Moscou, pris au piège de la crise centrafricaine ?
La Russie est présente en Centrafrique depuis le début de 2018, avant même la signature d’un accord de défense en août 2018 entre les deux pays. Comment a-t-elle en partie supplanté Paris dans ce pays jusque-là considéré comme relevant de la sphère d’influence française ?
R. Marchal : Les relations entre Moscou et Bangui semblent être nées, d’une part, d’une maladresse de l’Élysée, qui entendait offrir des armes russes confisquées aux pirates somaliens, et, d’autre part, d’une offre du gouvernement centrafricain qui, dans un moment de défiance vis-à-vis des Français, espérait trouver, en échange de l’octroi d’avantages économiques et miniers à la Russie, un appui diplomatique — la Russie étant au Conseil de Sécurité des Nations Unies — et militaire, à travers des échanges formels et informels qui seraient beaucoup plus faciles qu’avec Paris.
Nombre d’observateurs pensent que, du côté russe, la possibilité d’importer des diamants centrafricains en contrepartie de ce soutien — en dépit du processus de Kimberley qui réglemente ce commerce — a sans doute constitué un argument de poids dans l’entourage du président Vladimir Poutine pour justifier le rapprochement avec la République centrafricaine (RCA). Il me semble aussi qu’en 2017, au moment où la question s’est posée, le dirigeant russe souhaitait marquer des points par rapport à Emmanuel Macron, nouvellement élu en France. En s’imposant dans un pays internationalement considéré comme appartenant par excellence au pré carré français, où ses agents sont omniprésents dans les corridors de la présidence de la République et décisifs dans la reconstruction de forces armées capables de combattre, Vladimir Poutine souhaitait démontrer, en quelque sorte, que les Russes — sous-entendu, contrairement aux Français — mèneraient leur action jusqu’au bout avec sérieux.
Ce discours a eu un écho d’autant plus important en RCA que les Russes ont promu des journalistes locaux, utilisé les réseaux sociaux ou même la presse locale pour le diffuser et le défendre [lire p. 48]. Sont alors apparues dans les médias des diatribes contre la France, voire des menaces contre la communauté et la représentation diplomatique françaises. On ne peut certes pas affirmer que les autorités russes sont à l’origine de la totalité de ces messages, mais elles ont certainement su les inspirer. Quant à l’appropriation centrafricaine de ce discours, elle a été assez remarquable, facilitée par les rancoeurs et par quelques monnaies sonnantes et trébuchantes, mais aussi par certaines pressions, y compris physiques, notamment par des milices du parti présidentiel sur des journalistes locaux, voire sur les correspondants étrangers.
À mes yeux, le problème posé ici est moins celui de la compétition de politique rhétorique entre les Russes et les
Français (1) — dans laquelle les Russes ont clairement une longueur d’avance —, que celui de la faiblesse des structures d’information en RCA pour les citoyens centrafricains. Ces derniers prennent position et réagissent en fonction de ce qu’ils comprennent de ce qui se passe dans leur pays. Or les réseaux sociaux constituent l’essentiel des circuits d’information en RCA. Les campagnes de désinformation qui y sont menées contribuent donc fortement à une radicalisation et à une polarisation de la société aux conséquences détestables.
Concrètement, qu’ont apporté les Russes de plus que l’Union européenne (présente à travers la mission de formation EUTM RCA) ?
Moscou a mandaté une compagnie de sécurité privée pour mener à bien la formation finale des Forces armées centrafricaines (FACA) et leur fournir des armes légères, comblant ainsi deux importantes lacunes. Certes, on peut se demander si ce sont les meilleurs formateurs — je n’ai personnellement pas d’expertise sur cette question. Ce type de formation par des entrepreneurs de sécurité privés est proposé en Afrique par bien d’autres pays, y compris des alliés de la France : les États-Unis, l’Afrique du Sud… La réaction épidermique provoquée dans les capitales occidentales par l’arrivée de cette compagnie militaire privée russe me semble donc outrée, si tant est qu’elle limite ses activités à la formation des FACA. Le réel problème — souligné à juste titre par la diplomatie française —, est que cette aide est financée par l’octroi d’un certain nombre de contrats dans des conditions qui ne sont pas légalement transparentes, tandis que la nature des relations entre la
L’opposition civile au président Touadéra a reproché aux Russes d’avoir acheté une paix relative en laissant finalement une grande liberté de manoeuvre aux mouvements armés à condition que les élections puissent se tenir. Une critique dont les évènements ont démontré la pertinence.
