L’Europe, enfin acteur global ?
Après sept années de pourparlers, l’accord global sur les investissements entre l’Union européenne (UE) et la Chine a été conclu, mercredi 30 décembre 2020. Que dit cet accord de la capacité de Bruxelles à peser face à Pékin ?
P. Boniface : Bien sûr, on ne peut pas dire que cet accord crée un véritable équilibre entre les parties chinoise et européenne. Mais il est certain qu’il crée un rééquilibrage. L’Europe a obtenu un meilleur accès au marché chinois dans un certain nombre de secteurs, ce qui peut être considéré comme une grande avancée. C’est aussi une victoire pour l’Allemagne, puisque Angela Merkel a tout fait pour que cet accord soit signé avant la fin de la présidence allemande de l’UE, mais aussi — il faut le noter — avant l’arrivée au pouvoir de Joe Biden.
D’ailleurs, les Américains ont un peu reproché à l’UE d’avoir signé cet accord sans les consulter — pourtant, à ma connaissance, les États-Unis ne consultent pas l’Europe avant de signer leurs accords commerciaux. Ils continuent donc d’estimer avoir une certaine prééminence sur l’UE et un droit de regard sur ce que font les Européens.
Pour les Chinois, c’est un double succès. Ils ont signé à la fois le Partenariat régional économique global (RCEP) avec 14 autres pays d’Asie du Sud-Est — le plus large accord commercial au monde —, qui exclut les États-Unis, et un accord avec les Européens, sur lequel Washington n’a pas eu son mot à dire.
Dans ce contexte, l’Europe doit faire prévaloir ses intérêts et l’on peut considérer que cet accord sur les investissements avec Pékin est un levier pour ce faire. Il confirme aussi que le pouvoir de négociation de l’UE est plus fort que celui de ses 27 membres pris séparément — ensemble, c’est un marché de 450 millions d’habitants à fort pouvoir d’achat.
Certains ont estimé qu’il était malvenu de signer cet accord au moment où la Chine était mise en cause pour la répression des Ouïghours. Oui, l’Europe est en désaccord profond avec la Chine sur ses agissements vis-à-vis des Ouïghours, ou encore sa politique à Hong Kong… mais ne pas signer l’accord n’aurait pas changé les orientations de Pékin sur ces questions. Que faire ? Couper toute relation économique avec la Chine ? On sait bien que c’est impossible. En dépit des désaccords profonds que l’UE peut avoir avec la Chine sur la nature du système politique souhaitable et sur la défense des droits de l’homme, les deux ont des intérêts communs, en matière de protection de l’environnement notamment, et reconnaissent l’importance du rôle de l’Organisation des Nations Unies (ONU) comme du multilatéralisme. Les possibilités de coopération dans un certain nombre de domaines sont réelles, malgré ces désaccords politiques et leur rivalité sur le plan économique.
Les premières semaines de la présidence Biden ont marqué un net changement de style à la Maison-Blanche. Concrètement, sur quels dossiers Américains et Européens vont-ils de nouveau pouvoir travailler de concert ?
Tout d’abord, le changement à la tête des États-Unis va mettre fin aux attaques incessantes contre le système multilatéral et contre les organisations internationales auxquelles Donald
Trump se livrait quotidiennement. C’est déjà un grand soulagement pour les Européens. Deuxièmement, Donald Trump avait qualifié l’UE d’ennemi — pas moins —, alors que Joe Biden a comme priorité de réparer les relations avec les alliés européens, de renouer les liens transatlantiques.
Très concrètement, dès son arrivée, Joe Biden a fait revenir les États-Unis au sein de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et dans l’Accord de Paris sur le climat, qui sont deux dossiers essentiels pour les Européens. Parallèlement, il veut reprendre les négociations avec l’Iran — le retrait en mai 2018 de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 était une pierre d’achoppement très importante avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Dans tous ces dossiers, le nouveau président des ÉtatsUnis fait preuve de bonne volonté et les Européens accueillent cela avec beaucoup de satisfaction. Les plus atlantistes d’entre eux se réjouiront également que cessent les attaques contre l’OTAN. Pour importants qu’ils soient, ces changements d’orientation ne résoudront pas toutefois la totalité des désaccords transatlantiques, notamment matière commerciale. Dans son premier discours de politique étrangère, le 4 février, devant le personnel du département d’État, Joe Biden a déclaré que l’Amérique était « de retour », insistant sur le fait qu’elle assurerait de nouveau un « leadership moral ». Or, si les Européens peuvent se réjouir du retour de Washington dans le système multilatéral, la plupart préféreraient certainement avoir un partenaire qu’un leader. Mais pour d’autres pays membres de l’UE, le retour des États-Unis pourrait se traduire par une moindre appétence pour l’autonomie, la souveraineté européenne. Ce serait selon moi un effet négatif (certes indirect) du changement d’administration américaine.
