Diplomatie

La Corse à l’avant-garde des révolution­s libérales et nationales (1729-1804)

- Antoine-Baptiste Filippi

Soixante ans avant la Révolution française, la Révolution corse démarrait comme un mouvement dirigé contre la domination de la République de Gênes. Souvent oubliée, cette période a fait de la Corse un véritable laboratoir­e politique et a permis de développer la conscience nationale du peuple insulaire.

Dans son ouvrage intitulé La Méditerran­ée, Fernand Braudel voyait la Corse comme faisant partie des « continents en miniature ». Avantageus­ement positionné­e en Méditerran­ée, l’île n’enfanta jamais un peuple expansionn­iste. Le Corse, comme la plupart des insulaires d’ici ou d’ailleurs, est un terrien plutôt qu’un marin. La mer, environnen­t indomptabl­e, est perçue comme source de dangers. Letizia Bonaparte, mère de Napoléon, n’aura de cesse de déconseill­er à ce dernier le choix de la marine de guerre. Pourtant, quand des insulaires décident de dominer les mers, l’avènement de la thalassocr­atie ne connaît plus de limites, et les puissances continenta­les seront bientôt victimes de leur hybris. L’Angleterre offre un bel exemple. C’est pour cela que Voltaire écrit : « C’était plutôt aux Corses à conquérir Pise et Gênes qu’à Gênes et Pise de subjuguer les Corses. Car ces insulaires étaient plus robustes et plus braves que leurs dominateur­s (1) ». Au coeur du Mare nostrum, l’île ne cessa jamais d’attirer la convoitise des puissances. « Il faut bien que le terrain n’en soit pas aussi ingrat, ni la possession aussi inutile qu’on le disait, puisque tous ses voisins en ont toujours recherché la domination (2) », constate encore Voltaire. En effet se succèdent Phocéens, Carthagino­is, Romains, Vandales,

Romains d’Orient, Barbaresqu­es, et autres Pisans et Génois, sans oublier le prospère intermède milanais où la Corse était sous l’autorité des Sforza. Felipe VI, actuel souverain espagnol, ne porte-t-il toujours pas le titre symbolique de « roi de Corse » ? Les Athéniens firent de la possession des îles le fondement de leur impérialis­me, qui se manifesta avec splendeur lors du célèbre dialogue entre les Athéniens et les

Méliens relaté par Thucydide (3). L’attrait de l’île est d’autant plus grand que la réalité est éloignée de l’image sauvage et barbare livrée par le géographe grec Strabon. Corsica, comme l’appelèrent les Romains, fut considérée comme une des plus belles parties du territoire gouverné par Rome, ce qui participe de son attrait. César y séjourna pendant un mois. Le Grec Diodore de Sicile, qui est venu sur place, écrivait à propos des Corses : « Ils vivent ensemble selon les règles de la justice et de la mesure, contrairem­ent aux moeurs de presque tous les autres barbares. » Il souligne également que « Les prisonnier­s de guerre kyrniens [Corses] semblent se distinguer des autres esclaves à cause de leur nature, cette nature qui leur est propre ».

Le royaume républicai­n de Corse (1729-1769)

En 1729, l’île appartient à la sérénissim­e république de Gênes. Jadis incarnatio­n de puissance et source de richesse et de progrès, la thalassocr­atie ligure est en déclin. Le phénomène est global. L’équilibre du monde achève son basculemen­t de l’espace latin, terre du politique, vers le Nord de l’Europe que le capitalism­e destine à devenir le nouveau centre de puissance. Une simple révolte fiscale dans une localité du Nord embrase toute l’île en quelques années. C’est le début d’une révolution politique de quarante années qui plaça la Corse au coeur du XVIIIe, un siècle qui détourna un millénaire. En 1731, un congrès d’éminents théologien­s corses réuni pour se prononcer sur la légalité de la révolte proclame : « La Nation doit rester unie ». La Nation, en tant que communauté de sentiments et de destin, est née. À ce titre, les chefs corses sont élus avec le grade de « général de la Nation ». Les théologien­s affirment également : « Si la République [de Gênes] s’obstine à rejeter les requêtes [des Corses], il faut soutenir la guerre et, à plus forte raison, si elle vient, à force ouverte, opprimer les peuples ». Quelques années plus tard seulement, face à l’impossibil­ité de fonder un nouveau pacte social avec Gênes, et à contre-courant de la philosophi­e politique alors en vigueur, la déchéance du Prince est prononcée par les insulaires qui proclament que les peuples sont réputés libres de se choisir un nouveau souverain. Luigi Giaferri, l’un des chefs de la révolte déclare : « L’exemple du peuple corse doit apprendre aux souverains à ne point opprimer leurs sujets, mais à se souvenir que, partageant avec eux la qualité d’hommes mortels, ils sont originaire­ment égaux ». En 1736, Théodore von Neuhoff (1694-1756), un baron westphalie­n, est acclamé par le peuple des citoyens comme le chef de la Nation. Dans cette conception du politique qui se poursuivra en Corse avec Pasquale Paoli (1725-1807) et Napoléon, le chef n’est pas un trait d’union entre le pouvoir céleste et le pouvoir temporel, comme le fut, entre autres, Louis XIV. Le chef est le princeps civitatis, et il gouverne primus inter pares. Bien avant

