– ENTRETIEN La Moldavie de Maia Sandu à l’heure des défis
Pourriez-vous dresser le portrait de Maia Sandu, nouvelle présidente de la République de Moldavie, élue le 15 novembre 2020 ? Qu’est-ce qui, chez elle, a convaincu les électeurs moldaves ?
F. Parmentier : Maia Sandu est une de ces personnalités moldaves qui ont émergé assez tardivement. Elle vient de l’extérieur du champ politique et apporte une dimension d’expertise et l’exemplarité d’une personne engagée dans la lutte contre la corruption. Ce sont les deux principales valeurs véhiculées par son style de leadership.
Née en 1972, elle a vingt ans environ lors de la chute de l’URSS. Elle étudie à l’académie des Études économiques de Moldavie, à l’académie d’Administration publique puis à Harvard avant d’accéder à un poste à la Banque mondiale. Elle fait ses débuts en politique en 2012 en étant directement nommée au poste de ministre de l’Éducation nationale. Elle comprend alors les limites de l’Alliance pour l’intégration européenne — la coalition gouvernementale — et décide de créer le Parti action et solidarité (PAS). Pour ce faire, elle s’est appuyée sur différents cercles concentriques de personnalités en poste dans l’administration centrale et ayant travaillé à l’étranger.
Après un premier échec à la présidentielle en 2016, elle consolide son assise politique jusqu’à sa victoire en novembre 2020 avec un score fleuve de plus de 57 % au second tour. La participation des jeunes, de la diaspora et de l’électorat roumanophone a été substantielle, et par ailleurs, Maia Sandu a su trouver une position moins clivante que celle d’autres candidats de la droite.
Notons également que la crise politique de l’été 2019 a servi de révélateur, et que la coalition gouvernementale qui en est sortie, menée par Maia Sandu, a été un moment « d’échec sur la voie du succès ». Une tripartition s’était imposée à la suite des élections de février 2019 entre le parti socialiste du président Igor Dodon, le parti démocrate de l’oligarque Vladimir Plahotniuc et la coalition de Maia Sandu. On s’attendait à ce que les démocrates soient au coeur de la future coalition. Contre toute attente, une alliance s’est créée entre Igor Dodon et Maia Sandu, faisant face à Plahotniuc et causant le départ de ce dernier en juin 2019. Si, au sein de cette coalition, les tensions n’ont pas tardé à monter, Maia Sandu, qui était alors cheffe du gouvernement, a su s’entourer de nouveau de personnalités au profil technique, confortant ainsi sa « présidentialité ». Enfin, la chute de ce gouvernement de coalition juste avant le début de la pandémie lui a permis d’éviter de porter la responsabilité de la gestion de la crise.
Que dire du paysage politique en recomposition dans lequel Maia Sandu a su s’imposer ?
Les évènements ont joué en la défaveur des autres forces politiques. Il y a d’abord la responsabilité de la gestion de la
pandémie, élément d’affaiblissement du président sortant. Mais surtout, plusieurs affaires de malversations lui ont été attribuées. On peut donc dire que ce dernier partait avec un certain nombre de handicaps alors qu’il disposait d’une machine de guerre électorale plus importante que Maia Sandu, sans même parler de l’appui de la Russie à sa candidature.
Lorsque l’on s’intéresse au report des voix lors du second tour, on remarque aussi que des russophones se sont abstenus ou ont suivi le troisième candidat, Renato Usatîi, qui a pris position pour Maia Sandu. Igor Dodon a ainsi été affaibli par cette fragmentation de l’électorat prorusse (Renato Usatîi a récolté 17 % des suffrages exprimés). Maia Sandu a quant à elle réussi à s’extirper de ce clivage prorusse ou antirusse pour s’élever au niveau d’autres questions politiques, malgré la présence d’autres candidats du centre ou de la droite, tels Andrei Nastase, ancien ministre de l’Intérieur, ou Dorin Chirtoaca, ancien maire de Chisinau. Pour autant, nous n’avons eu que des déclarations de principe sur ce qui constitue la colonne vertébrale de son programme : la lutte contre la pauvreté et la corruption, les deux principaux problèmes de la Moldavie. Cela s’apparente donc plus à un projet qu’à un programme structuré ou à une feuille de route.