Russie ou ses opérateurs privés et certains groupes armés centrafricains reste ambiguë. Ces deux éléments amènent à s’interroger sur les objectifs réels des Russes en RCA : ont-ils travaillé avec les mouvements rebelles pour « s’enrichir » — avec une question subsidiaire : en respectant ou en ne respectant pas du tout les sanctions internationales ? Ou bien, au contraire, les Russes souhaitentils oeuvrer à la construction de la paix, à une normalisation du pays permettant, dans un avenir plus ou moins proche, le retour de la souveraineté nationale, avec notamment le contrôle du territoire national par un gouvernement légitime ?
Un accord de paix avait pourtant été signé sous l’égide de Moscou, le 6 février 2019 à Khartoum, au Soudan, entre le président Faustin-Archange Touadéra et 14 groupes armés centrafricains. Pourquoi cet accord a-t-il échoué ?
Tout d’abord, il convient de reconnaître que les Russes ont impulsé un nouveau souffle aux négociations de paix en obtenant, certes moyennant rémunération, la présence à Khartoum des principaux chefs militaires. Rappelons qu’au moment où étaient lancés les contacts en vue de cette réunion, l’autre médiation en cours sous l’égide des organisations régionales — dont la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) et l’Union africaine —, semblait dans une impasse. L’accord de paix des Russes n’était pas parfait — loin de là ! —, mais au moins avait-il l’avantage d’exister et, selon bon nombre de diplomates à l’époque, de pouvoir servir de point de départ à un travail de construction de la paix susceptible d’être étoffé par la suite. Il servait aussi les intérêts russes : puisque les mouvements armés devenaient des partenaires de paix — et ils l’ont été jusqu’au mois de décembre 2020 —, on ne pouvait plus critiquer les relations qui se sont nouées entre des opérateurs privés russes (miniers ou autres) et ces groupes armés.
L’opposition civile au président Touadéra a, quant à elle, reproché aux Russes d’avoir acheté une paix relative en laissant finalement une grande liberté de manoeuvre aux mouvements armés à condition que les élections puissent se tenir. Une critique dont les évènements ont démontré la pertinence.
Au-delà de ses imperfections, le texte de l’accord n’a jamais été pleinement appliqué. Certaines clauses prévoyaient des sanctions contre ceux — gouvernement ou mouvements armés — qui n’en respecteraient pas les dispositions. Or ces sanctions n’ont jamais été imposées contre aucune des parties. Résultat, en plus d’obtenir des postes dans la haute fonction publique et dans le gouvernement, les groupes armés ont renforcé leur contrôle aussi bien territorial qu’économique sur les zones où ils étaient implantés, tandis que le processus de désarmement, démobilisation et réinsertion ou rapatriement des combattants (DDRR, partie essentielle d’une initiative de construction de paix) est resté cantonné à un niveau relativement symbolique. Quant au gouvernement, certains
de ses membres étaient en affaires avec ces groupes armés tout en préparant la victoire de l’actuel président aux élections : chaque partie s’y retrouvait, même si la population continuait à souffrir. Telle était depuis février 2019 la situation sécuritaire en Centrafrique, dont on parle étrangement peu à présent et dont sont responsables le gouvernement et les mouvements armés. Aujourd’hui, les groupes armés contrôlent sans doute au moins les trois quarts du pays, peut-être même 80 %, et ils ont multiplié leurs activités de « taxation », engrangeant des fonds notamment grâce à leurs prélèvements sur le secteur minier et du diamant, mais aussi le pastoralisme, ou encore les flux de biens et les activités des marchés locaux, le tout dans un contexte de violences endémiques larvées et de concurrence entre eux, dont pâtissent au premier chef les populations civiles. Touadéra est réélu président.