Une pierre d’achoppement majeure à laquelle l’administration Biden ne s’attaquera pas, ou à tout le moins pas sans une forte pression européenne, c’est l’application extraterritoriale du droit américain. Or cet arsenal juridique américain est une attaque directe à la souveraineté européenne que les Européens ne peuvent plus accepter. On ne peut pas dire à un groupe de pays qu’ils sont des amis, des alliés, des partenaires, et les traiter ainsi.
L’autre difficulté qui va peser sur les relations entre l’UE et les États-Unis, c’est que la rivalité entre Washington et Pékin ne sera pas affectée par le changement de présidence aux États-Unis ; elle est devenue un élément structurel de la diplomatie américaine. Joe Biden va se lancer dans une vaste croisade contre la Chine et aura certainement envie d’enrôler les Européens dans ce combat au nom de valeurs démocratiques communes avec, en réalité, pour motivation majeure la suprématie mondiale — on sait bien que les droits de l’homme, qui sont mis en avant, ne sont pas la véritable motivation de l’opposition entre Pékin et Washington.
Les Européens, quant à eux, partagent certainement avec les Américains des valeurs communes qui les opposent aux Chinois, mais ils ne peuvent pas accepter d’être assujettis aux États-Unis sans rien obtenir en retour.
L’Union européenne, qui avait réussi à imposer sa marque dans la gouvernance climatique, ne risque-t-elle pas d’être éclipsée par les États-Unis de
Une pierre d’achoppement majeure à laquelle l’administration Biden ne s’attaquera pas sans une forte pression européenne, c’est l’application extraterritoriale du droit américain. Or cet arsenal juridique américain est une attaque directe à la souveraineté européenne que les Européens ne peuvent plus accepter.
Joe Biden qui veulent désormais affirmer leur leadership dans ce domaine ? Ce n’est pas grave en tant que tel. Il est, dans tous les cas, préférable que les États-Unis veuillent avoir un rôle actif dans la lutte contre le réchauffement climatique, qu’ils l’appellent « leader » ou autre et qu’ils en tirent le bénéfice diplomatique s’ils le souhaitent. L’objectif ultime et supérieur à tout le reste est de préserver le climat. On ne peut, selon moi, que se réjouir que davantage d’États participent à l’effort, même si, du Brésil à l’Australie, de grands pays sont encore dirigés par des climatosceptiques. Les États-Unis, justement, seront un renfort important pour les isoler un peu plus.
Parler de la Chine est devenu compliqué. Le fantasme de la « nouvelle guerre froide », en fait un « choc de civilisations » assumé par certains au sein de l’administration Trump (1), a fait que toute analyse de l’empire du Milieu qui n’est pas une critique et une condamnation est devenue suspecte. De même, parler du Pakistan comme d’un État normal, avec ses intérêts propres, peut surprendre, l’analyse occidentale ayant été si critique à l’égard de ce pays depuis au moins trente ans. Donc, parler de ces deux pays ensemble, en refusant de tomber dans la caricature, est une gageure. Pourtant, il est important de les aborder d’une manière neutre et dépassionnée, tout simplement pour éviter les erreurs d’analyse.
Une relation bilatérale forte sur le temps long
À première vue, l’amitié sino-pakistanaise n’a historiquement rien d’évident. Après tout, le Pakistan s’est solidement ancré dans le camp proaméricain dès les débuts de la guerre froide, alors que la République populaire de Chine, par son régime, lui était opposée. Le président pakistanais Muhammad Ayub Khan (1958-1969), sans doute par crainte anticommuniste ou pour plaire aux Américains, est allé jusqu’à proposer un accord de défense commun à l’Inde en avril 1959. Le but de cette proposition était de protéger l’Asie du Sud de toute menace pouvant venir du nord, c’est-à-dire de l’URSS, mais aussi de la Chine. Bien sûr, l’Inde, qui commençait déjà à se rapprocher de l’URSS dans les années 1950, a refusé (2).
Mais l’opposition idéologique n’a pas résisté longtemps aux réalités géopolitiques : l’Inde et la Chine se sont vite retrouvées opposées à cause de désaccords frontaliers et de la question du Tibet. La guerre de 1962, opposant Indiens et Chinois, et gagnée par ces derniers, a confirmé la réalité de ces tensions.