Une vraie question se pose : la Russie at-elle tout misé sur Igor Dodon ? Sur Igor Dodon et Renato Usatîi ? Ou sur un certain nombre de personnes gravitant autour de Maia Sandu ? Sachant que cette dernière va devoir créer les conditions d’un dialogue entre Moscou et Chisinau, mais aussi avec Bucarest et Kiev.
Le gouvernement moldave a démissionné en décembre 2020, quelques semaines après l’élection de Maia Sandu, ouvrant la voie à de possibles élections législatives durant l’été 2021. Vous faisiez récemment remarquer que de telles élections pourraient avoir l’effet d’un « troisième tour » de l’élection présidentielle (1). Qu’entendezpar là ?
L’originalité de la politique moldave est qu’une « seconde campagne électorale » a commencé après l’élection de la Présidente, dans la perspective d’une dissolution du Parlement (où elle est minoritaire). On a ainsi vu Igor Dodon faire passer une loi faisant du russe la seconde langue officielle du pays, afin de ramener les russophones à lui — loi qui a finalement été rejetée par la Cour suprême. La seconde question en suspens est celle du choix du Premier ministre par Maia Sandu, qui aura besoin d’un appui solide. Et pour cause : la Présidente, en dehors d’un pouvoir important de nomination
Maia Sandu a quant à elle réussi à s’extirper de ce clivage prorusse ou antirusse pour s’élever au niveau d’autres questions politiques : la lutte contre la pauvreté et la corruption, les deux principaux problèmes de la Moldavie.
des juges et en matière de politique étrangère, n’a pas autant de pouvoirs que le chef du gouvernement dans cette république parlementaire.
En pratique, le gouvernement en exercice doit démissionner à la suite de l’élection présidentielle afin que le nouveau chef d’État propose son candidat pour le poste de Premier ministre. (Il dispose de deux « tentatives » avant la dissolution du Parlement et la convocation des électeurs aux urnes.) Au 9 février, le nom de Natalia Gavrilita a été proposé une première fois par la Présidente. Il s’agit d’une personnalité formée entre la Moldavie et Harvard, avec un passage par Oxford. Son parcours est techniquement irréprochable et international, même si elle n’a pas de réel poids politique en dehors de son poste de ministre des Finances sous le gouvernement Sandu. De cette manière, Maia Sandu tente de promouvoir un profil technique à dessein : soit elle réussit son pari en parvenant à la nommer Première ministre, soit elle se rapproche d’une solution politique dans laquelle elle pourrait reprendre la main avec des législatives anticipées.
Maia Sandu doit en effet renforcer la position au Parlement de la coalition du bloc ACUM (associant le PAS au parti de centre droit Plateforme vérité et dignité) — ce dernier ne dispose actuellement que de vingt-six représentants sur cent un. On parle alors d’une sorte de « troisième tour » du scrutin présidentiel, car l’obtention d’une majorité au Parlement donnerait à Maia Sandu un pouvoir structurel lui permettant de mener à bien ses réformes. C’est donc l’objectif actuel de la Présidente, qui est dans une dynamique particulière puisqu’elle n’use pas d’une communication en ligne ni de la proximité avec ses électeurs. Ici, le duo exemplarité-compétence prime sur la communication en ligne.
Toutefois, si vote il y avait, il n’est pas certain que Maia Sandu le remporterait. Tout dépendrait du mode de scrutin, mais aussi de l’ampleur des résistances partisanes locales. Les partis démocrate ou socialiste possèdent ainsi de réelles assises dans certaines circonscriptions. C’est une donnée que l’on a encore du mal à appréhender, tout comme la possible multiplication des candidatures. Rien n’est donc gagné.
Quelles inflexions en matière de politique étrangère sont à attendre ? Quel rôle l’Union européenne (UE) a-t-elle à jouer ?
Pour définir la politique étrangère moldave, il faut penser en termes d’inerties
sur lesquelles le clivage politique prorusse ou antirusse a peu de prise effective, en tout cas moins que symbolique. C’est le cas du dossier transnistrien (voir infra), mais aussi de l’intégration durable de la Moldavie dans l’espace européen. Ce constat plaide pour une forte demande de changements politiques internes, pour plus d’exemplarité de l’État moldave et moins pour des manoeuvres de politiques internationales. La politique extérieure de Maia Sandu devrait donc être assez comparable à celle de ses prédécesseurs : un mouvement vers l’UE qui évite de tendre les relations avec la Russie.