Sur le plan politique, quelle était la situation en RCA à l’approche de l’élection présidentielle du 27 décembre 2020 ? Dans les mois qui ont précédé le scrutin, les sujets de tensions liés à la préparation de l’élection ont été très nombreux. L’opposition civile au président sortant F.-A. Touadéra a dénoncé, entre autres, des retards dans l’exécution du calendrier électoral et la modification du Code électoral. Mais c’est surtout l’Autorité nationale des élections (ANE) qui a cristallisé les mécontentements, l’opposition soutenant, d’une part, que ses représentants avaient été exclus des « démembrements » (les instances délocalisées de l’organisme) souvent contrôlés par le parti présidentiel et, d’autre part, que les membres dirigeants de l’ANE (les « commissaires électoraux », au nombre de neuf, puis onze) étaient inféodés au pouvoir en place, surtout après la recomposition de ce conseil en octobre 2020. Quant à la Cour constitutionnelle, si elle est intervenue pour éviter un report de l’élection qui aurait prolongé le mandat du président sortant, elle est restée relativement muette sur les conditions d’exercice de l’ANE, entretenant les craintes de fraudes électorales et le sentiment que le gouvernement était au-dessus de toute critique. Il est certain que les Russes n’ont posé aucune question dans ce domaine — mais le reste de la communauté internationale à peine plus.
Malgré l’offensive militaire déclenchée le 18 décembre contre le gouvernement par six des principaux groupes armés de RCA (regroupés dans la « Coalition des patriotes pour le changement », CPC), le scrutin présidentiel s’est tenu à la date prévue, aboutissant à la réélection du président Touadéra, confirmée par la Cour constitutionnelle le 18 janvier 2021. Quelle a été l’implication des Russes dans la sécurisation du processus électoral ?
Jusqu’à fin novembre, les Russes ont poursuivi cette stratégie visant à gagner sur les deux tableaux : les mouvements armés et le gouvernement. Mais avec l’invalidation de la candidature de l’ancien président François Bozizé le 3 décembre 2020, il est devenu clair qu’on allait à l’affrontement. Les Russes n’ont plus eu de choix et ont dû intervenir.
À la demande du gouvernement centrafricain, le Kremlin a livré mi-décembre du matériel militaire et, surtout, sont arrivés près de 300 membres supplémentaires de la société militaire privée Wagner [lire p. 54], non plus pour remplir des missions de formation, mais pour participer aux combats en première ligne. Moscou, en apparence, a joué en RCA le jeu de la légalité visà-vis des institutions internationales, notamment pour faire taire les critiques de la France sur le non-respect des sanctions votées. Ainsi, en octobre 2020, la Russie avait obtenu l’autorisation de livrer à Bangui des blindés — inadaptés au théâtre centrafricain —, livraison célébrée par des feux d’artifice et censée démontrer son aide au réarmement des FACA, entretenant l’espoir que celles-ci pourraient un jour reprendre par la force le contrôle du territoire national. Mais depuis décembre, les Russes ont été beaucoup plus discrets, ne se manifestant auprès du Conseil de sécurité que le 11 janvier 2021, pour annoncer le rapatriement des hommes et du matériel envoyés juste avant l’élection, un rapatriement qui s’est sans doute limité aux seuls hélicoptères de combat alors même que de nouveaux équipements étaient livrés.
La Russie n’est pas intervenue seule en RCA. Le Rwanda, l’UE, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en Centrafrique (MINUSCA) sont également présents. Peut-on parler de coopération entre ces différents acteurs ?
