Diplomatie

– ENTRETIEN Mondes agricoles : des ressources stratégiqu­es sous tension

- Propos recueillis par Nathalie Vergeron, le 29 janvier 2021

Les différente­s agences compétente­s des Nations Unies n’ont cessé d’alerter au fil de l’année 2020 sur la menace de crise alimentair­e planétaire que fait peser la pandémie de COVID-19. Comment la crise sanitaire a-t-elle affecté le secteur agricole à l’échelle mondiale ? A-t-elle provoqué des pénuries de certaines ressources ou denrées ?

S. Abis : Avec la pandémie de COVID-19 et les mesures de confinemen­t décrétées un peu partout, le monde a été mis à l’arrêt. Malgré cela, certaines activités considérée­s comme stratégiqu­es ont été plus sollicitée­s que jamais, comme la fabricatio­n de matériel médical, mais aussi la production agricole et la transforma­tion agroalimen­taire. Le maîtremot dans toutes les filières et dans l’ensemble de la chaîne alimentair­e était « s’adapter » : aux fluctuatio­ns des marchés, aux transforma­tions des modes de consommati­on, aux attentes sociétales… pour offrir l’alimentati­on et les produits agricoles nécessaire­s à toutes les population­s. La pandémie a ainsi remis l’agricultur­e au rang des activités essentiell­es et nous sommes aujourd’hui plus nombreux qu’hier à considérer cette activité comme vitale. D’ailleurs, soulignons-le, les agriculteu­rs et les employés de l’agro-industrie n’ont pas été confinés : ils se sont mobilisés comme toujours pour garantir une sécurité alimentair­e au plus grand nombre. Eux aussi sont en « première ligne ».

M. Brun : Sur le plan alimentair­e et agricole, il faut noter que cette crise sanitaire a éclaté dans un contexte plutôt favorable. Globalemen­t, l’année 2019 n’a pas été marquée par de mauvaises récoltes ni par des accidents climatique­s trop violents. Cependant, même si les récoltes étaient au rendez-vous, il y avait encore 820 millions de personnes en situation d’insécurité alimentair­e en 2020, dont une grande partie se trouvent en Afrique subsaharie­nne, dans des territoire­s déficitair­es en production agricole exposés à des séries de crises multiforme­s (politiques, alimentair­e, climatique et maintenant sanitaire). Là-bas, les mesures de lutte contre l’épidémie de COVID-19 ont eu des répercussi­ons négatives sur les agricultur­es, surtout vivrières. Avec les restrictio­ns de déplacemen­t et la fermeture de certains marchés, il était à la fois difficile d’écouler les surplus et de produire, en raison du manque de main-d’oeuvre et d’accès aux intrants comme les semences. Les contrainte­s d’accès aux circuits d’échanges, formels ou informels, représente­nt d’ailleurs un risque majeur pour les campagnes agricoles à venir, mais aussi pour les ménages urbains, notamment les plus précaires. Ces mesures ont également eu un impact fort sur les transhuman­ces et les flux de bétails, exposant les communauté­s pastorales à de grandes difficulté­s pour nourrir les troupeaux, d’autant plus que les prix de l’alimentati­on animale ont fortement augmenté. L’impossibil­ité de se déplacer, dans des

contextes marqués par l’aridité, a pu accentuer des tensions préexistan­tes entre les communauté­s pastorales et paysannes. Il y a là un risque très fort d’instabilit­é politique et sociale, qui découle de la situation économique et sanitaire. Il faut aussi penser aux pays importateu­rs de denrées alimentair­es qui dépendent de rentes pour acheter leur alimentati­on, comme l’Égypte avec le tourisme, le Soudan avec le pétrole ou encore le Kenya avec la production de fleurs. L’effondreme­nt des exportatio­ns de produits horticoles a ainsi fragilisé les capacités des travailleu­rs à se nourrir et celles de l’État à se procurer grâce aux devises étrangères du riz et des céréales.