La Moldavie est par ailleurs fortement liée au marché européen depuis la signature en 2014 d’un accord d’association avec l’UE. Cet accès au marché européen est à la fois un moteur pour les réformes et une récompense.
Toutefois, si les Européens réfléchissent en termes d’immigration, la Moldavie, elle, doit penser en termes d’émigration : pour éviter la dépopulation, elle doit organiser des retours au pays ou maintenir des liens avec les ressortissants moldaves à l’étranger. À ce titre, une réflexion commune sur le volet démographique serait intéressante, à l’aune de l’expérience de la Roumanie et de la Bulgarie qui ont aussi connu ces difficultés depuis 1989.
Quelle réaction attendre de la part de Moscou ?
Il est vrai que la Présidente s’est récemment prononcée en faveur d’une sortie des troupes russes de Transnistrie (territoire sécessionniste de la Moldavie non reconnu par la communauté internationale [voir carte p. 15]). Il s’agit d’un discours classique. Par exemple, le parti communiste avait déjà formulé cette demande dès 2005, après avoir tenté un rapprochement avec Tiraspol. Ce à quoi la Russie a répondu — comme à son habitude — que Chisinau devrait régler la dette de la Transnistrie à l’égard de Gazprom, qui représente près d’une année de PIB pour la Moldavie.
Par ailleurs, il va de soi qu’il existe une politique russe en Transnistrie, même si les regards sont actuellement tournés vers le
Caucase du Sud et la Biélorussie. Cette dernière consiste à utiliser la Transnistrie comme un levier d’influence sur la gouvernance moldave pour éviter au pays de « tomber dans l’OTAN ou l’UE », sans soutenir pour autant l’indépendance de Tiraspol. Pourtant, l’article 11 de la Constitution moldave proclame la « neutralité permanente » du pays. On comprend donc que cette neutralité est avant tout l’objet d’une discussion entre États.
Par ailleurs, la Russie ne déploie pas beaucoup d’efforts pour intégrer économiquement la Moldavie et ainsi concurrencer l’Union européenne. Les avantages que Moscou fait miroiter quant à l’accès au marché économique eurasiatique ne sont pas acceptables en Moldavie, même pour les prorusses. Et pour cause : le commerce moldave est déjà réorienté vers les marchés européens.
La politique extérieure de Maia Sandu devrait être assez comparable à celle de ses prédécesseurs : un mouvement vers l’UE qui évite de tendre les relations avec la Russie.
Maia Sandu a été reçue au palais de l’Élysée le 4 février dernier. Il s’agissait d’un des premiers voyages officiels à l’étranger pour la Présidente après Bruxelles et Kiev. Durant leur déclaration conjointe à la presse (2), les deux chefs d’État ont fait part de leur souhait de renforcer les liens qui unissent la France et la Moldavie. Quelle forme pourrait prendre cette coopération renforcée ?
La présence française en Moldavie remonte à 1989 avec l’ouverture de la première Alliance française. Dès l’indépendance de la Moldavie, la France a donc disposé d’un réseau culturel sur place. Aujourd’hui, elle peut aussi s’appuyer sur quelques acteurs économiques tels que Lafarge, Lactalis, Orange ou encore la Chambre de commerce et d’industrie France-Moldavie. Politiquement, on note que si la France a pu jouer un rôle direct dans la résolution de la crise au Haut-Karabagh au sein de la coprésidence du groupe de Minsk de l’OSCE, lors du conflit russo-géorgien de 2008 et enfin en Ukraine par le biais du Format Normandie, cette dernière n’occupe pas de place spécifique dans le règlement du conflit en Transnistrie. Un certain nombre de rapprochements seraient donc envisageables.
Par ailleurs, le vrai coup à jouer pour la Moldavie serait de développer la coopération décentralisée inspirée des nombreux jumelages entre les collectivités territoriales françaises et roumaines. Cette solidarité internationale s’est ainsi matérialisée au travers de différents projets communs : économiques, éducatifs et dans le domaine viticole, patrimoine culturel commun pour la France et la Moldavie.
Enfin, un rapprochement politique pourrait s’opérer. La dernière visite présidentielle française en Moldavie remonte au premier mandat de Jacques Chirac, et il suffit de mentionner la bande dessinée Quai d’Orsay (3), dans laquelle le ministre
Taillard de Worms propose d’annuler pour la septième fois sa rencontre avec l’ambassadeur moldave, pour saisir, avec humour, une autre part de la réalité des relations franco-moldaves. Malgré tout, les groupes d’amitié franco-moldaves ont su mettre en place un remarquable travail de diplomatie parlementaire.