Dès ce moment, à New Delhi, on a craint une guerre sur deux fronts avec un engagement pakistanais pouvant signifier une défaite totale du pays (3). Et cela alors que la relation sino-pakistanaise s’était déjà réchauffée. Quelques mois après avoir été moqué par Nehru pour son idée d’accord de défense, Ayub Khan proposait à Beijing un dialogue autour de leur frontière commune, sujet sensible, car il concernait le territoire disputé du Cachemire. La question est réglée pacifiquement en 1963, estompant tout risque de tensions majeures entre les deux États. Déjà, dans la deuxième moitié des années 1950, la Chine avait accepté le fait que le positionnement pakistanais dans le cadre de la guerre froide était surtout guidé par le besoin d’un soutien extérieur face à l’Inde. Ces deux pays étaient donc réunis par un ennemi commun et une absence de divergences fondamentales. Et c’est tout naturellement que la Chine a critiqué l’Inde lors des guerres indo-pakistanaises de 1965 et de 1971 (4).
La Chine n’a certes pas pu empêcher la perte du Bangladesh par le Pakistan pendant la guerre de 1971. Mais les Américains, pourtant proches des Pakistanais à l’époque, n’ont rien pu faire
De 1971 à 2017, le Pakistan s’est aligné sur le vote chinois à l’ONU dans plus de 90 % des cas. Quant à la Chine, elle a continué à user de son statut pour défendre le Pakistan autant que possible.
non plus. Les Chinois devaient prendre en compte le danger très réel d’une évolution de ce conflit bilatéral en guerre régionale, avec le risque d’un engagement soviétique, si jamais ils entraient dans le conflit (5). Par ailleurs, des relations même amicales entre la Chine et le Pakistan n’ont jamais signifié qu’une alliance militaire existait entre les deux pays. Dans ce conflit, la République populaire reprochait au pouvoir pakistanais son incapacité à se concilier la population de ce qui était alors le Pakistan oriental, ou à organiser une résistance populaire contre l’intervention indienne. La relation sino-pakistanaise n’a pas souffert de cet épisode, car il était clair qu’avec leurs moyens militaires alors limités, on ne pouvait s’attendre à ce que les Chinois mettent leur propre sécurité en danger pour défendre les intérêts pakistanais. Par ailleurs, Beijing a continué à aider Islamabad financièrement, militairement et diplomatiquement pendant cette période difficile. La Chine a ainsi utilisé son veto pour bloquer l’entrée du Bangladesh à l’ONU jusqu’au retrait des troupes indiennes, et au retour des prisonniers de guerre pakistanais (6).
Par la suite, on pourra constater, sur la durée, une collaboration fructueuse entre les deux pays dans les organisations internationales. Ainsi, de 1971 à 2017, le Pakistan s’est aligné sur le vote chinois à l’ONU dans plus de 90 % des cas (7). Quant à la Chine, elle a continué à user de son statut pour défendre le Pakistan autant que possible. Un exemple récent de ce fait a eu lieu après que New Delhi eut retiré son statut spécial d’autonomie au Cachemire administré par l’Inde, en août 2019. C’est la Chine qui a permis que le sujet soit évoqué lors d’une session à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU (8). Et cela, alors que les Occidentaux, notamment la France, préféraient mettre de côté ce sujet capital pour le Pakistan, en insistant sur une gestion bilatérale du conflit entre Islamabad et New Delhi… Une position diplomatique masquant mal un désintérêt pour les enjeux pakistanais. Vu d’Islamabad, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres du fait que les Occidentaux ne sont pas des alliés fiables, contrairement à la Chine.
C’est ce qui explique qu’une relation sino-pakistanaise mutuellement bénéfique s’est confirmée dans le temps, jusqu’à aujourd’hui. Elle a gardé comme base l’opposition à l’Inde ; plus encore, vu de Beijing, depuis que les Américains se sont fortement rapprochés de New Delhi.