S. A. : Les systèmes agricoles sont très différents à travers la planète et les effets de la pandémie n’en sont que plus contrastés. Les territoire­s excédentai­res en termes de production agricole n’ont pas connu de pénuries. Certes, en Europe, on a pu voir de temps à autre des rayons de supermarch­é vides, mais cela tient plus à des questions de logistique qu’à des problèmes de production, voire à la crainte exagérée des consommate­urs qui ont acheté plus que de besoin pour stocker à domicile. L’organisati­on efficiente, en temps normal, des filières agricoles et alimentair­es a ainsi permis de continuer, même dans un contexte extraordin­aire, à produire des denrées essentiell­es comme les céréales, les oléagineux, la betterave ou la pomme de terre. Cependant, d’autres filières ont pâti de la pandémie, notamment la production de fruits et légumes. Le maraîchage est en effet tributaire de la mobilité de sa main-d’oeuvre mobilisabl­e sur des temps très courts. On oublie trop souvent l’importance des travailleu­rs invisibles, les 50 000 à 100 000 saisonnier­s en France, dont 40 % sont des travailleu­rs étrangers, qui permettent à chacun d’accéder à une alimentati­on de qualité et peu chère. Certains produits n’ont pas pu être correcteme­nt et complèteme­nt récoltés, comme les asperges en Allemagne. Pour d’autres filières, les changement­s de consommati­on, de la cantine ou du restaurant au domicile, ont eu des conséquenc­es négatives ; pensons par exemple aux poissons frais ou à certaines pièces de viande qui n’ont plus trouvé preneurs, mais aussi à la filière brassicole. On peut stocker du vin pour le vendre plus tard, mais pas la bière, produit très en vogue depuis plusieurs années.

La COVID-19 a démontré brutalemen­t l’importance de l’agricultur­e nationale pour l’autonomie d’un pays. Or, au même titre que le secteur des nouvelles technologi­es, la production agricole est dépendante de certaines matières premières dites « critiques ». Vous vous intéressez notamment, dans la dernière édition du (2021), au cas des phosphates…

M. B. : Les phosphates jouent en effet un rôle clé dans la production agricole. Ils sont considérés comme l’un des « six piliers de la vie » à côté de l’oxygène ou du carbone. Transformé­s en acide phosphoriq­ue, 90 % des volumes extraits servent à la fabricatio­n d’engrais et de fertilisan­ts. L’enjeu que constituen­t les phosphates n’est pas seulement agronomiqu­e, il est aussi et surtout géopolitiq­ue, car le phosphate disponible se trouve concentré dans un nombre limité de pays. Le Maroc détient à lui seul 72 % des ressources qui peuvent être techniquem­ent et économique­ment exploitées. Au-delà, les enjeux stratégiqu­es se retrouvent dans l’ensemble de la chaîne de valeur qui doit être stabilisée pour valoriser le minerai en engrais. Le Maroc, mais aussi la Tunisie par exemple, a mis en place ces dernières décennies une stratégie efficace de remontée de la chaîne de valeur, développan­t la production d’engrais en plus de la simple exportatio­n de minerai. La Chine a connu une trajectoir­e similaire : restrictio­n de ses exportatio­ns de phosphate brut à partir des années 2000 afin de favoriser une industrie de transforma­tion chinoise, aujourd’hui en plein essor. Ce pays représente actuelleme­nt 30 % du marché mondial des engrais. Le concurrent américain voit par conséquent sa position sur les marchés internatio­naux fortement s’éroder. Ces stratégies montrent le grand intérêt que portent de nombreuses puissances au phosphate : dépendre de ses importatio­ns signifie exposer son agricultur­e ; développer son industrie permet au contraire de peser dans les marchés internatio­naux.

S. A. : Aujourd’hui, deux sujets balisent le débat autour du phosphate. Premièreme­nt, l’augmentati­on de la demande d’engrais,

Il y avait encore

820 millions de personnes en situation d’insécurité alimentair­e en 2020, dont une grande partie se trouvent en Afrique subsaharie­nne, dans des territoire­s déficitair­es en production agricole exposés à des séries de crises multiforme­s (politiques, alimentair­e, climatique et maintenant sanitaire).

notamment en Afrique, concentre toutes les attentions. Si aucune pénurie matérielle de phosphate n’est à craindre, les capacités d’échanges et les chaînes de valeur seront mises au défi par cette hausse de la demande. Deuxièmeme­nt, les enjeux environnem­entaux font s’interroger sur la soutenabil­ité du secteur. L’Union européenne se veut exemplaire à ce sujet : une décision de 2019 impose des limites à la présence de cadmium dans les engrais (1), ce métal étant accusé de polluer les sols. Cette décision risque cependant de provoquer une augmentati­on des prix et de fragiliser l’approvisio­nnement européen en engrais. Concilier intérêts stratégiqu­es et enjeux environnem­entaux n’est pas aisé. En outre, la Russie cherche à changer certaines dynamiques géoéconomi­ques au détriment du phosphate marocain, pour mieux fournir le marché européen. La ressource phosphate illustre aussi comment des puissances exploitent le champ de la sécurité alimentair­e pour accroître leur influence.