Contre toute attente, et même si cela n’est a priori pas destiné à durer, il semble que les forces en présence en RCA, à défaut de réellement coopérer, à tout le moins coordonnent leurs actions. Concernant le Rwanda, qui a envoyé environ 900 soldats opérant tout à fait officiellement sous drapeau rwandais, on peut comprendre sa collaboration avec la Russie dans la mesure où il opère, tout comme elle, dans le cadre d’un accord bilatéral avec Bangui. En revanche, il est beaucoup plus curieux que la MINUSCA travaille avec les mercenaires russes, passant outre toutes les ambiguïtés juridiques de leurs actions. La mission des Nations Unies se place dans une situation très délicate, car, tôt ou tard, des dommages collatéraux seront à déplorer. Les règles d’engagement des Casques bleus ne sont pas les mêmes que celles de ces forces troubles et, bien évidemment, la responsabilité politique de l’ONU sera engagée à partir du moment où l’on découvrira que des civils ont été tués par celles-ci, que ce soit par erreur ou volontairement. Alors que les Nations Unies
souffrent déjà d’un gros déficit de popularité en Centrafrique, elles risquent de se couper davantage encore de la population, et pas simplement de l’opposition politique comme le représentant spécial des Nations Unies veut le croire après de nombreuses polémiques sur sa proximité avec le président Touadéra.
Quelles sont les conséquences, pour les Russes, de cette intervention « forcée » contre les groupes rebelles ?
Les Russes sont désormais dans une situation beaucoup plus délicate qu’ils ne l’étaient avant les élections. Ils ont choisi l’appui au gouvernement en place, rompant de fait — pour l’instant — leurs relations avec les mouvements armés. Par conséquent, leurs compagnies ont probablement perdu le contrôle de leurs équipements dans les zones sous la coupe de ces groupes. Par ailleurs, ils disposent toujours d’un conseiller à la présidence de la République qui joue un peu le rôle que tenait le colonel Jean-Claude Mantion dans les années 1980 pour les Français — cet officier de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) qui avait été installé par les autorités
Les Russes se retrouvent à présent dans la situation paradoxale de devoir participer à la restauration de l’autorité du gouvernement Touadéra tout en sachant pertinemment qu’ils ne gagneront pas cette guerre.
françaises auprès des chefs d’État de la RCA, David Dacko puis André Kolingba. Et ils ont également des mercenaires sur place, qui sont intervenus directement dans les combats, permettant au gouvernement de chasser les rebelles de Bangui. Le problème, c’est que ces groupes armés d’opposition ne peuvent pas être défaits militairement. On peut les affaiblir, on peut tuer un nombre important de leurs combattants comme cela s’est passé à la mi-janvier lors de l’attaque de Bangui. Mais ces groupes se dispersent pour mieux se reformer quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres plus loin. Les armes sont facilement accessibles dans la région, et ils ont de l’argent, beaucoup plus qu’en 2015-2016, grâce aux activités économiques qu’ils ont pu développer — un des grands « succès » du gouvernement Touadéra.
Les Russes sont entrés en RCA sans bien connaître la situation, ils se sont précipités sur ce qu’ils ont vu comme une opportunité. Et ils se retrouvent à présent dans la situation paradoxale de devoir participer à la restauration de l’autorité du gouvernement Touadéra tout en sachant pertinemment qu’ils ne gagneront pas cette guerre, à l’instar des Français qui ne l’ont pas gagnée avec l’opération « Sangaris » (2013-2016), pas plus qu’avec leurs précédentes opérations depuis 1996. Sur le continent africain, la perspective d’une guerre sans fin en RCA vient ainsi s’ajouter pour la Russie à ses difficultés au Soudan, où elle a été singulièrement malmenée dans ses opérations de répression du mouvement social au printemps 2019, et aux coups très sévères qu’elle a pris au Mozambique dans les combats contre un mouvement qualifié de djihadiste, dans le Nord du pays et, bien sûr, en Libye. Cependant, il n’est pas du tout exclu que, prenant en compte cette complexité centrafricaine, les acteurs russes tentent, dans quelque temps, de renouer le contact avec les mouvements armés pour trouver un nouveau modus vivendi.