Les liens militaires sont un bon exemple de cette relation bilatérale forte : l’armement chinois est capital pour la défense du Pakistan, et ce pays représente en moyenne 35 % des exportations chinoises dans ce domaine. Le soutien chinois a été également important en matière de transfert de technologie. Ainsi, les Chinois ont permis une évolution qualitative notable des missiles pakistanais : on est passé d’une capacité très limitée (le Hatf-1, peu fiable, d’une portée d’à peu près 80 km) à la fin des années 1980 à une possibilité de riposte sérieuse à la moitié des années 1990 (capacité de frapper New Delhi). L’exemple par excellence de la coopération sino-pakistanaise en matière militaire est bien sûr le chasseur bombardier JF17 (9), que les deux pays ont développé ensemble. Il correspond parfaitement aux besoins de l’armée de l’air pakistanaise : économique, capable de rivaliser avec les appareils occidentaux, et d’intéresser d’autres pays du Sud. Objectif atteint, également avec le soutien chinois, notamment en direction du Myanmar et du Nigéria (10). Bien entendu, dans l’aspect militaire de la
relation bilatérale, Beijing trouve également son intérêt : aider le Pakistan à rester une force militaire solide face à l’Inde, c’est faire craindre à New Delhi un possible double front en cas de tensions avec la Chine, et l’empêcher de dominer son environnement régional. Le dernier mémorandum d’entente signé lors de la visite du général Wei Fenghe à Islamabad, le 1er décembre 2020, confirme cette approche ; cet accord militaire entre Chinois et Pakistanais vise ainsi à renforcer les capacités d’échanges de renseignements, en réponse à l’accord d’octobre entre New Delhi et Washington, qui offre notamment à l’Inde le soutien des satellites militaires américains, une menace claire pour le couple sino-pakistanais (11).
Par ailleurs, on sait aujourd’hui que le soutien chinois a été capital dans le développement de l’armement nucléaire pakistanais. Ainsi, Beijing a largement aidé à la formation des scientifiques pakistanais, et a fourni à Islamabad les informations nécessaires pour construire une bombe CHIC-4 (celle du quatrième essai nucléaire chinois, une bombe perçue comme relativement simple à construire). Si les Pakistanais ont été si rapides à répondre aux essais nucléaires indiens de 1998, ce serait en partie parce que l’empire du Milieu aurait testé leur bombe pour eux dès 1990 (12). Mais sur ce sujet encore, il faut se rappeler que la Chine a su, ici aussi, largement profiter de cette coopération historique : les deux pays se sont aidés l’un l’autre à combler leurs manques scientifiques en ce domaine par le passé.
Pourquoi cette relation est durable
La relation sino-pakistanaise a souvent été enterrée prématurément, et pourtant, elle résiste à l’épreuve du temps. En fait, on peut parier sur le fait que les liens unissant ces deux pays vont rester forts.
La Chine semble être le seul pays sur lequel Islamabad puisse vraiment compter. En comparaison, les relations avec les États-Unis et certains pays de la péninsule Arabique ont été fondamentalement décevantes.
Après tout, le coût des deux guerres américaines en Afghanistan (contre l’invasion soviétique d’abord, puis en réponse au 11-Septembre) a été très important. Elles ont fragilisé la société et l’État pakistanais, avec une présence importante de réfugiés afghans à partir des années 1980, en agitant durablement les territoires pachtounes pakistanais proches de la frontière avec l’Afghanistan, en renforçant indirectement les réseaux mafieux et le trafic de drogues, en encourageant des forces radicales qui ont évolué vers le terrorisme antigouvernemental pendant la « guerre contre le terrorisme ». Les gains financiers et politiques obtenus à court terme sont à relativiser quand on prend en compte les conséquences politiques, sécuritaires et économiques durables. Or, pendant ces deux guerres, le pouvoir pakistanais a pu avoir le sentiment d’être abandonné une fois qu’il a eu servi : après la défaite soviétique, la relation bilatérale américano-pakistanaise s’est fortement dégradée ; et aujourd’hui, le Pakistan
La Chine semble être le seul pays sur lequel Islamabad puisse vraiment compter. En comparaison, les relations avec les États-Unis et certains pays de la péninsule Arabique ont été fondamentalement décevantes.
est le bouc émissaire utilisé pour expliquer l’incapacité américaine à s’imposer militairement en Afghanistan face aux talibans [lire l’article de l’auteur dans Diplomatie no 104 : « Comprendre la défaite américaine en Afghanistan »].
Quant aux autres alliés traditionnels du Pakistan, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, les évolutions récentes ont montré qu’ils n’étaient pas prêts à prendre en compte les principaux intérêts nationaux pakistanais dans leur positionnement diplomatique (rapport à l’Inde, question cachemirie) ; en revanche, ils semblent continuer à attendre des Pakistanais qu’ils suivent leur ligne en politique étrangère, ce qui rend les relations bilatérales de plus en plus difficiles (13). Certes, la Chine n’agira pas sur tout sujet comme une alliée inconditionnelle : elle défend d’abord les intérêts nationaux chinois. Mais en ce début d’année 2021 comme par le passé, il est certain que les liens sino-pakistanais apparaissent autrement plus solides que ceux qui unissent Islamabad à Washington, et même à Riyad ou à Dubaï.