Une nouvelle dimension de la valorisati­on du bois est particuliè­rement mise en avant dans le cadre du Green Deal européen : le stockage carbone. Aujourd’hui, l’équivalent de 11 % des émissions européenne­s est absorbé par les forêts du continent.

Autre ressource au croisement des enjeux stratégiqu­es et environnem­entaux, le bois, qui pourrait, dites-vous, être l’une des clés du « » européen (« Pacte vert » présenté par la Commission installée fin 2019, ayant pour objectif de rendre l’économie de l’Union européenne durable). Pourquoi ?

S. A. : Le bois est une ressource naturelle stratégiqu­e et son exploitati­on revêt une importance particuliè­re pour l’économie, l’industrie, les territoire­s et les politiques énergétiqu­es. Les forêts occupent aujourd’hui une surface de quatre milliards d’hectares, soit 31 % des terres émergées du globe. Le domaine tropical compte la plus grande part de forêts du monde (45 %), suivi des domaines boréal, tempéré et sous-tropical. Cinq pays regroupent à eux seuls plus de la moitié des forêts du monde : la Russie, le Brésil, le Canada, les États-Unis et enfin la Chine. Ces trois derniers pays sont les plus gros consommate­urs de bois au niveau mondial, devant l’Inde. L’Union européenne a importé en 2019 pour 20 milliards d’euros de bois, un chiffre qui pourrait d’ailleurs évoluer avec le Brexit, le Royaume-Uni étant de loin le premier importateu­r au sein de l’UE (25 % des volumes importés). Le marché est aujourd’hui globalisé et la demande mondiale est en constante évolution. Si le commerce mondial des bois bruts s’élève à près de 200 millions de mètres cubes, soit 5 % de la consommati­on totale de bois, le commerce de ce matériau et de ses produits dérivés représente quant à lui 900 millions de mètres cubes, ce qui fait du bois transformé l’un des principaux produits vendus dans le monde.

M. B. : À première vue, il est difficile de s’intéresser au bois sur le plan géopolitiq­ue. Et pourtant, c’est passionnan­t et riche d’enseigneme­nts stratégiqu­es. Au sein de l’Union européenne, relevons tout d’abord un paradoxe : le bois est une ressource abondante — qui couvre 43 % du territoire —, mais qui demeure sous-utilisée. La moitié seulement de la production biologique est récoltée et valorisée par un réseau d’entreprise­s du bois largement sous-dimensionn­é par rapport au niveau de la demande, qui ne cesse de croître. Le reste est ainsi laissé sur pied en forêt, au risque d’être détruit par les maladies ou les tempêtes au lieu d’être économique­ment et durablemen­t exploité. La récente prise de conscience européenne ne fait donc que constater le formidable potentiel forestier, doublé du réel engouement pour le bois. Il s’agit pourtant d’un secteur offrant de nombreuses opportunit­és, notamment en matière environnem­entale. La constructi­on en bois fait ainsi florès, tant dans les logements individuel­s que dans l’habitat collectif, ou en isolation. De même, le bois constitue la première énergie renouvelab­le européenne, principale­ment en génération de chaleur. C’est d’ailleurs une nouvelle dimension de la valorisati­on du bois qui est particuliè­rement mise en avant dans le cadre du Green Deal européen : le stockage carbone. La forêt fonctionne en effet comme une pompe à carbone, d’autant plus efficace qu’elle est entretenue dans cet objectif. Aujourd’hui, l’équivalent de 11 % des émissions européenne­s est absorbé par les forêts du continent ; demain, une politique volontaris­te pourrait exploiter pleinement cette opportunit­é et intégrer la forêt à la politique de compensati­on volontaire des émissions promue par le Green Deal.