Lors de cette rencontre, il a aussi été fait mention du rôle de la francophonie en Moldavie : comment qualifier l’étonnant « attachement francophone (4) » de ce pays et le rôle que l’Organisation internationale de la francophonie pourrait y jouer ?
Il faut se tourner vers l’histoire, au temps des principautés de Valachie et de Moldavie, mais aussi des guerres napoléoniennes qui ont vu défiler des officiers russes sur ce territoire.
Cela a créé le terreau d’émergence du français, seule langue possible pour communiquer avec ces soldats en plus du russe. S’y est ajouté plus tard l’élément soviétique, impliquant la répartition des compétences entre pays. Il a été décidé que Moscou et Chisinau seraient des centres de formation d’excellence pour l’enseignement de la langue française, la Moldavie bénéficiant d’un héritage latin roumain la prédisposant à l’enseignement des langues latines. C’est ce qui explique la volonté de donner une place aux filières francophones dans le système éducatif moldave et le déploiement d’Alliances françaises, même dans des villes de petite taille. Si, depuis les années 1990, l’anglais a pris de l’ampleur, la dynamique de l’enseignement du français n’a pas perdu de sa vigueur. C’est un des facteurs de singularisation de la Moldavie. Pourtant, en dépit de la place privilégiée que conserve la langue française, cet attachement reste méconnu du côté français.
En outre, le français vu de Moldavie est important : il a permis l’ouverture moldave et l’émigration vers d’autres pays que ceux de l’URSS, notamment vers le Canada. Notons également que la Moldavie a été rattachée à la francophonie dès 1996. Si le premier sommet de la francophonie dans la région s’est tenu en Arménie en 2018, c’est la Moldavie qui domine en termes de nombre de locuteurs. La proposition du président Macron n’est donc pas étonnante et avait déjà justifié la dernière visite présidentielle française en 1998.
Le dernier conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan au HautKarabakh s’est soldé par un accord de cessez-le-feu négocié par Moscou, qui supervise sur place une mission de maintien de la paix. Alors que la Russie tend à répéter certaines actions d’un pays à l’autre de son « étranger proche », cette intervention pourrait-elle avoir des répercussions en Transnistrie, où elle possède encore une emprise militaire ? La question ne semble pas se poser ainsi pour le moment. La Moldavie aurait presque préfiguré ce qui se passe dans le Haut-Karabagh, avec l’arrivée de gardiens de la paix russes pour une durée indéterminée.
Par ailleurs, on n’imagine pas vraiment que la Russie renforcera sa présence en Transnistrie. La question transnistrienne préoccupe en réalité beaucoup moins l’opinion publique moldave que la corruption ou la pauvreté…
La réelle question est à présent la suivante : quelle sera la solution qui contentera tous les acteurs en présence (locaux et internationaux) et permettra de sortir de ce conflit non résolu de manière durable ? (1) (2) (3) (4)
La politique russe consiste à utiliser la Transnistrie comme un levier d’influence sur la gouvernance moldave pour éviter au pays de « tomber dans l’OTAN ou l’UE », sans soutenir pour autant l’indépendance de Tiraspol.
Depuis le 1er janvier 2021, c’est donc le Portugal qui assume la présidence de l’Union européenne, et ce un semestre durant. Il prend la succession de l’Allemagne, dont le rôle et l’activité auront démontré l’importance de la présidence tournante, censément dévaluée depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne (2009) et, consécutivement, l’existence d’un président du Conseil européen. En dépit de sa discrétion, Angela Merkel peut ainsi revendiquer son rôle propre dans la signature d’un accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Royaume-Uni (24 décembre 2020). Qui plus est, Bruxelles et Pékin sont parvenus in extremis à un accord de principe sur les investissements (30 décembre 2020). S’il laisse bien des questions en suspens, l’aboutissement (provisoire) de cette longue négociation illustre la manière dont le pays qui exerce la présidence tournante de l’Union européenne peut influer sur le cours des choses. Pourtant, le cas de la présidence allemande est spécifique, le Portugal ne pesant évidemment pas du même poids : le pouvoir d’impulsion et d’influence de Lisbonne n’est pas comparable à celui de Berlin. De surcroît, l’« agenda européen » affiché par le gouvernement portugais est des plus conformes. Cette nation d’Extrême-Occident semble vouloir se fondre dans une Europe intégrée, refoulant
ainsi une longue histoire de navigateurs et d’aventuriers, ce passé impérial dont l’héritage géopolitique demeure vivant. Au-delà des enjeux que ce lisse « agenda » pourrait occulter, le souvenir de la geste portugaise nous rappelle que l’histoire et l’avenir de l’Europe ont partie liée avec le grand large.