La question, en réalité, n’est pas tellement de savoir comment ces acteurs-là vont reprendre leurs affaires… Ils trouveront certainement un moyen. La question est de savoir comment va vivre la population centrafricaine. Et de ce point de vue-là, on peut être très inquiet. L’accord de Khartoum est mort, comme l’a annoncé le président Touadéra début janvier. La situation politique est beaucoup plus incertaine qu’en 2016, lorsqu’il avait été élu avec une large majorité au second tour, était considéré comme légitime par l’immense majorité de la population et soutenu au moins tacitement par une grande partie des tendances qui constituent aujourd’hui l’opposition civile. Désormais, une large part de la population ne veut plus de lui, qu’elle considère comme illégitime. Certains groupes armés accentuent leur pression sur le terrain pour regagner une part du pouvoir à Bangui. Il faut donc être lucide et bien comprendre que la probabilité d’une nouvelle guerre est réelle. C’est pourquoi je suis personnellement très étonné du discours que tiennent certains acteurs internationaux, et notamment la France, l’Union européenne et l’Union africaine. C’est d’un irréalisme absolu. (1)
En décembre 2018, Washington a dévoilé sa nouvelle stratégie en Afrique qui identifie la Chine et la Russie comme les principales menaces aux intérêts américains sur le continent africain. Selon l’ancien conseiller à la sécurité nationale de l’administration Trump, John R. Bolton, les activités prédatrices de Pékin et de Moscou non seulement entravent la croissance économique et l’indépendance financière des pays africains, mais aussi font activement obstacle aux investissements américains en Afrique tout en nuisant aux opérations militaires conduites par les États-Unis dans la région (1). Cette vision suppose que la Chine et la Russie agissent de concert et coordonnent leurs efforts en Afrique pour saper l’influence de Washington sur le continent. Si la présence chinoise dans cette région croît de façon exponentielle et continue depuis le début des années 2000, le retour en force russe sur la scène africaine est un phénomène récent. Cette situation inquiète non seulement les États-Unis, mais aussi l’Union européenne, qui se retrouve aujourd’hui reléguée à l’arrière-plan de l’échiquier géopolitique africain.
La présence économique chinoise et russe en Afrique : comparer l’incomparable
La plupart des investissements chinois sur le continent africain se font dans le cadre du Forum sur la coopération ChineAfrique ( Forum on China–Africa Cooperation ou FOCAC), créé à l’initiative de Pékin en 2000. Il s’agit d’un format de relations
particulier puisqu’il permet à la Chine non seulement de mener et entretenir un dialogue collectif avec l’ensemble de 53 pays africains participants, mais aussi de mettre en oeuvre des projets bilatéraux et de planifier des activités chinoises concrètes sur le terrain. Le FOCAC joue donc un rôle central dans la diffusion de la présence chinoise en Afrique : c’est une plate-forme politique que Pékin utilise pour promouvoir ses initiatives économiques ainsi que sa vision du partenariat stratégique sinoafricain global, fondé sur le principe de la non-ingérence dans les affaires internes d’un pays, la stratégie gagnant-gagnant et l’assistance mutuelle sur le plan sécuritaire. Il s’agit donc d’un outil d’influence puissant, qui permet à des compagnies chinoises, privées comme étatiques, d’investir en Afrique dans des conditions avantageuses, tout en jouissant du soutien diplomatique et financier de l’État chinois. Depuis le lancement de l’initiative chinoise des nouvelles routes de la soie ( Belt and Road Initiative ou BRI) en 2013, la relation économique entre l’Afrique et la Chine s’est approfondie. Pékin a investi plusieurs milliards de dollars dans la construction d’infrastructures (installations portuaires, chemins de fer, routes), alors que ses échanges commerciaux avec l’Afrique ont augmenté de plus de 20 % en deux ans, atteignant 208 milliards de dollars en 2019 (2). Ainsi, chaque sommet Chine-Afrique s’accompagne de la signature de contrats entre Pékin et ses partenaires africains, financés en grande partie par des prêts des banques chinoises. Ce mécanisme, qui pousse les pays africains à s’endetter auprès de Pékin pour réaliser des projets vitaux pour leur décollage économique, a attiré de nombreuses critiques de la part des Occidentaux, mais aussi de certains leaders africains qui y voient une menace pour leur indépendance financière et politique. Pour apaiser ces critiques, la Chine augmente constamment le montant de son aide à l’Afrique — passée de 5 milliards de dollars en 2005 à 60 milliards en 2018 —, tout en multipliant ses initiatives à caractère humanitaire sur le continent (3). Ainsi, depuis le début de la pandémie, elle a fait de nombreux dons de matériel et d’équipements médicaux aux pays africains, en particulier au Zimbabwe, au Togo, au Cameroun, à la Namibie et à l’Ouganda, alors que Xi Jinping n’arrête pas de réitérer sa promesse
Moscou semble vouloir imiter le format de relations pratiqué par Pékin. Le sommet russe se présente comme une initiative multilatérale ouverte à tous les pays africains et fondée sur des valeurs similaires.
