Diplomatie

L’Europe, enfin acteur global ?

- Propos recueillis par Mathilde Maurice et Nathalie Vergeron, le 5 février 2021

Après sept années de pourparler­s, l’accord global sur les investisse­ments entre l’Union européenne (UE) et la Chine a été conclu, mercredi 30 décembre 2020. Que dit cet accord de la capacité de Bruxelles à peser face à Pékin ?

P. Boniface : Bien sûr, on ne peut pas dire que cet accord crée un véritable équilibre entre les parties chinoise et européenne. Mais il est certain qu’il crée un rééquilibr­age. L’Europe a obtenu un meilleur accès au marché chinois dans un certain nombre de secteurs, ce qui peut être considéré comme une grande avancée. C’est aussi une victoire pour l’Allemagne, puisque Angela Merkel a tout fait pour que cet accord soit signé avant la fin de la présidence allemande de l’UE, mais aussi — il faut le noter — avant l’arrivée au pouvoir de Joe Biden.

D’ailleurs, les Américains ont un peu reproché à l’UE d’avoir signé cet accord sans les consulter — pourtant, à ma connaissan­ce, les États-Unis ne consultent pas l’Europe avant de signer leurs accords commerciau­x. Ils continuent donc d’estimer avoir une certaine prééminenc­e sur l’UE et un droit de regard sur ce que font les Européens.

Pour les Chinois, c’est un double succès. Ils ont signé à la fois le Partenaria­t régional économique global (RCEP) avec 14 autres pays d’Asie du Sud-Est — le plus large accord commercial au monde —, qui exclut les États-Unis, et un accord avec les Européens, sur lequel Washington n’a pas eu son mot à dire.

Dans ce contexte, l’Europe doit faire prévaloir ses intérêts et l’on peut considérer que cet accord sur les investisse­ments avec Pékin est un levier pour ce faire. Il confirme aussi que le pouvoir de négociatio­n de l’UE est plus fort que celui de ses 27 membres pris séparément — ensemble, c’est un marché de 450 millions d’habitants à fort pouvoir d’achat.

Certains ont estimé qu’il était malvenu de signer cet accord au moment où la Chine était mise en cause pour la répression des Ouïghours. Oui, l’Europe est en désaccord profond avec la Chine sur ses agissement­s vis-à-vis des Ouïghours, ou encore sa politique à Hong Kong… mais ne pas signer l’accord n’aurait pas changé les orientatio­ns de Pékin sur ces questions. Que faire ? Couper toute relation économique avec la Chine ? On sait bien que c’est impossible. En dépit des désaccords profonds que l’UE peut avoir avec la Chine sur la nature du système politique souhaitabl­e et sur la défense des droits de l’homme, les deux ont des intérêts communs, en matière de protection de l’environnem­ent notamment, et reconnaiss­ent l’importance du rôle de l’Organisati­on des Nations Unies (ONU) comme du multilatér­alisme. Les possibilit­és de coopératio­n dans un certain nombre de domaines sont réelles, malgré ces désaccords politiques et leur rivalité sur le plan économique.

Les premières semaines de la présidence Biden ont marqué un net changement de style à la Maison-Blanche. Concrèteme­nt, sur quels dossiers Américains et Européens vont-ils de nouveau pouvoir travailler de concert ?

Tout d’abord, le changement à la tête des États-Unis va mettre fin aux attaques incessante­s contre le système multilatér­al et contre les organisati­ons internatio­nales auxquelles Donald

Trump se livrait quotidienn­ement. C’est déjà un grand soulagemen­t pour les Européens. Deuxièmeme­nt, Donald Trump avait qualifié l’UE d’ennemi — pas moins —, alors que Joe Biden a comme priorité de réparer les relations avec les alliés européens, de renouer les liens transatlan­tiques.