Un « agenda européen » très conforme
Le programme politique que le gouvernement socialiste portugais entend promouvoir à la tête de l’Union européenne est des plus conformes à la doxa franco-allemande (1). Pêle-mêle, il y est question d’approfondir l’Union économique et monétaire tout en surmontant la fracture Nord/Sud en son sein, d’accélérer la transition écologique et numérique, de faire advenir une Europe sociale qui multiplie les droits de ses citoyens, de renforcer la résilience de l’Union et d’accroître son rôle dans un monde virtuellement régi par un nouveau multilatéralisme. Passablement terne, un slogan officiel tente de résumer et de mettre un peu d’énergie dans ce programme : « Il est temps de produire des résultats : une relance équitable, écologique et numérique ». Ledit slogan se décline selon trois axes : « promouvoir une reprise stimulée par les transitions climatique et numérique ; mettre en oeuvre le socle européen des droits sociaux de l’Union européenne en tant qu’élément distinctif et essentiel pour garantir une transition climatique et numérique juste et inclusive ; renforcer l’autonomie d’une Europe qui doit rester ouverte au monde, jouer un rôle de premier plan dans l’action climatique et promouvoir la transformation numérique au service des citoyens ». À croire que la crise gravissime qui frappe l’Europe comme l’ensemble des économies occidentales, sur fond de bascule des équilibres de richesse et de puissance vers l’Asie, constituerait une sorte de « divine surprise ».
Dans cette énumération, l’observateur ne trouvera rien qui disconvienne aux vues de Paris et de Berlin, si tant est que ces deux capitales soient véritablement à l’unisson (lire l’article de l’auteur dans Diplomatie no 106, p. 12-16). Elle est également conforme aux désidératas de la Commission dite « géopolitique » de l’Union européenne (2), ainsi qu’aux attentes de son Parlement. En contrepartie de cet alignement, Bruno Le Maire, ministre français de l’Économie, propose que le Portugal, avec ses réserves de lithium, intègre l’« Airbus des batteries électriques ». Produite au moyen de barrages électriques et d’éoliennes (40 % de la production électrique nationale), l’« électricité décarbonée » portugaise pourrait également servir un programme d’« hydrogène vert ». Un tel projet serait en phase avec la volonté de Lisbonne de voir aboutir dans le semestre à venir un « Pacte vert pour l’Europe », concrétisé dans un premier temps par l’adoption d’une loi européenne sur le climat. Le dispositif est censé contribuer au redressement économique du continent. Sur le plan social, un sommet devrait être organisé à Porto, les 7 et 8 mai 2021, l’objectif étant d’encourager les pays membres à développer les droits sociaux de leurs citoyens. Enfin, dans le présent contexte de pandémie, la présidence portugaise soutient la fondation d’une « Union européenne de la santé », dotée d’une meilleure capacité de réaction face aux crises sanitaires, capable de produire et de distribuer des vaccins sûrs tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Europe. À cela s’ajoute la promotion du nouveau Pacte migratoire proposé en septembre 2020 par la Commission européenne (3).