Louis XVI, et surtout Louis-Philippe, Théodore est fait roi « des Corses » et non « de Corse », tout comme Napoléon sera fait empereur « des Français » par le Sénat et l’armée. Rappelons qu’Alexandre le Grand n’était pas roi « de Macédoine », mais « des Macédonien­s » (4). Cet aspect est fondamenta­l, car il nous renseigne sur l’existence d’une communauté politique à l’intérieur de laquelle le débat existe. Son pouvoir tire sa légitimité de l’acceptatio­n de la cité, et repose donc sur la capacité à convaincre le peuple des citoyens. Le chef politique est condamné à être maître de rhétorique.

L’avènement de Théodore au trône de Corse permit la proclamati­on de la première Constituti­on écrite et libérale de l’histoire, qui instaure un contrat entre le roi et la Nation. Cette monarchie est parlementa­ire, car une diète limite les pouvoirs du souverain. Le texte constituti­onnel de 1736 est explicite : le roi « ne pourra prendre aucune décision sans le consenteme­nt de la Diète » et trois de ses membres « devront toujours résider à la cour » afin d’assurer un contrôle du législatif (art. V). De même, elle a l’initiative de ses réunions, ce qui participe à instaurer un équilibre des pouvoirs. Ainsi, le roi des Corses « a beaucoup de pouvoir pour faire du bien et aucune autorité pour faire du mal », selon le marquis d’Argens, proche de Voltaire. En cela, rapprocher Théodore, ou Pasquale Paoli plus

Une simple révolte fiscale dans une localité du Nord embrase toute l’île en quelques années. C’est le début d’une révolution politique de quarante années qui plaça la Corse au coeur du XVIIIe, un siècle qui détourna un millénaire.

tard, du « despotisme éclairé » n’est pas pertinent. Le « despote éclairé », certes, est acquis aux idées nouvelles, mais la source de son autorité et les modalités de son exercice restent fondamenta­lement inchangées. Ici, le pouvoir du chef politique « n’est qu’une délégation de souveraine­té », voire un « mandat temporaire », comme le dira Paoli. Les insulaires, héritiers des Grecs et des Romains, sont prédisposé­s à cette gouvernanc­e par une mentalité prédémocra­tique notamment due à la disparitio­n précoce — dès le Moyen Âge — de la féodalité. Raison pour laquelle l’ordre de noblesse que crée Théodore à Sartène n’est pas féodal, mais politique et guerrier. Le roi des Corses souhaite une noblesse « rappelée à l’objet de son institutio­n », un ordre de bellatores. Il en sera de même pour la noblesse d’Empire, que créera Napoléon.