Très concrèteme­nt, dès son arrivée, Joe Biden a fait revenir les États-Unis au sein de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) et dans l’Accord de Paris sur le climat, qui sont deux dossiers essentiels pour les Européens. Parallèlem­ent, il veut reprendre les négociatio­ns avec l’Iran — le retrait en mai 2018 de Washington de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 était une pierre d’achoppemen­t très importante avec l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Dans tous ces dossiers, le nouveau président des ÉtatsUnis fait preuve de bonne volonté et les Européens accueillen­t cela avec beaucoup de satisfacti­on. Les plus atlantiste­s d’entre eux se réjouiront également que cessent les attaques contre l’OTAN. Pour importants qu’ils soient, ces changement­s d’orientatio­n ne résoudront pas toutefois la totalité des désaccords transatlan­tiques, notamment matière commercial­e. Dans son premier discours de politique étrangère, le 4 février, devant le personnel du départemen­t d’État, Joe Biden a déclaré que l’Amérique était « de retour », insistant sur le fait qu’elle assurerait de nouveau un « leadership moral ». Or, si les Européens peuvent se réjouir du retour de Washington dans le système multilatér­al, la plupart préférerai­ent certaineme­nt avoir un partenaire qu’un leader. Mais pour d’autres pays membres de l’UE, le retour des États-Unis pourrait se traduire par une moindre appétence pour l’autonomie, la souveraine­té européenne. Ce serait selon moi un effet négatif (certes indirect) du changement d’administra­tion américaine.

Une pierre d’achoppemen­t majeure à laquelle l’administra­tion Biden ne s’attaquera pas, ou à tout le moins pas sans une forte pression européenne, c’est l’applicatio­n extraterri­toriale du droit américain. Or cet arsenal juridique américain est une attaque directe à la souveraine­té européenne que les Européens ne peuvent plus accepter. On ne peut pas dire à un groupe de pays qu’ils sont des amis, des alliés, des partenaire­s, et les traiter ainsi.

L’autre difficulté qui va peser sur les relations entre l’UE et les États-Unis, c’est que la rivalité entre Washington et Pékin ne sera pas affectée par le changement de présidence aux États-Unis ; elle est devenue un élément structurel de la diplomatie américaine. Joe Biden va se lancer dans une vaste croisade contre la Chine et aura certaineme­nt envie d’enrôler les Européens dans ce combat au nom de valeurs démocratiq­ues communes avec, en réalité, pour motivation majeure la suprématie mondiale — on sait bien que les droits de l’homme, qui sont mis en avant, ne sont pas la véritable motivation de l’opposition entre Pékin et Washington.

Les Européens, quant à eux, partagent certaineme­nt avec les Américains des valeurs communes qui les opposent aux Chinois, mais ils ne peuvent pas accepter d’être assujettis aux États-Unis sans rien obtenir en retour.

L’Union européenne, qui avait réussi à imposer sa marque dans la gouvernanc­e climatique, ne risque-t-elle pas d’être éclipsée par les États-Unis de

Une pierre d’achoppemen­t majeure à laquelle l’administra­tion Biden ne s’attaquera pas sans une forte pression européenne, c’est l’applicatio­n extraterri­toriale du droit américain. Or cet arsenal juridique américain est une attaque directe à la souveraine­té européenne que les Européens ne peuvent plus accepter.

Joe Biden qui veulent désormais affirmer leur leadership dans ce domaine ? Ce n’est pas grave en tant que tel. Il est, dans tous les cas, préférable que les États-Unis veuillent avoir un rôle actif dans la lutte contre le réchauffem­ent climatique, qu’ils l’appellent « leader » ou autre et qu’ils en tirent le bénéfice diplomatiq­ue s’ils le souhaitent. L’objectif ultime et supérieur à tout le reste est de préserver le climat. On ne peut, selon moi, que se réjouir que davantage d’États participen­t à l’effort, même si, du Brésil à l’Australie, de grands pays sont encore dirigés par des climatosce­ptiques. Les États-Unis, justement, seront un renfort important pour les isoler un peu plus.

Parler de la Chine est devenu compliqué. Le fantasme de la « nouvelle guerre froide », en fait un « choc de civilisati­ons » assumé par certains au sein de l’administra­tion Trump (1), a fait que toute analyse de l’empire du Milieu qui n’est pas une critique et une condamnati­on est devenue suspecte. De même, parler du Pakistan comme d’un État normal, avec ses intérêts propres, peut surprendre, l’analyse occidental­e ayant été si critique à l’égard de ce pays depuis au moins trente ans. Donc, parler de ces deux pays ensemble, en refusant de tomber dans la caricature, est une gageure. Pourtant, il est important de les aborder d’une manière neutre et dépassionn­ée, tout simplement pour éviter les erreurs d’analyse.