Pétri de bonnes intentions, un tel « agenda » n’offre guère de prise à la critique, si ce n’est qu’il laisse croire que la social-démocratie est une idée neuve en Europe. Compte tenu du fait que cette représentation globale est en phase avec les propos quotidiennement tenus en France (le discours politique allemand est plus économe), il serait de mauvais goût de chercher querelle au gouvernement portugais quant à la vanité de son programme européen et du caractère performatif d’un tel discours. Au demeurant, la latitude d’action de Lisbonne sur la scène européenne est faible. Un point appelle toutefois l’attention : « La présidence suivra la mise en oeuvre de l’accord de libre-échange entre le Royaume-Uni et l’UE afin d’assurer de bonnes relations commerciales après le Brexit. » De fait, cet accord n’est que le début d’un commencement. Il n’est encore que très partiellement mis en place, et ce cadre général sera l’objet de négociations perpétuelles qui mobiliseront les capitales européennes et consommeront l’énergie politique des gouvernants, sur le Continent comme dans l’archipel britannique. Par-delà l’échéance du 1er juillet 2021, fin de la présidence portugaise de l’Union européenne, il serait bon que Lisbonne considère les effets et conséquences possibles du Brexit sur sa posture générale. Faut-il rappeler l’ancienneté des liens entre le Portugal et l’Angleterre ? C’est en se détournant de l’Ibérie et des affaires continentales que ce pays s’est constitué comme nation maritime et impériale. Dans ce dispositif diplomatique, l’Angleterre occupait une place centrale. Après le commerce des vins de Porto et de Madère, le marché brésilien s’ouvre aux négociants anglais. S’ensuit une alliance politique et militaire, esquissée dès le Moyen Âge, pleinement constituée au XVIIIe siècle. Lors de la Première Guerre mondiale, le Portugal entre en guerre aux côtés des Anglais. Plus tard, le régime de Salazar se tient l’écart de la
La latitude d’action de Lisbonne sur la scène européenne est faible.
Seconde Guerre mondiale, mais il autorise les Anglo-Américains à utiliser l’archipel des Açores, une position clé dans la géostratégie de l’Atlantique. Ainsi la participation portugaise à l’OTAN s’inscrit-elle dans une longue histoire. Et le retrait britannique de l’Union européenne, s’il n’est pas compensé par un plus grand effort sur le plan bilatéral, affectera à bien des égards les positions et intérêts du Portugal.
L’hypothèque chinoise
Par ailleurs, la question chinoise, désormais centrale dans les relations européennes et transatlantiques, n’est pas abordée de front par la présidence portugaise. En vérité, un problème de taille se pose : le rôle et la place de la Chine populaire dans l’économie, la finance et les infrastructures portugaises. Après le krach financier mondial de 2008, aggravé dans le cas du Portugal et de l’Eurozone par la crise des dettes souveraines qui suivit, Pékin sut instrumentaliser la conjoncture pour avancer ses pions. D’importants capitaux furent investis dans l’économie de cette nation d’Extrême-Occident (banques, assurances, tourisme, ports et infrastructures). Partiellement occultée par l’activisme déployé en Europe centrale et balkanique, la présence chinoise au Portugal s’est depuis renforcée (4). En 2018, Xi Jinping se rendait sur place, afin de signer dix-sept accords bilatéraux, dont un mémorandum sur les nouvelles routes de la soie (la Belt and Road Initiative). Confirmé l’année suivante, cet accord pourrait se traduire par l’ouverture d’une route pacifico-atlantique de la soie, depuis les « méditerranées asiatiques » (les mers de Chine du Sud et de l’Est) jusqu’au port de Sines, en passant par le canal de Panama. Ainsi les compagnies d’État chinoises sont-elles susceptibles d’investir dans le plus grand port artificiel portugais, situé dans l’Algarve, à une centaine de kilomètres au sud de
Lisbonne (Sines assure la moitié du trafic maritime portugais). Notons enfin qu’une partie de la dette portugaise est désormais acquise par la Chine populaire (les « panda bonds »), ce qui constitue un levier de pouvoir.
Cette politique complaisante, dont Lisbonne n’a pas le monopole, s’accompagne d’un discours sinophile qui porte l’accent sur cinq siècles de riches relations diplomatiques et culturelles entre le Portugal et la Chine. Le simple examen des faits historiques devrait suffire à dissiper ce « narratif » dont le seul but est de justifier l’affairisme, nonobstant ses redoutables implications diplomatiques et stratégiques. Quant au sort de la possession portugaise de Macao
La question chinoise, désormais centrale dans les relations européennes et transatlantiques, n’est pas abordée de front par la présidence portugaise. En vérité, un problème de taille se pose : le rôle et la place de la Chine populaire dans l’économie, la finance et les infrastructures portugaises.
qui, dès sa rétrocession en 1999, a succombé au pouvoir communiste chinois, il est difficile de voir en quoi il validerait la thèse d’un savoir-faire particulier de Lisbonne dans ses relations avec Pékin. Concédons cependant le fait que le gouvernement du Portugal et nombre d’experts nationaux, tout en appelant au « pragmatisme » (mot-clé du nihilisme politique), admettent désormais la nécessité d’une politique européenne plus ferme à l’égard de la Chine populaire. Concrètement, la compagnie chinoise Huawei pourrait être exclue de la 5G, et les autorités politiques portugaises scruteraient avec plus de vigilance les projets chinois d’investissement. À l’origine de cette inflexion, les pressions amicales de Washington semblent cependant plus déterminantes que celles de Bruxelles, de Paris ou de Berlin (5).