de leur fournir rapidement et en quantité nécessaire les vaccins contre la COVID-19 développés par les compagnies pharmaceutiques chinoises. Ses initiatives humanitaires semblent être accueillies de manière très positive par les Africains, d’autant plus que d’autres grands investisseurs présents en Afrique — les États-Unis, la France et le Royaume-Uni — ne se sont pas précipités pour faire de même.
Dans ce contexte, le grand retour de la Russie sur la scène africaine, annoncé en grande pompe en 2019 lors du sommet Russie-Afrique à Sotchi, est difficile à interpréter. En organisant ce sommet,
Moscou semble vouloir imiter le format de relations pratiqué par Pékin. Tout comme le FOCAC, le sommet russe se présente comme une initiative multilatérale ouverte à tous les pays africains et fondée sur des valeurs analogues à celles promues par Pékin : le refus de l’ingérence, le dialogue constructif et équitable, les intérêts pratiques communs, la lutte contre l’exploitation et le colonialisme (4). Ce discours officiel qui souligne l’attachement russe au multilatéralisme n’a pas empêché le Kremlin d’organiser quelques rencontres entre Vladimir Poutine et certains leaders africains présents au sommet pour discuter des possibilités de réalisation de projets bilatéraux. Toutefois, à la différence du FOCAC, le sommet de Sotchi n’a pas débouché sur la signature de contrats ou sur le dévoilement de la stratégie concrète que Moscou pense mettre en oeuvre en Afrique. Il fut donc davantage une opération de communication qu’un forum économique réel, et il n’est pas parvenu à cacher la faiblesse de la position russe en Afrique. En effet, après la chute de l’URSS, la Russie s’est complètement désengagée du continent africain, si bien qu’aujourd’hui sa présence économique en Afrique est loin de rivaliser avec celle de la Chine. En 2019, les échanges commerciaux entre la Russie et l’Afrique atteignaient à peine 16,8 milliards de dollars, un chiffre presque négligeable par rapport à celui des échanges entre la Chine et le continent africain (5). Pour restaurer son influence en Afrique, Moscou semble privilégier surtout les stratégies traditionnelles, déjà éprouvées à l’époque soviétique : la promotion
active de la coopération dans le domaine militaire et technique, l’annulation des anciennes dettes des pays africains, l’amélioration des conditions d’accueil des étudiants africains dans les universités russes, la stimulation des échanges culturels et l’aide humanitaire lors des épidémies. Ce dernier aspect a pris une signification particulière depuis le début de l’épidémie de COVID-19. Emboîtant le pas à Pékin, Moscou s’est empressé d’offrir aux pays africains son vaccin « Spoutnik V » dont les premières livraisons ont été effectuées en novembre 2020, à en croire le ministère des Affaires étrangères russe (6).