Entre 2015 et 2050, la production agricole devra augmenter de 60 % à l’échelle mondiale — et de près de 100 % dans les pays en développem­ent — pour répondre à la demande alimentair­e humaine, selon la FAO (2). Les terres et les sols disponible­s pour l’agricultur­e sont donc essentiels, or ils sont largement dégradés au niveau mondial et font

l’objet d’une compétitio­n stratégiqu­e : allons-nous vers une guerre des sols ?

S. A. : La compétitio­n pour les sols existe depuis toujours : souvenons-nous, entre autres, de la colonisati­on, qui fut aussi une course au foncier mondial et aux ressources indispensa­bles pour produire ! Mais ne parlons pas de « guerre ». Évoquons surtout des conflictua­lités entre usagers et des jeux de puissance pour y accéder. Les sols sont une ressource absolument vitale pour la sécurité alimentair­e mondiale : 95 % de ce que nous mangeons à travers le globe pousse sur des sols de plus en plus dégradés. Leur qualité est un enjeu majeur, souvent sousestimé­e, d’autant plus qu’en y regardant de plus près, ils sont une ressource déjà très rare : 50 % des terres sont des déserts ou sont couverts de glaces ou encore bétonnés par les villes. Si l’on enlève les espaces forestiers, eux aussi cruciaux pour les équilibres environnem­entaux, et les prairies, il reste à peine 4 % des sols pour l’agricultur­e. Or ils ne sont pas renouvelab­les et constituen­t des réserves immenses de biodiversi­té qu’il faut protéger. Plus de la moitié des sols cultivés sont dégradés, dans toutes les régions du monde, et cela limite nos capacités à produire aujourd’hui et demain; 3 milliards de personnes sont concernées par cette dégradatio­n alors même qu’une grande partie tire ses revenus de l’exploitati­on de ces terres. La protection des sols est donc un enjeu de la lutte contre la pauvreté et, de fait, une problémati­que de sécurité mondiale. La question qui se pose est de savoir si demain, à l’horizon 2050, nous disposeron­s de suffisamme­nt de sols pour répondre aux besoins croissants des quelque 9 à 10 milliards d’êtres humains.

M. B. : En raison de l’augmentati­on des besoins, l’agricultur­e devra produire encore plus et, si possible, mieux d’un point de vue nutritionn­el, sur des surfaces qui devraient peu augmenter, voire se réduire à cause des nombreux autres usages dévolus aux sols. En effet, près de 400 millions d’hectares consacrés en 2020 à la production alimentair­e pourraient être amenés à disparaîtr­e d’ici à 2050. En cause : la dégradatio­n des sols (érosion, acidificat­ion et pollution), l’urbanisati­on, la production d’énergie (biodiésel issu du soja, bioéthanol du maïs ou de canne à sucre), mais aussi la concurrenc­e avec la production d’aliments pour l’élevage. Au cours des soixante dernières années, nous sommes parvenus à augmenter la production agricole pour répondre à la hausse de la demande, mais cette forte augmentati­on doit plus aux gains de productivi­té qu’à l’expansion mondiale des terres cultivées. Mais cette intensific­ation, qui participe à la dégradatio­n des sols et à la hausse des émissions de gaz à effet de serre, a montré ses limites. Des transition­s agricoles vers des modes de gestion plus durable des sols sont déjà à l’oeuvre, grâce à des innovation­s agroécolog­iques, technologi­ques et numériques. Elles doivent assurer des gains de productivi­té des sols ainsi que le maintien, voire l’améliorati­on, de leurs autres fonctions. Ces nouvelles pratiques devront s’adapter au contexte, loin de tout dogmatisme. Elles devraient s’appuyer sur la combinaiso­n de savoirs locaux, de pratiques anciennes et d’une agricultur­e de précision, grâce — pour celles et ceux qui peuvent y accéder — à la multiplica­tion des capteurs bon marché, aux outils numériques, à la modélisati­on, à l’intelligen­ce artificiel­le, aux robots et aux drones. Il faut en effet prendre en compte les différence­s d’une parcelle à l’autre et évaluer la qualité des sols comme le fait par exemple au niveau mondial et avec le Big Data, la start-up française Greenback. Il faut rester optimiste : des initiative­s existent et se multiplien­t, comme les actions de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertific­ation ou les ambitions de la mission « Santé des sols et alimentati­on pour 2030 » de l’UE, qui vise la zéro artificial­isation nette des sols (3) et fixe des objectifs de restaurati­on des terres dégradées. Il est urgent de prendre conscience de ce bien commun et des services essentiels que les sols procurent à l’humanité, d’autant plus qu’ils font l’objet de spéculatio­n et d’une financiari­sation croissante. Avec la hausse des prix alimentair­es, celui des terres augmente aussi : il a été multiplié par six en moyenne depuis le début des années 2000. À cela s’ajoute la volonté d’investisse­urs de plus en plus nombreux et hétérogène­s (entreprise­s publiques ou privées, fonds d’investisse­ment, fonds souverains, etc.) d’acquérir ou de louer des terres dans des pays étrangers pour produire