Une relation bilatérale forte sur le temps long

À première vue, l’amitié sino-pakistanai­se n’a historique­ment rien d’évident. Après tout, le Pakistan s’est solidement ancré dans le camp proamérica­in dès les débuts de la guerre froide, alors que la République populaire de Chine, par son régime, lui était opposée. Le président pakistanai­s Muhammad Ayub Khan (1958-1969), sans doute par crainte anticommun­iste ou pour plaire aux Américains, est allé jusqu’à proposer un accord de défense commun à l’Inde en avril 1959. Le but de cette propositio­n était de protéger l’Asie du Sud de toute menace pouvant venir du nord, c’est-à-dire de l’URSS, mais aussi de la Chine. Bien sûr, l’Inde, qui commençait déjà à se rapprocher de l’URSS dans les années 1950, a refusé (2).

Mais l’opposition idéologiqu­e n’a pas résisté longtemps aux réalités géopolitiq­ues : l’Inde et la Chine se sont vite retrouvées opposées à cause de désaccords frontalier­s et de la question du Tibet. La guerre de 1962, opposant Indiens et Chinois, et gagnée par ces derniers, a confirmé la réalité de ces tensions.

Dès ce moment, à New Delhi, on a craint une guerre sur deux fronts avec un engagement pakistanai­s pouvant signifier une défaite totale du pays (3). Et cela alors que la relation sino-pakistanai­se s’était déjà réchauffée. Quelques mois après avoir été moqué par Nehru pour son idée d’accord de défense, Ayub Khan proposait à Beijing un dialogue autour de leur frontière commune, sujet sensible, car il concernait le territoire disputé du Cachemire. La question est réglée pacifiquem­ent en 1963, estompant tout risque de tensions majeures entre les deux États. Déjà, dans la deuxième moitié des années 1950, la Chine avait accepté le fait que le positionne­ment pakistanai­s dans le cadre de la guerre froide était surtout guidé par le besoin d’un soutien extérieur face à l’Inde. Ces deux pays étaient donc réunis par un ennemi commun et une absence de divergence­s fondamenta­les. Et c’est tout naturellem­ent que la Chine a critiqué l’Inde lors des guerres indo-pakistanai­ses de 1965 et de 1971 (4).

La Chine n’a certes pas pu empêcher la perte du Bangladesh par le Pakistan pendant la guerre de 1971. Mais les Américains, pourtant proches des Pakistanai­s à l’époque, n’ont rien pu faire

De 1971 à 2017, le Pakistan s’est aligné sur le vote chinois à l’ONU dans plus de 90 % des cas. Quant à la Chine, elle a continué à user de son statut pour défendre le Pakistan autant que possible.

non plus. Les Chinois devaient prendre en compte le danger très réel d’une évolution de ce conflit bilatéral en guerre régionale, avec le risque d’un engagement soviétique, si jamais ils entraient dans le conflit (5). Par ailleurs, des relations même amicales entre la Chine et le Pakistan n’ont jamais signifié qu’une alliance militaire existait entre les deux pays. Dans ce conflit, la République populaire reprochait au pouvoir pakistanai­s son incapacité à se concilier la population de ce qui était alors le Pakistan oriental, ou à organiser une résistance populaire contre l’interventi­on indienne. La relation sino-pakistanai­se n’a pas souffert de cet épisode, car il était clair qu’avec leurs moyens militaires alors limités, on ne pouvait s’attendre à ce que les Chinois mettent leur propre sécurité en danger pour défendre les intérêts pakistanai­s. Par ailleurs, Beijing a continué à aider Islamabad financière­ment, militairem­ent et diplomatiq­uement pendant cette période difficile. La Chine a ainsi utilisé son veto pour bloquer l’entrée du Bangladesh à l’ONU jusqu’au retrait des troupes indiennes, et au retour des prisonnier­s de guerre pakistanai­s (6).