Contre toute raison politique et avant même d’explorer avec l’administration Biden la possible constitution d’un front géoéconomique transatlantique et occidental (n’oublions pas l’Australie), la présidence allemande a convaincu les Vingt-Sept de signer avec Pékin un accord de principe sur les investissements (30 décembre 2020). Loin de contribuer à l’ouverture des marchés publics chinois et de rééquilibrer les relations commerciales entre les deux pôles de l’ensemble spatial euro-asiatique, l’approbation de ce texte offre à Xi Jinping une victoire politique, diplomatique et géoéconomique, alors même que Pékin a continué d’entretenir l’opacité autour des conditions de l’apparition et de la diffusion du « virus chinois » (une appellation soigneusement bannie du discours officiel quand parler de « variant anglais » ou « sud-africain » ne semble poser aucun problème) et que ses effets ravagent les économies européennes (entre autres). En contrepartie, la Chine
populaire ne s’est pas même engagée à signer les textes de l’OIT (Organisation internationale du travail) qui bannissent l’asservissement et les autres formes de travail forcé. Dans cette affaire, la très respectée Angela Merkel n’aura jamais été que le fondé de pouvoir de l’industrie allemande. Quant aux autorités françaises, elles disent voir dans ce texte une affirmation de la « souveraineté européenne » tant invoquée, prétendant ainsi sublimer cette lâche renonciation. Qu’en est-il de l’internement des Ouïghours, du sort du Tibet, de la répression des Mongols, de la subordination des catholiques et de l’irrespect des libertés religieuses ? Par voie de conséquence, il serait malvenu de reprocher à Lisbonne sa sinophilie opportuniste et intéressée. On s’étonnera tout de même de l’extrême discrétion de la présidence portugaise sur les relations UE-Chine, fût-ce sous l’angle économique et commercial (6).
La mémoire d’une nation impériale
Toujours est-il que le déploiement de puissance de la Chine populaire sur un grand arc occidental, de l’Arctique à la Méditerranée, et l’intérêt que Pékin porte au Portugal — ce pays est envisagé comme une plate-forme logistique et commerciale, voire comme un État client — appellent l’attention sur l’océan Atlantique. Si son entrée dans la CEE, en 1986, semble avoir « ibérisé » le Portugal, dès lors réduit à une périphérie occidentale de la « dorsale européenne » qui court de Londres à Milan, il importe que l’Europe se remémore la place et le rôle de la mer dans l’histoire de cette nation hespériale. À l’époque de la Reconquista, le comté de Porto n’était qu’une marche chrétienne du nord-ouest de la péninsule Ibérique. C’est après avoir écrasé les forces musulmanes à Ourique, en 1139, que le comte Alfonso Enriques fonde le Portugal. Il reçoit alors du Christ la promesse que son pays conquerra l’empire de la mer. Ce satellite lointain de l’économie-monde méditerranéenne se tourne alors vers l’océan Atlantique et se taille un empire au-delà des mers, empire commercial plus que territorial, le premier du genre à l’échelon planétaire (7). Si l’essentiel des possessions asiatiques fut tôt perdu, au profit des Hollandais notamment, le Brésil demeura dans le giron portugais jusqu’en 1822. Quant aux possessions africaines, elles n’accédèrent à l’indépendance qu’en 1975, après la révolution des OEillets. Et le
Portugal maintint sa souveraineté sur Macao jusqu’à l’extrême fin du XXe siècle.