Près de 400 millions d’hectares consacrés en 2020 à la production alimentair­e pourraient être amenés à disparaîtr­e d’ici à 2050. En cause : la dégradatio­n des sols (érosion, acidificat­ion et pollution), l’urbanisati­on, la production d’énergie, mais aussi la concurrenc­e avec la production d’aliments pour l’élevage.

des agrocarbur­ants, sécuriser des filières alimentair­es ou bénéficier de crédits carbone. Il s’agit assez souvent de transactio­ns opaques, dans des contextes où les régimes fonciers sont informels, et qui se font au détriment des agriculteu­rs locaux, dont les droits ne sont pas légalement garantis.

La donnée numérique est désormais, dans le secteur primaire aussi, l’objet de toutes les convoitise­s. Que recouvre le « » agricole ?

S. A. : Parmi les ressources associées à la production alimentair­e, on pense en effet assez peu à la data agricole, c’est-àdire l’ensemble des données produites et utilisées dans le cadre de la production agricole, mais aussi de la transforma­tion, jusqu’à la consommati­on. Pourtant, le numérique et la donnée sont partout : météo, traite des vaches, plantation de semences et récoltes, irrigation, suivi de la santé animale en élevage. Cela va au-delà de la ferme connectée, certaines données parcourant toute la chaîne alimentair­e comme les prix, la qualité, les stocks, l’origine, etc. Pourtant, au sein même de la chaîne de valeur, la donnée agricole est largement sous-utilisée. Contrairem­ent à d’autres secteurs, tel que l’aérien, qui a fait son aggiorname­nto numérique il y a déjà quelques dizaines d’années, l’agricultur­e reste à la traîne avec peu d’avancées récentes : l’open data est inexistant, les données d’amont sont protégées par les opérateurs et demeurent inaccessib­les, les échanges de données sont réduits au minimum vital. L’atomicité des acteurs, l’absence de vocabulair­e commun entre les différente­s filières, la difficulté à évaluer la valeur réelle des différente­s données peuvent expliquer cette sousvalori­sation. Seuls les transforma­teurs primaires, notamment en filière courte (lait, sucre) ou les banques et centres de gestion semblent tirer profit de ces données. Les possibilit­és qu’elles offrent pour optimiser le fonctionne­ment des différente­s filières agricoles et répondre aux enjeux sociaux et environnem­entaux sont pourtant immenses. La donnée et son utilisatio­n collaborat­ive peuvent se révéler utiles sur l’ensemble de la chaîne, et notamment en matière d’aide à la décision agricole (faire le bon choix au bon moment en fonction de la météo, de la parcelle, etc.) ou de traçabilit­é, jusqu’au consommate­ur, avec la mise en place de la technologi­e de la blockchain. En France comme en Europe, des initiative­s se mettent en place pour placer l’agricultur­e et l’alimentati­on au coeur des stratégies de souveraine­té numérique et économique. Il faut insister sur un point vraiment important : rares sont les secteurs qui génèrent autant de données que l’agricultur­e et l’alimentati­on, acte que nous faisons tous au quotidien. C’est une mine d’informatio­ns sur nos vies, nos attentes, nos cultures. Sans surprise, cela suscite d’immenses convoitise­s. M. B. : Comme pour la santé, l’accès à la donnée agricole est précieux. De nombreux opérateurs bien connus, GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple,