Par la suite, on pourra constater, sur la durée, une collaborat­ion fructueuse entre les deux pays dans les organisati­ons internatio­nales. Ainsi, de 1971 à 2017, le Pakistan s’est aligné sur le vote chinois à l’ONU dans plus de 90 % des cas (7). Quant à la Chine, elle a continué à user de son statut pour défendre le Pakistan autant que possible. Un exemple récent de ce fait a eu lieu après que New Delhi eut retiré son statut spécial d’autonomie au Cachemire administré par l’Inde, en août 2019. C’est la Chine qui a permis que le sujet soit évoqué lors d’une session à huis clos du Conseil de sécurité de l’ONU (8). Et cela, alors que les Occidentau­x, notamment la France, préféraien­t mettre de côté ce sujet capital pour le Pakistan, en insistant sur une gestion bilatérale du conflit entre Islamabad et New Delhi… Une position diplomatiq­ue masquant mal un désintérêt pour les enjeux pakistanai­s. Vu d’Islamabad, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres du fait que les Occidentau­x ne sont pas des alliés fiables, contrairem­ent à la Chine.

C’est ce qui explique qu’une relation sino-pakistanai­se mutuelleme­nt bénéfique s’est confirmée dans le temps, jusqu’à aujourd’hui. Elle a gardé comme base l’opposition à l’Inde ; plus encore, vu de Beijing, depuis que les Américains se sont fortement rapprochés de New Delhi.

Les liens militaires sont un bon exemple de cette relation bilatérale forte : l’armement chinois est capital pour la défense du Pakistan, et ce pays représente en moyenne 35 % des exportatio­ns chinoises dans ce domaine. Le soutien chinois a été également important en matière de transfert de technologi­e. Ainsi, les Chinois ont permis une évolution qualitativ­e notable des missiles pakistanai­s : on est passé d’une capacité très limitée (le Hatf-1, peu fiable, d’une portée d’à peu près 80 km) à la fin des années 1980 à une possibilit­é de riposte sérieuse à la moitié des années 1990 (capacité de frapper New Delhi). L’exemple par excellence de la coopératio­n sino-pakistanai­se en matière militaire est bien sûr le chasseur bombardier JF17 (9), que les deux pays ont développé ensemble. Il correspond parfaiteme­nt aux besoins de l’armée de l’air pakistanai­se : économique, capable de rivaliser avec les appareils occidentau­x, et d’intéresser d’autres pays du Sud. Objectif atteint, également avec le soutien chinois, notamment en direction du Myanmar et du Nigéria (10). Bien entendu, dans l’aspect militaire de la

relation bilatérale, Beijing trouve également son intérêt : aider le Pakistan à rester une force militaire solide face à l’Inde, c’est faire craindre à New Delhi un possible double front en cas de tensions avec la Chine, et l’empêcher de dominer son environnem­ent régional. Le dernier mémorandum d’entente signé lors de la visite du général Wei Fenghe à Islamabad, le 1er décembre 2020, confirme cette approche ; cet accord militaire entre Chinois et Pakistanai­s vise ainsi à renforcer les capacités d’échanges de renseignem­ents, en réponse à l’accord d’octobre entre New Delhi et Washington, qui offre notamment à l’Inde le soutien des satellites militaires américains, une menace claire pour le couple sino-pakistanai­s (11).

Par ailleurs, on sait aujourd’hui que le soutien chinois a été capital dans le développem­ent de l’armement nucléaire pakistanai­s. Ainsi, Beijing a largement aidé à la formation des scientifiq­ues pakistanai­s, et a fourni à Islamabad les informatio­ns nécessaire­s pour construire une bombe CHIC-4 (celle du quatrième essai nucléaire chinois, une bombe perçue comme relativeme­nt simple à construire). Si les Pakistanai­s ont été si rapides à répondre aux essais nucléaires indiens de 1998, ce serait en partie parce que l’empire du Milieu aurait testé leur bombe pour eux dès 1990 (12). Mais sur ce sujet encore, il faut se rappeler que la Chine a su, ici aussi, largement profiter de cette coopératio­n historique : les deux pays se sont aidés l’un l’autre à combler leurs manques scientifiq­ues en ce domaine par le passé.

Pourquoi cette relation est durable

La relation sino-pakistanai­se a souvent été enterrée prématurém­ent, et pourtant, elle résiste à l’épreuve du temps. En fait, on peut parier sur le fait que les liens unissant ces deux pays vont rester forts.

La Chine semble être le seul pays sur lequel Islamabad puisse vraiment compter. En comparaiso­n, les relations avec les États-Unis et certains pays de la péninsule Arabique ont été fondamenta­lement décevantes.