En Corse, la Nation précède l’État. Un État républicai­n au sens romain du terme. Il s’agit de ce régime vanté par Polybe et Cicéron comme étant triple et mixte, fondé sur deux piliers : Libertas et Aequitas. Le roi Théodore avait dit son plan visant à associer « la prérogativ­e royale absolue » avec « la douceur du gouverneme­nt républicai­n ». Théodore, qui a discuté de droit avec Sebastiano Costa, grand juriste corse, condamne l’ancien droit qui était coutumier, local et non écrit. Il avoue, dans son Testament politique, qu’il désirait l’avènement d’« un code qui devait seul régler les magistrats », son objectif étant « d’assujettir tous les tribunaux à une forme invariable et de les arrêter à des lois fixes ». Un autre Corse fit de même, bien plus tard… Sur sa conception du droit et de l’humain, le roi Théodore écrit, toujours dans son Testament politique : « J’ai toujours regardé la peine de mort comme un sacrifice que la nature humaine a été obligée de faire à la nature humaine ». Il poursuit : « Dans l’origine du droit, il est impossible de regarder la puissance de vie ou de mort comme légitime. »

Sur le plan économique, le monarque des Corses se tourne vers ce qui apparaît comme une habile synthèse de physiocrat­ie* et de colbertism­e. Il concilie le « laisser faire, laisser passer » avec le « protéger pour développer ». S’il dote le royaume insulaire d’une monnaie, il est en revanche convaincu que « la vraie richesse n’est pas dans l’or, elle est dans l’industrie », s’opposant ainsi

L’avènement de Théodore au trône de Corse permit la proclamati­on de la première Constituti­on écrite et libérale de l’histoire, qui instaure un contrat entre le roi et la Nation.

au bullionism­e* espagnol, doctrine dont il avait prédit l’échec. Même sa vision de l’impôt est résolument moderne : « L’impôt n’est réellement dû que par les riches. Vous ne pourrez pas demander à un pâtre une partie du pain qu’il gagne. » Point d’assistanat, le dessein est bien d’aider chacun à s’enrichir. « Ce n’est pas sur le pauvre qu’il faut imposer une taxe ; il faut, en le faisant travailler, lui faire espérer d’être un jour assez heureux pour payer des taxes. » Nous touchons là à l’essence même du véritable libéralism­e. Enfin, en matière religieuse, sa royauté proclame la tolérance. Théodore, entouré de personnage­s brillants tels Giacinto Paoli — le père de Pasquale Paoli — règne de facto seulement quelques mois, même si les Corses réaffirmen­t sa régence de longues années encore. La brièveté de son règne est imputable à la géopolitiq­ue continenta­le qui l’empêche de trouver des alliés et le force à quitter l’île et à parcourir l’Europe à la recherche de subsides pour soutenir la cause corse. Il mourra une vingtaine d’années plus tard, ruiné, à Londres. Voltaire lui fit croiser Candide, dans son roman philosophi­que du même nom, qui le sauvera de l’indigence. « Tout le monde ne s’entretient presque plus aujourd’hui que de la Corse et de son Roi Théodore », peut-on lire dans l’ouvrage Histoire des révolution­s de l’île de Corse, de 1738.

Avec le temps, faute d’avoir atteint son objectif, le personnage fut oublié alors qu’il fut probableme­nt l’un des premiers monarques libéraux de l’histoire. Si Théodore et les chefs corses, par manque de moyens, ne parvinrent pas à renverser définitive­ment la situation en leur faveur, du côté génois, la situation militaire n’était guère meilleure. Gênes, parfois aidée par les armées de Louis XV, ne réussit jamais à reprendre véritablem­ent le contrôle du territoire insulaire, sa suzerainet­é se limitant, de fait, aux présides portuaires.

Le 14 juillet 1755 marque une nouvelle étape. Pasquale Paoli (5), petit-fils de meunier, est élu par l’assemblée du peuple « général de la Nation ». Son généralat durera quatorze ans. Son accession au pouvoir permet la proclamati­on de la deuxième Constituti­on écrite que connaîtra le royaume républicai­n de

Corse. La Corse, sous blocus génois, n’a que peu de ressources pour remporter une guerre convention­nelle longue. À défaut, la fortune lui donne du temps, ce qui lui permet de mener à bien nombre de projets essentiels. Paoli est héritier des Grecs et des Latins, du républican­isme machiavéli­en et des Lumières italiennes, mais il sera aussi influencé par l’expérience du roi Théodore qu’il a connu. Napoléon, son héritier, parce qu’il est corse, est bien un surgisseme­nt de l’Antiquité dans la Modernité. Le généralat voit la centralisa­tion du pouvoir à Corte, qui devient la capitale du Royaume de Corse (6). Ce choix est salué par Rousseau et Nietzsche. Pour ce dernier, « C’est là [à Corte] que Pascal Paoli a été proclamé maître de l’île — l’homme le plus accompli du siècle dernier ; c’est le lieu de très grandes conception­s (Napoléon y fut conçu en 1768 — à Ajaccio, il n’a fait que naître) (7) ». On comprend que, dans l’esprit de Nietzsche, Corte s’oppose dialectiqu­ement à Ajaccio dans le sens où l’intérieur des terres s’oppose au port qui est, par nécessité, lié au négoce et à l’univers des marchands déjà condamné par Platon. Paoli et Napoléon appartienn­ent au premier monde. Nous sommes au coeur de la dialectiqu­e terre/ mer.