La présente évocation de l’Empire portugais pourrait être interprétée comme une variante géopolitique du fado, ce chant célébrissime qui exprime l’intraduisible « saudade », un sentiment mélancolique qui, on l’oublie trop souvent, mêle l’espoir à la nostalgie. Si le choix européen de 1986 semble avoir ramené le Portugal au point de départ, c’est-à-dire à la condition d’un satellite, cette nation hespériale dispose toujours de réels atouts géopolitiques. Le Portugal se projette dans l’océan atlantique, à plus d’un millier de kilomètres, avec l’archipel de Madère et celui des Açores, dont on sait l’importance géostratégique au cours des conflits du XXe siècle. Bientôt, ce « pays-archipel » pourrait être renforcé par l’adjonction d’un vaste domaine maritime, le troisième au monde ; une demande en ce sens a été déposée auprès de la commission adéquate des Nations Unies (2010). Sur un autre plan, l’universalité de la langue portugaise, que consacre la fondation de la CPLP (Communauté des pays de langue portugaise, 1996), dessine un vaste cercle qui inclut le Brésil et plusieurs pays d’Afrique, des « morceaux » d’Asie se montrant intéressés par une forme ou une autre d’association (8).
En matière géostratégique, le regain d’activité de la flotte russe dans l’océan Atlantique ainsi que l’irruption de la flotte chinoise mettent en valeur la dimension atlantique du Portugal et, par voie de conséquence, soulignent l’urgence d’une coopération interalliée renforcée, afin de préserver Madère et les Açores des convoitises sino-russes. Imaginons simplement ce qu’une mainmise financière chinoise sur les Açores, carrefour atlantique de multiples câbles sous-marins, aurait comme implications stratégiques. À l’échelon européen, la solidarité financière et économique avec le Portugal et le renforcement de la zone euro devraient aller de pair avec la sauvegarde des infrastructures critiques, côtières, terrestres et numériques, de ce pays. Plutôt qu’une énième déclaration française posant une fausse symétrie entre la Chine populaire et les États-Unis,
Le déploiement de puissance de la Chine populaire sur un grand arc occidental, de l’Arctique à la Méditerranée, et l’intérêt que Pékin porte au Portugal — ce pays est envisagé comme une plate-forme logistique et commerciale, voire comme un État client — appellent l’attention sur l’océan Atlantique.
une telle entreprise requiert une haute conscience historique, la claire perception des enjeux et la volonté de dépasser les égoïsmes nationaux à courte vue, à l’intérieur de l’Union européenne comme dans l’OTAN. Si l’ampleur de la tâche dépasse les possibilités et les limites temporelles de la présidence portugaise, puisse le souvenir du Portugais Magellan, passé au service du grand Charles Quint, aider l’Europe à se ressaisir.
Métapolitique du Portugal
Indubitablement, le caractère océanique du Portugal, le rayonnement de sa langue et le potentiel géopolitique de cet empire oublié sont de puissantes sources d’inspiration pour une Europe menacée de provincialisation, dans un monde dont les équilibres se déplacent vers l’Orient. La seule souvenance des Lusiades et l’évocation du monde lusophone entrent en résonance avec le projet de « Global Britain », irréductible à un slogan de campagne électorale, ou la perspective d’une « plus grande France », puissance navale dotée du deuxième domaine maritime mondial, présente et engagée dans la région indopacifique. L’histoire longue de ces nations montre à l’envi qu’il est vain de prétendre se protéger derrière d’illusoires parapets ; la perte de positions extérieures retentirait sur leurs destinées et compromettrait l’avenir.
Trop longtemps dénigrés par une histoire positiviste et marxisante, les mobiles spirituels des navigateurs portugais de jadis, voire le mysticisme de certains projets de conquête, devraient être également médités. Ils sont de nouveau pris au sérieux par une histoire « interconnectée » qui ne néglige pas les facteurs idéels et spirituels de la puissance. Ainsi l’historien Sanjay Subrahmanyam mentionne-t-il la croyance en l’unification de la Chrétienté, sous la direction d’un messie portugais, réalisation du Cinquième Empire prophétisé dans le Livre de Daniel (cf. L’Empire portugais d’Asie, 1996). Croire à peu de choses ne mène qu’à peu de choses, sinon au naufrage : la situation de l’Europe contemporaine constitue la démonstration a contrario de la force historique d’un tel messianisme. « Navegar é preciso, viver não é preciso » (« Naviguer est nécessaire, mais il n’est pas nécessaire de vivre »).
Indubitablement, le caractère océanique du Portugal, le rayonnement de sa langue et le potentiel géopolitique de cet empire oublié sont de puissantes sources d’inspiration pour une Europe menacée de provincialisation, dans un monde dont les équilibres se déplacent vers l’Orient.