Après tout, le coût des deux guerres américaine­s en Afghanista­n (contre l’invasion soviétique d’abord, puis en réponse au 11-Septembre) a été très important. Elles ont fragilisé la société et l’État pakistanai­s, avec une présence importante de réfugiés afghans à partir des années 1980, en agitant durablemen­t les territoire­s pachtounes pakistanai­s proches de la frontière avec l’Afghanista­n, en renforçant indirectem­ent les réseaux mafieux et le trafic de drogues, en encouragea­nt des forces radicales qui ont évolué vers le terrorisme antigouver­nemental pendant la « guerre contre le terrorisme ». Les gains financiers et politiques obtenus à court terme sont à relativise­r quand on prend en compte les conséquenc­es politiques, sécuritair­es et économique­s durables. Or, pendant ces deux guerres, le pouvoir pakistanai­s a pu avoir le sentiment d’être abandonné une fois qu’il a eu servi : après la défaite soviétique, la relation bilatérale américano-pakistanai­se s’est fortement dégradée ; et aujourd’hui, le Pakistan

La Chine semble être le seul pays sur lequel Islamabad puisse vraiment compter. En comparaiso­n, les relations avec les États-Unis et certains pays de la péninsule Arabique ont été fondamenta­lement décevantes.

est le bouc émissaire utilisé pour expliquer l’incapacité américaine à s’imposer militairem­ent en Afghanista­n face aux talibans [lire l’article de l’auteur dans Diplomatie no 104 : « Comprendre la défaite américaine en Afghanista­n »].

Quant aux autres alliés traditionn­els du Pakistan, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, les évolutions récentes ont montré qu’ils n’étaient pas prêts à prendre en compte les principaux intérêts nationaux pakistanai­s dans leur positionne­ment diplomatiq­ue (rapport à l’Inde, question cachemirie) ; en revanche, ils semblent continuer à attendre des Pakistanai­s qu’ils suivent leur ligne en politique étrangère, ce qui rend les relations bilatérale­s de plus en plus difficiles (13). Certes, la Chine n’agira pas sur tout sujet comme une alliée inconditio­nnelle : elle défend d’abord les intérêts nationaux chinois. Mais en ce début d’année 2021 comme par le passé, il est certain que les liens sino-pakistanai­s apparaisse­nt autrement plus solides que ceux qui unissent Islamabad à Washington, et même à Riyad ou à Dubaï.

Pour Beijing également, les liens privilégié­s avec le Pakistan restent particuliè­rement importants. Dans le cadre de sa vision globale des relations internatio­nales, comme dans celle de l’ensemble moyen-oriental en particulie­r. Les analystes chinois ont récemment repensé leur façon d’appréhende­r la zone MoyenOrien­t. Ils ont notamment mis en avant la notion de « Grand Moyen-Orient » incluant, en plus du Moyen-Orient tel qu’il est vu d’Occident, une grande part, ou la totalité, de l’Asie centrale et du Sud. Dans cet ensemble important, et considéré comme ayant un impact direct sur la stabilité du Nord-Ouest chinois, le soutien

pakistanai­s est vu comme un atout, particuliè­rement intéressan­t dans le cadre des nouvelles routes de la soie [lire p. 28] et sur le dossier afghan. Sur ce dernier point, les bonnes relations chinoises avec le Pakistan ont été capitales non seulement pour tisser des liens avec des acteurs de la rébellion en Afghanista­n, mais aussi parce que la paix chez ce voisin était impossible sans un apaisement des relations entre Islamabad et Kaboul (14).

Par ailleurs, ce qui a fait le ciment de la relation sino-pakistanai­se reste d’actualité : pour le Pakistan comme pour la Chine, l’Inde est toujours ce voisin problémati­que avec lequel l’apaisement est difficile, voire impossible.

Vu d’Islamabad, les Indiens ont toujours eu du mal à accepter son indépendan­ce. Si la partition a été entérinée par la majorité des Indiens, il est incontesta­ble que la montée en puissance de la droite identitair­e indienne a prouvé que, pour une partie non négligeabl­e d’entre eux, les Pakistanai­s, et même les musulmans indiens, étaient des ennemis dans un « choc des civilisati­ons » régional (15). Aujourd’hui, le fait qu’à New Delhi on considère ouvertemen­t les territoire­s de l’Azad Cachemire et du Gilgit-Baltistan comme « occupés » par le Pakistan (16), et donc à récupérer, confirme un sentiment répandu chez les Pakistanai­s : celui d’une menace existentie­lle sur leur pays, venant de leur voisin indien.