Les voies possibles de collaboration sino-russe en Afrique
Malgré son impact global assez limité, le sommet RussieAfrique a suscité une réaction mitigée à Pékin. Le rappel très médiatisé, par Vladimir Poutine, de l’effacement par la Russie de plus de 20 milliards de dollars de dettes accumulées par certains pays africains pendant la période soviétique, a mis Pékin dans une situation délicate (7). En faisant cette annonce, le président russe n’a pas manqué de critiquer, sans les nommer, les pays qui utilisent des tactiques de pression financière et de chantage politique pour servir leurs intérêts économiques sur le continent africain. Or, aujourd’hui, c’est justement la Chine qui est le premier créancier de l’Afrique et qui ne compte pas effacer les dettes africaines sans contrepartie (8). Bien que Vladimir Poutine n’ait pas mentionné la Chine lors de ses discours officiels, il s’est efforcé de présenter la Russie comme un partenaire économique différent des grands acteurs présents sur la scène africaine, un partenaire prétendument neutre qui souhaite établir des relations constructives à long terme sans s’impliquer dans les nouveaux jeux géopolitiques et géostratégiques en cours en Afrique.
Cette ambition russe de faire contrepoids à l’influence occidentale et peut-être chinoise en Afrique ne semble pas inquiéter Pékin, dont la seule réaction fut l’organisation en juillet 2020 d’une consultation officielle qui a réuni les chercheurs russes de l’Institut de l’Afrique et les diplomates chinois à Moscou, dans le but de clarifier les principaux points de la stratégie chinoise en Afrique et d’explorer les possibilités de la coopération sinorusse en Afrique. Les diplomates chinois ont bien confirmé que la Chine était prête à collaborer plus étroitement avec la Russie en Afrique, étant donné que celle-ci souhaite fonder ses nouvelles relations avec les pays africains sur des principes proches des siens : le refus de l’ingérence, le rejet de la politique de sanctions internationales et des « révolutions de couleur », le soutien de la réforme de l’ONU visant à renforcer la représentation et la participation des pays africains au sein de cette organisation. Concernant plus précisément les voies possibles de collaboration, les Chinois ont surtout évoqué l’organisation de consultations communes sur les questions de politique globale, le partage de l’expérience chinoise dans la réalisation des projets humanitaires, la lutte conjointe contre le terrorisme ainsi que la coopération dans le domaine militaire technique (la formation). Cette liste d’activités exclut, cependant, la possibilité de collaborations sino-russes dans la réalisation de projets économiques concrets, qu’ils aient trait à l’exploration des ressources naturelles, aux ventes d’armes ou à la construction
Le président russe n’a pas manqué de critiquer, sans les nommer, les pays qui utilisent des tactiques de pression financière et de chantage politique pour servir leurs intérêts économiques sur le continent africain.
d’infrastructures, les domaines qui intéressent le plus Moscou en Afrique. Ces niches économiques sont déjà bien investies par les compagnies chinoises, et il est difficile d’imaginer quelle contribution les entreprises russes pourraient apporter sans les concurrencer directement. Sans grande surprise, il n’existe aujourd’hui aucune initiative commerciale réunissant les compagnies russes et chinoises en Afrique et, à notre connaissance, aucun projet commun n’est actuellement envisagé ou en cours de discussion entre Moscou et Pékin.
Les activités russes en Afrique qui incommodent Pékin
Depuis quelques années, confrontée à la montée des critiques des pays occidentaux qui l’accusent de pratiques néocolonialistes en Afrique, la Chine fait beaucoup d’efforts pour améliorer son image sur le continent. Elle souhaite désormais s’affirmer comme une puissance responsable engagée dans la sauvegarde de la paix et la promotion du développement durable en Afrique. Dans cet esprit, elle a décidé, par exemple, d’envoyer en Afrique environ 2000 Casques bleus chinois pour participer aux missions de maintien de la paix de l’ONU, notamment au Mali et Soudan, et a ouvert une base militaire à Djibouti pour aider les pays africains à lutter contre le terrorisme et la piraterie, si l’on en croit ses communications officielles (9). Dans ce contexte, les activités russes dans certains pays instables pourraient nuire à ses efforts de stabilisation
l’histoire des relations sino-russes au XXe siècle nous rappelle que le rapprochement idéologique n’empêche ni la rivalité géopolitique ni la concurrence économique. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10)