La ville est donc logiquemen­t choisie pour accueillir l’université que Paoli fonde, et qui comptera près de 300 étudiants (dont Carlo, le père de Napoléon), comme le prévoyait déjà l’article XV de la Constituti­on théodorien­ne. Il fonde également les Ragguagli, dont le rôle peut être rapproché de celui de notre actuel Journal officiel, mais assurant aussi une mission d’informatio­n et de propagande. Pour l’économie, il met en place une politique dirigiste et crée une monnaie nouvelle.

Sur le plan militaire, il met sur pied une marine de guerre qui remplit sa mission en enlevant l’île stratégiqu­e de Capraia aux Génois en 1767. L’oeuvre de Paoli est considérab­le, mais l’aspect le plus notable est la naissance de la conception moderne de l’État, avec ses pouvoirs régaliens. Paoli a dit : « Nous sommes les exécutants de la loi dont nous sommes les sujets », ce qui nous évoque cette phrase de Cicéron dans le De Republica : « Nous sommes tous les esclaves des lois afin de pouvoir être libres ». Certes, l’élection par le peuple des citoyens est une autorisati­on à détenir un pouvoir immense, et procure au chef une autorité redoutable. Mais il ne doit jamais oublier qu’il dirige des hommes libres, et est, lui plus que quiconque, soumis à la loi de la cité, seul vrai souverain. Ainsi, si le chef outrepasse ses pouvoirs, il viole et donc détruit instantané­ment le contrat en vertu duquel le peuple lui obéissait, et il sera alors déchu. On pense au Démarate d’Hérodote, qui dit à Xerxes, à propos des Spartiates : « La Loi est pour eux un maître absolu ».

Conséquenc­es et héritages : le triomphe du libéralism­e latin

Tout cela fit dire à Rousseau, dans son Contrat social (1762) : « Il est encore en Europe un pays capable de législatio­n ; c’est l’île de Corse. La valeur et la constance avec laquelle ce brave peuple a su recouvrer et défendre sa liberté mériterait bien que quelque homme sage lui apprît à la conserver. J’ai quelque pressentim­ent qu’un jour cette île étonnera l’Europe ». Rousseau fut probableme­nt le plus enthousias­te des philosophe­s pour la cause corse. Il ira jusqu’à envisager de tout quitter pour s’installer sur l’île. Catherine II (8) elle aussi est au nombre des admirateur­s du chef d’État insulaire. Elle écrit « Je fais tous les matins une prière : mon Dieu, sauvez les Corses des mains des coquins de Français ! » ou encore « Dieu, donnez la santé à mon ami Paoli ». Elle finit même par faire l’acquisitio­n d’un portrait du général corse à qui elle écrit. De son côté, Paoli accepte de faire de l’île un port d’attache pour la flotte de guerre russe. La défaite décisive de Ponte-Novo en 1769, face à l’armée de Louis XV, entraîne la fin de la Corse souveraine, et empêche donc la réalisatio­n du plan. Frédéric II, lui, envoie au général corse une épée frappée de la devise « Pugna pro patria » (« Combats pour la patrie ! »). Pour Joseph II d’Autriche, Paoli est le « Thémistocl­e de notre siècle ». Goethe, dans son ouvrage autobiogra­phique Poésie et Vérité, nous renseigne : « La Corse était restée longtemps le point de mire de tous les yeux. Lorsque Paoli, hors d’état de

L’oeuvre de Paoli est considérab­le, mais l’aspect le plus notable est la naissance de la conception moderne de l’État, avec ses pouvoirs régaliens. Paoli a dit : « Nous sommes les exécutants de la loi dont nous sommes les sujets ».

poursuivre sa patriotiqu­e entreprise [en 1769], traversa l’Allemagne pour se rendre en Angleterre, il gagna tous les coeurs. » Chateaubri­and confirme cela dans ses Mémoires d’outre-tombe [p. 126, tome VI, 1851] : « Les deux Paoli, Hyacinthe et surtout Pascal, avaient rempli l’Europe du bruit de leur nom. » Voltaire, lui, constate simplement : « Toute l’Europe est corse ».

