vladimir Poutine à faire rapidement savoir que la Turquie avait le droit d’intervenir dans ce conflit
tant qu’elle ne franchissait pas la frontière arménienne (11). Étant le seul des trois États du Caucase à avoir intégré l’Organisation du traité de sécurité collective, une alliance de défense créée par Moscou en 2002, l’Arménie s’est crue protégée par son grand voisin russe. Or en fait, ce dernier souhaite, d’une part, préserver ses liens avec l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev, pays le plus important et le plus stratégique du Caucase, et, d’autre part, restaurer son autorité sur l’Arménie après la révolution de 2018 qui y a chassé du pouvoir le postsoviétique Serge Sarkissian. Dès lors, pour défendre le HautKarabagh, les Arméniens se retrouvent dramatiquement seuls, alors même que l’Azerbaïdjan peut, lui, compter sur une conjonction de soutiens (Turquie, Israël) ou d’abstentions favorables (Russie, Iran, Géorgie) réunissant paradoxalement des États qui, par ailleurs, entretiennent souvent entre eux des rapports de rivalité. Cet isolement géostratégique global de l’Arménie est venu conforter sa marginalisation économique et politique dans le Caucase, reflétée par le tracé des couloirs énergétiques ou des nouvelles infrastructures ferroviaires, développés au cours des décennies précédentes par Bakou, Tbilissi et Ankara, en évitant Erevan.
Si la Turquie a joué un rôle dans ce revers stratégique de l’Arménie, elle a aussi oeuvré à sa défaite militaire. Vivant dans le mythe d’une puissance héritée de sa victoire de 1994, Erevan n’a pas perçu l’évolution du rapport de force militaire dans le Caucase. Grâce à ses revenus énergétiques, Bakou a acquis des armements nombreux et sophistiqués, son armée de piètre réputation s’est aguerrie à l’occasion de manoeuvres régulières avec son allié turc et s’est dotée de forces spéciales qui ont été particulièrement actives dans le conflit. Comme en Libye, la Turquie a procédé à une intervention calibrée mais efficace, en se contentant de déployer les mercenaires syriens qu’elle a formés et ses fameux drones dont l’engagement a, là encore, été déterminant [lire p. 55]. Comme en
Syrie, elle se retrouve désormais conviée par la Russie à contribuer à la résolution du conflit, notamment à la surveillance du cessez-le-feu conclu le 10 novembre 2020. Mais cette place accordée à Ankara, en apparence flatteuse, assure avant tout Moscou du soutien d’un partenaire complaisant, qui l’aide à exclure les Occidentaux du règlement du conflit et à conserver plus que jamais la main sur son « étranger proche ».
L’appui d’Ankara à Bakou s’inscrit dans la montée en puissance diplomatique et militaire de la Turquie dans son environnement régional, que l’on a déjà pu observer en Syrie, en Méditerranée orientale, en Libye en Afrique ou dans le Golfe.