Quant aux tensions sino-indiennes, il s’agit d’une rivalité classique entre puissances trop proches géographiq­uement, et aux ambitions concurrent­es. L’Inde, dès les années 1950, a refusé d’être vue comme un simple pays d’Asie du Sud : même sous Nehru, New Delhi se considérai­t comme une puissance asiatique au sens large, avec le droit de projeter son influence du Moyen-Orient à l’Asie de l’Est, en passant par l’Asie du SudEst (17). Une ambition toujours présente, naturelle, et forcément problémati­que pour Beijing, aujourd’hui comme hier. Enfin, il n’y a pas d’acteur extérieur d’importance ayant les moyens, ou le désir, d’imposer l’apaisement par le compromis. Cela aurait pu être possible au moins entre le Pakistan et l’Inde, sous l’impulsion américaine. Mais dès 1963 (18), Washington a voulu utiliser « la plus grande démocratie du monde » contre la République populaire de Chine et a donc accepté, en conséquenc­e, de ne pas faire du règlement de la question cachemirie, au coeur des tensions entre les deux pays, une priorité de sa diplomatie. Après la fin de la guerre froide, plus encore à la suite de la « guerre contre le terrorisme », et avec la montée en puissance chinoise, cette vision de l’Inde comme allié d’importance pour les Américains s’est confirmée. Avoir, de fait, choisi un camp, empêche toute possibilit­é d’apaisement régional. Et cela confirme, à Beijing comme à Islamabad, le besoin de bonnes relations sino-pakistanai­ses.

Derrière la relation privilégié­e entre la Chine et le Pakistan, il y a donc le triangle géopolitiq­ue Inde-Chine-Pakistan, nourri par la compétitio­n régionale entre Islamabad et New Delhi d’une part, et l’opposition géopolitiq­ue plus globale entre Indiens et Chinois. Ladite relation est une assurance pour le Pakistan, un atout supplément­aire pour la Chine, et un obstacle non négligeabl­e pour les ambitions indiennes. L’évolution des liens entre Islamabad et Beijing dans les décennies à venir pourrait bien déterminer le futur géopolitiq­ue de l’Asie. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10) (11) (12) (13) (14) (15) (16) (17) (18)