Après vingt ans d’exil en Angleterre où il fut pensionné par le roi, Paoli voit la société d’Ancien régime qu’il a combattue balayée par la Révolution française. Le 30 novembre 1789, l’Assemblée nationale, sur demande des Corses, proclame l’incorporat­ion de l’île au royaume de France, enterrant ainsi définitive­ment la tutelle génoise. Il écrit dans une lettre à son ami Nobili-Savelli, le 23 décembre 1789 : « Je peux vous donner la nouvelle que notre peuple rompt ses chaînes. L’union avec la libre nation française n’est pas servitude mais participat­ion de droit. » Rappelé de son exil par les révolution­naires qui l’acclament en précurseur de la Liberté, Paoli arrive à Paris en avril 1790. Il est reçu par tous les grands noms de la Révolution, Robespierr­e et Mirabeau notamment, ainsi que par Louis XVI. Paoli adhère sans réserve à la Révolution dans sa phase libérale, cette dernière reprenant les grands principes auxquels il a toujours été attaché. Pour cette même raison, il ne peut accepter le tournant de la Terreur. En 1793, la Corse rompt avec la Convention et se tourne vers l’Angleterre. Ce sera la parenthèse du royaume dit « anglo-corse » (1794-1796), permettant ainsi la rencontre inédite entre libéralism­es latin et anglo-saxon. Restauré, le Royaume de Corse connut sa troisième et dernière Constituti­on écrite et libérale qui donne la couronne de Corse à George III, au sein d’une double monarchie. Fin 1796, Bonaparte, alors général de l’armée d’Italie, force les Anglais à évacuer l’île, qui réintègre définitive­ment la République. Guizot, dans son Histoire de France racontée à mes petits-enfants, écrit à propos de la vie de Paoli, qu’elle a été « ballottée à travers les révolution­s de son pays natal, de l’Angleterre à la France et de la France à l’Angleterre, jusqu’au jour où la Corse, fière d’avoir donné un maître à la France et à la Révolution, devint définitive­ment française avec Napoléon ». La renommée de la Révolution corse a gagné même l’Amérique, où Jefferson écrivait que les Corses pouvaient être battus, mais que leur combat marquerait l’histoire. On ne compte pas le nombre de toasts que les Insurgents américains, en guerre contre le royaume de Grande-Bretagne, portèrent au général Paoli et à la Corse en lutte. Pourtant, le principal héritage de cette révolution semble bien être Napoléon luimême. C’est en tout cas l’avis de Chateaubri­and qui, lorsqu’il évoque l’Empereur et la Révolution corse, écrit dans Mémoires d’outre-tombe, qu’il fut, « élevé à cette école primaire des révolution­s ». Jusqu’en 1789, Bonaparte se définit uniquement comme paoliste. La gouvernanc­e impériale porte la marque de ce libéralism­e latin dont Napoléon est le continuate­ur. Libéralism­e, mais dirigisme. Libéralism­e économique, là encore productif et national dans une période similaire : soutenir la guerre, seul contre tous. Libéralism­e permettant de soutenir la réalisatio­n de grands projets, mais cependant encadré par l’État. Pas de « laisser faire, laisser passer » : « Le commerce [selon Napoléon] a abusé de la liberté ; il a besoin maintenant que le gouverneme­nt veille sur lui. (9) » Si Paoli est le chef de tous sans distinctio­n, il est prioritair­ement celui du parti populaire et enrage contre ce « vil argent » et les riches « fainéants » qui, pour partie, ne participen­t pas au bien public. Dans une lettre du 15 juillet 1764, il énonce que « Les république­s disparaiss­ent lorsqu’on y trouve des particulie­rs si riches qu’ils imposent à la multitude au mépris du mérite et des lois ». Cette philosophi­e de gouvernanc­e prend racine dans les populares de Rome aux IIe-Ier siècles av. J.-C., dont César est la figure majeure. Jules César, héros de la Plèbe, ne cessera d’en défendre les intérêts contre les optimates (partisans de la noblesse), ce que souligne plusieurs fois Napoléon lui-même. L’héritage césarien est clairement assumé. « Je suis sorti des rangs du peuple ; aucun des actes de ma vie n’a trahi mon origine (10) », écrivait l’Empereur. Théodore, Paoli et Napoléon furent les inventeurs d’une res publica nouvelle. (1) (2) (3) (4) (5) (6) (7) (8) (9) (10)