Pour Beijing également, les liens privilégiés avec le Pakistan restent particulièrement importants. Dans le cadre de sa vision globale des relations internationales, comme dans celle de l’ensemble moyen-oriental en particulier. Les analystes chinois ont récemment repensé leur façon d’appréhender la zone MoyenOrient. Ils ont notamment mis en avant la notion de « Grand Moyen-Orient » incluant, en plus du Moyen-Orient tel qu’il est vu d’Occident, une grande part, ou la totalité, de l’Asie centrale et du Sud. Dans cet ensemble important, et considéré comme ayant un impact direct sur la stabilité du Nord-Ouest chinois, le soutien
pakistanais est vu comme un atout, particulièrement intéressant dans le cadre des nouvelles routes de la soie [lire p. 28] et sur le dossier afghan. Sur ce dernier point, les bonnes relations chinoises avec le Pakistan ont été capitales non seulement pour tisser des liens avec des acteurs de la rébellion en Afghanistan, mais aussi parce que la paix chez ce voisin était impossible sans un apaisement des relations entre Islamabad et Kaboul (14).
Par ailleurs, ce qui a fait le ciment de la relation sino-pakistanaise reste d’actualité : pour le Pakistan comme pour la Chine, l’Inde est toujours ce voisin problématique avec lequel l’apaisement est difficile, voire impossible.
Vu d’Islamabad, les Indiens ont toujours eu du mal à accepter son indépendance. Si la partition a été entérinée par la majorité des Indiens, il est incontestable que la montée en puissance de la droite identitaire indienne a prouvé que, pour une partie non négligeable d’entre eux, les Pakistanais, et même les musulmans indiens, étaient des ennemis dans un « choc des civilisations » régional (15). Aujourd’hui, le fait qu’à New Delhi on considère ouvertement les territoires de l’Azad Cachemire et du Gilgit-Baltistan comme « occupés » par le Pakistan (16), et donc à récupérer, confirme un sentiment répandu chez les Pakistanais : celui d’une menace existentielle sur leur pays, venant de leur voisin indien.
Quant aux tensions sino-indiennes, il s’agit d’une rivalité classique entre puissances trop proches géographiquement, et aux ambitions concurrentes. L’Inde, dès les années 1950, a refusé d’être vue comme un simple pays d’Asie du Sud : même sous Nehru, New Delhi se considérait comme une puissance asiatique au sens large, avec le droit de projeter son influence du Moyen-Orient à l’Asie de l’Est, en passant par l’Asie du SudEst (17). Une ambition toujours présente, naturelle, et forcément problématique pour Beijing, aujourd’hui comme hier. Enfin, il n’y a pas d’acteur extérieur d’importance ayant les moyens, ou le désir, d’imposer l’apaisement par le compromis. Cela aurait pu être possible au moins entre le Pakistan et l’Inde, sous l’impulsion américaine. Mais dès 1963 (18), Washington a voulu utiliser « la plus grande démocratie du monde » contre la République populaire de Chine et a donc accepté, en conséquence, de ne pas faire du règlement de la question cachemirie, au coeur des tensions entre les deux pays, une priorité de sa diplomatie. Après la fin de la guerre froide, plus encore à la suite de la « guerre contre le terrorisme », et avec la montée en puissance chinoise, cette vision de l’Inde comme allié d’importance pour les Américains s’est confirmée. Avoir, de fait, choisi un camp, empêche toute possibilité d’apaisement régional. Et cela confirme, à Beijing comme à Islamabad, le besoin de bonnes relations sino-pakistanaises.
Derrière la relation privilégiée entre la Chine et le Pakistan, il y a donc le triangle géopolitique Inde-Chine-Pakistan, nourri par la compétition régionale entre Islamabad et New Delhi d’une part, et l’opposition géopolitique plus globale entre Indiens et Chinois. Ladite relation est une assurance pour le Pakistan, un atout supplémentaire pour la Chine, et un obstacle non négligeable pour les ambitions indiennes. L’évolution des liens entre Islamabad et Beijing dans les décennies à venir pourrait bien déterminer le futur géopolitique de l’Asie. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16) (17) (18)