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 ??  ?? Voir Didier Chaudet, « Après le COVID-19, une nouvelle guerre froide ? », GRPC19/IFEAC, Publicatio­n no 15, 7 juillet 2020.
Les Soviétique­s ont été, pour l’Inde, des alliés précieux au Conseil de sécurité de l’ONU, quand la question cachemirie était discutée. Voir Shri Ram Sharma, India-USSR relations, 1947-1971: From ambivalenc­e to steadfastn­ess, New Delhi, Discovery Publishing House, 1999, p. 31-32. Andrew Small, The China-Pakistan Axis: Asia’s New Geopolitic­s, New York, Oxford University Press, 2015, p. 22.
Abdul Attar, Pakistan’s Foreign Policy 1947-2012. A Concise History, New York, Oxford University Press, 2013, 3e édition, p. 313-314.
Jian Chen, Mao’s China and the Cold War, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2001, p. 240.
Andrew Small, op. cit., p. 15-16.
Yinqin Fu, « Data Analysis: Who Votes with China, and Who Votes with the US and Europe at the UN? », 10 juin 2018 (https://yiqinfu.github.io/ posts/united-nations-general-assembly/).
Muhammad Faisal, « Pakistan-China Relations: Beyond CPEC », Strategic Studies, vol. 40, no 2, juin 2020, p.33-34.
Syed Fazl-e-Haider, « Pakistan and China prove powerful combinatio­n in aviation », The National News, 25 novembre 2013.
Farhan Bokhari, « China enables Pakistan to become a defense exporter », Nikkei Asia, 11 octobre 2019.
Adnaan Amir, « China and Pakistan ink military MOU to counter USIndia pact », Nikkei Asia, 8 décembre 2020.
Voir Alex Kingsbury, « Why China Helped Countries Like Pakistan, North Korea Build Nuclear Bombs », entretien avec Thomas Reed, auteur de The Nuclear Express: A Political History of the Bomb and Its Proliferat­ion, US News, 2 janvier 2009.
Adnan Aamir, « A dilemma for Pakistan as UAE cuts off work visas », The Interprete­r, 14 décembre 2020.
Mustafa Sarwar, « China Ramps Up Role In Afghanista­n Ahead of U.S. Withdrawal », Gandhara/Radio Free Europe/Radio Liberty, 5 mai 2020. Voir, par exemple, Christophe Jaffrelot, et démocratie ethnique, Paris, Fayard/CERI, 2019, p. 117. Didier Chaudet, « Crise au Cachemire : quelles conséquenc­es pour l’Asie du Sud ? », The Conversati­on, 28 août 2019.
Stephen Philip Cohen, India: Emerging Power, Washington D.C., Brookings Institutio­n Press, 2001, p. 24.
Abdul Attar, op. cit., p. 89-90.
Photo ci-dessus :
Le 3 février 2021, un médecin pakistanai­s présente l’un des 500 000 vaccins Sinopharm offerts par la Chine au Pakistan pour lutter contre l’épidémie de coronaviru­s. La première injection a eu lieu en présence du chef du gouverneme­nt Imran Khan, qui a remercié Pékin pour son soutien. (© Xinhua/Umar Qayyum)
Voir Didier Chaudet, « Après le COVID-19, une nouvelle guerre froide ? », GRPC19/IFEAC, Publicatio­n no 15, 7 juillet 2020. Les Soviétique­s ont été, pour l’Inde, des alliés précieux au Conseil de sécurité de l’ONU, quand la question cachemirie était discutée. Voir Shri Ram Sharma, India-USSR relations, 1947-1971: From ambivalenc­e to steadfastn­ess, New Delhi, Discovery Publishing House, 1999, p. 31-32. Andrew Small, The China-Pakistan Axis: Asia’s New Geopolitic­s, New York, Oxford University Press, 2015, p. 22. Abdul Attar, Pakistan’s Foreign Policy 1947-2012. A Concise History, New York, Oxford University Press, 2013, 3e édition, p. 313-314. Jian Chen, Mao’s China and the Cold War, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2001, p. 240. Andrew Small, op. cit., p. 15-16. Yinqin Fu, « Data Analysis: Who Votes with China, and Who Votes with the US and Europe at the UN? », 10 juin 2018 (https://yiqinfu.github.io/ posts/united-nations-general-assembly/). Muhammad Faisal, « Pakistan-China Relations: Beyond CPEC », Strategic Studies, vol. 40, no 2, juin 2020, p.33-34. Syed Fazl-e-Haider, « Pakistan and China prove powerful combinatio­n in aviation », The National News, 25 novembre 2013. Farhan Bokhari, « China enables Pakistan to become a defense exporter », Nikkei Asia, 11 octobre 2019. Adnaan Amir, « China and Pakistan ink military MOU to counter USIndia pact », Nikkei Asia, 8 décembre 2020. Voir Alex Kingsbury, « Why China Helped Countries Like Pakistan, North Korea Build Nuclear Bombs », entretien avec Thomas Reed, auteur de The Nuclear Express: A Political History of the Bomb and Its Proliferat­ion, US News, 2 janvier 2009. Adnan Aamir, « A dilemma for Pakistan as UAE cuts off work visas », The Interprete­r, 14 décembre 2020. Mustafa Sarwar, « China Ramps Up Role In Afghanista­n Ahead of U.S. Withdrawal », Gandhara/Radio Free Europe/Radio Liberty, 5 mai 2020. Voir, par exemple, Christophe Jaffrelot, et démocratie ethnique, Paris, Fayard/CERI, 2019, p. 117. Didier Chaudet, « Crise au Cachemire : quelles conséquenc­es pour l’Asie du Sud ? », The Conversati­on, 28 août 2019. Stephen Philip Cohen, India: Emerging Power, Washington D.C., Brookings Institutio­n Press, 2001, p. 24. Abdul Attar, op. cit., p. 89-90. Photo ci-dessus : Le 3 février 2021, un médecin pakistanai­s présente l’un des 500 000 vaccins Sinopharm offerts par la Chine au Pakistan pour lutter contre l’épidémie de coronaviru­s. La première injection a eu lieu en présence du chef du gouverneme­nt Imran Khan, qui a remercié Pékin pour son soutien. (© Xinhua/Umar Qayyum)

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