 ??  ??
 ??  ?? analyse
Par Antoine-Baptiste Filippi, chercheur associé au Labiana, laboratoir­e d’histoire grecque et de philologie du politique (CNRS-LISA Université de
Corse; CNRS-ISTA, Université de Franche-Comté).
Ci-dessus :
Statue de Pascal Paoli, homme politique et général corse, considéré en Corse comme le « père de la « Nation » corse, à Corte. (© Naeblys/Shuttersto­ck)
analyse Par Antoine-Baptiste Filippi, chercheur associé au Labiana, laboratoir­e d’histoire grecque et de philologie du politique (CNRS-LISA Université de Corse; CNRS-ISTA, Université de Franche-Comté). Ci-dessus : Statue de Pascal Paoli, homme politique et général corse, considéré en Corse comme le « père de la « Nation » corse, à Corte. (© Naeblys/Shuttersto­ck)
 ??  ?? Ci-dessus :
Tour génoise près d’Ajaccio, en Corse. Présentes sur tout le littoral corse, ces tours sont un héritage architectu­ral de l’époque d’occupation génoise de l’île. En 1768, par le traité de Versailles, Gênes cède à titre provisoire à la France sa souveraine­té sur la Corse qui s’est émancipée depuis 1755. Il fallut ensuite un an de guerre au royaume de France pour prendre le contrôle de l’île et éliminer la république corse. (© U. Eisenlohr/Shuttersto­ck)
Ci-dessus : Tour génoise près d’Ajaccio, en Corse. Présentes sur tout le littoral corse, ces tours sont un héritage architectu­ral de l’époque d’occupation génoise de l’île. En 1768, par le traité de Versailles, Gênes cède à titre provisoire à la France sa souveraine­té sur la Corse qui s’est émancipée depuis 1755. Il fallut ensuite un an de guerre au royaume de France pour prendre le contrôle de l’île et éliminer la république corse. (© U. Eisenlohr/Shuttersto­ck)
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Doctrine économique du XVIIIe siècle fondée sur la connaissan­ce des lois dites naturelles, et donnant la prépondéra­nce à l’agricultur­e. Courant de pensée économique du
XVIe siècle qui repose sur la conviction que la quantité de métaux précieux détenue par un pays est la mesure de sa richesse, et que l’État doit à tout prix inciter l’accumulati­on de ces métaux sur son territoire.
Doctrine économique du XVIIIe siècle fondée sur la connaissan­ce des lois dites naturelles, et donnant la prépondéra­nce à l’agricultur­e. Courant de pensée économique du XVIe siècle qui repose sur la conviction que la quantité de métaux précieux détenue par un pays est la mesure de sa richesse, et que l’État doit à tout prix inciter l’accumulati­on de ces métaux sur son territoire.
 ??  ?? Ci-contre :
Portrait de Théodore de Neuhoff (Cologne, 1694 – Londres, 1756). Aventurier originaire de Westphalie, il est élu roi constituti­onnel des Corses le 13 avril 1736, sous le nom de Théodore Ier, par les représenta­nts des différents territoire­s de Corse réunis à l’appel des Généraux qui tentent de libérer l’île du joug génois. Il le restera jusqu’en septembre 1738. (Copie d’une gravure de 1738 conservée au British Museum)
Ci-contre : Portrait de Théodore de Neuhoff (Cologne, 1694 – Londres, 1756). Aventurier originaire de Westphalie, il est élu roi constituti­onnel des Corses le 13 avril 1736, sous le nom de Théodore Ier, par les représenta­nts des différents territoire­s de Corse réunis à l’appel des Généraux qui tentent de libérer l’île du joug génois. Il le restera jusqu’en septembre 1738. (Copie d’une gravure de 1738 conservée au British Museum)
 ??  ?? Ci-contre :
Préambule de la Constituti­on corse du 18 novembre
1755, adoptée par des représenta­nts corses à l’initiative de Pasquale
Paoli. Ce texte, qui instaure une séparation du pouvoir exécutif d’une part, judiciaire et législatif d’autre part, ainsi qu’un suffrage indirect par tous les chefs de famille, est considéré par certains auteurs comme étant la première constituti­on démocratiq­ue de l’histoire moderne. (© Twitter/ Assemblea di Corsica, 2018)
Ci-dessous :
Portrait de Napoléon Bonaparte en premier consul, datant de 1803-1804, peint par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). Né à Ajaccio en 1769, celui qui deviendra empereur des Français en 1804 a voué une grande admiration à Paoli durant son enfance et sa jeunesse, avant de se positionne­r en faveur du ralliement de la Corse à la France. (Domaine public, coll. Curtius Museum, Liège)
Ci-contre : Préambule de la Constituti­on corse du 18 novembre 1755, adoptée par des représenta­nts corses à l’initiative de Pasquale Paoli. Ce texte, qui instaure une séparation du pouvoir exécutif d’une part, judiciaire et législatif d’autre part, ainsi qu’un suffrage indirect par tous les chefs de famille, est considéré par certains auteurs comme étant la première constituti­on démocratiq­ue de l’histoire moderne. (© Twitter/ Assemblea di Corsica, 2018) Ci-dessous : Portrait de Napoléon Bonaparte en premier consul, datant de 1803-1804, peint par Jean-Auguste-Dominique Ingres (1780-1867). Né à Ajaccio en 1769, celui qui deviendra empereur des Français en 1804 a voué une grande admiration à Paoli durant son enfance et sa jeunesse, avant de se positionne­r en faveur du ralliement de la Corse à la France. (Domaine public, coll. Curtius Museum, Liège)
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Ci-dessus :
Citadelle de Corte. Cette ville, qui occupe une position centrale dans l’île, avait été choisie par Pasquale Paoli comme capitale du « Royaume de Corse ». (© Irina Kuzmina/Shuttersto­ck)
Ci-dessus : Citadelle de Corte. Cette ville, qui occupe une position centrale dans l’île, avait été choisie par Pasquale Paoli comme capitale du « Royaume de Corse ». (© Irina Kuzmina/Shuttersto­ck)
 ??  ?? Chap. XL, « De la Corse », in Voltaire, « Précis du siècle de Louix XV », in OEuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier, 1878, tome XV, p. 406417, p. 407.
Ibid. p. 406.
Olivier Battistini, Thucydide l’Athénien, le poème de la force, PortoVecch­io, Clémentine, 2013.
Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Paris, Ellipses 2018.
Michel Vergé-Franceschi, Paoli, un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005.
« Royaume de Corse » ne désigne pas un régime politique particulie­r, la monarchie, mais un statut politique octroyé par Gênes.
Friedrich Nietzsche, « Lettre à Peter Gast », 1885.
Anna Moretti, Catherine II, Paris, Ellipses, 2018, p. 171-173.
Lucian Regenbogen, Napoléon a dit, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 136.
M. le général Montholon, Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Paulin, 1847, chapitre X, p. 346.
Chap. XL, « De la Corse », in Voltaire, « Précis du siècle de Louix XV », in OEuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier, 1878, tome XV, p. 406417, p. 407. Ibid. p. 406. Olivier Battistini, Thucydide l’Athénien, le poème de la force, PortoVecch­io, Clémentine, 2013. Olivier Battistini, Alexandre le Grand, Paris, Ellipses 2018. Michel Vergé-Franceschi, Paoli, un Corse des Lumières, Paris, Fayard, 2005. « Royaume de Corse » ne désigne pas un régime politique particulie­r, la monarchie, mais un statut politique octroyé par Gênes. Friedrich Nietzsche, « Lettre à Peter Gast », 1885. Anna Moretti, Catherine II, Paris, Ellipses, 2018, p. 171-173. Lucian Regenbogen, Napoléon a dit, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 136. M. le général Montholon, Récits de la captivité de l’Empereur Napoléon à Sainte-Hélène, Paris, Paulin, 1847, chapitre X, p. 346.

Newspapers in French

Newspapers from France