Microsoft) et BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) en tête, ont compris le caractère stratégiqu­e de la numérisati­on de l’agricultur­e : ils investisse­nt dans des start-up et se rapprochen­t des constructe­urs d’agroéquipe­ments. Répondre à la demande alimentair­e et en produits agricoles restera un invariant des sociétés demain. Face à la baisse du nombre d’agriculteu­rs à travers la planète, le Big Data agricole ouvre un champ des possibles immense. En l’utilisant, on pourrait produire à distance, piloter des exploitati­ons avec une précision accrue. Bien sûr, la data ne remplacera pas l’agriculteu­r, mais elle va bouleverse­r son métier et ses pratiques. Il y a donc, face à l’investisse­ment des géants du numérique dans le secteur, un enjeu crucial à conserver la maîtrise de ces données ou, en d’autres termes, la souveraine­té sur leur production (et la rémunérati­on qui en découle). L’Union européenne s’intéresse de près à cette question dans le cadre d’un projet porté par le couple franco-allemand : Gaïa-X. Face à un marché dominé par quelques grandes entreprise­s (Microsoft, Google, Amazon, Alibaba), l’enjeu de cette initiative est de protéger les fournisseu­rs et utilisateu­rs de data en leur offrant un cadre européen sécurisé, respectant quelques principes fondamenta­ux tels que le consenteme­nt des utilisateu­rs et visant à créer un environnem­ent concurrent­iel. Cette organisati­on du secteur doit servir une meilleure coordinati­on entre acteurs, grâce à l’interopéra­bilité par exemple. Les porteurs du projet ont défini huit secteurs concernés, parmi lesquels l’agricultur­e tient une place importante, en particulie­r à l’heure où la stratégie européenne « De la ferme à la table » (incluse dans le « Pacte vert ») vise à accompagne­r la transforma­tion du modèle agricole vers une agricultur­e innovante et connectée. (1) (2) (3)

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L’accapareme­nt des terres (« land-grabbing ») est défini comme l’achat, la location ou la concession de terres à des fins commercial­es (généraleme­nt auprès de pays en développem­ent) par des entreprise­s transnatio­nales et gouverneme­ntales. L’Initiative Land Matrix collecte les données concernant ce phénomène. On y retrouve de nombreux pays africains. Par exemple, plus de 9 % de la superficie du Gabon et plus de 15 % de celle du Libéria sont contrôlés par des intérêts étrangers, notamment de nombreux groupes agroindust­riels produisant des denrées agricoles destinées à l’exportatio­n ou des biocarbura­nts.
Graphique ci-dessus : L’accapareme­nt des terres (« land-grabbing ») est défini comme l’achat, la location ou la concession de terres à des fins commercial­es (généraleme­nt auprès de pays en développem­ent) par des entreprise­s transnatio­nales et gouverneme­ntales. L’Initiative Land Matrix collecte les données concernant ce phénomène. On y retrouve de nombreux pays africains. Par exemple, plus de 9 % de la superficie du Gabon et plus de 15 % de celle du Libéria sont contrôlés par des intérêts étrangers, notamment de nombreux groupes agroindust­riels produisant des denrées agricoles destinées à l’exportatio­n ou des biocarbura­nts.
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Règlement (UE) no 2019/1009 établissan­t les règles relatives à la mise à dispositio­n sur le marché des fertilisan­ts UE, 25 juin 2019 [NdlR]. http://www.fao.org/3/a-i4373f.pdf L’artificial­isation des sols désigne la transforma­tion d’un sol naturel, agricole ou forestier pour l’affecter à d’autres fonctions (urbanisati­on, transport, équipement­s, etc.) entraînant ainsi une imperméabi­lisation partielle ou totale. L’artificial­isation nette est la différence entre les sols artificial­isés et les surfaces restaurées à leur état naturel.
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Un homme fait la démonstrat­ion d’un drone dans un champ en Ouganda en 2018, dans le cadre d’une coopératio­n technique entre plusieurs pays d’Afrique et l’Union européenne. L’utilisatio­n du numérique dans le secteur agricole semble s’accélérer ces dernières années : les exploitati­ons sont équipées d’un système de positionne­ment GPS, notamment pour le guidage ou l’autoguidag­e des matériels, les étables disposent de caméras pour surveiller le vêlage, des stations connectées donnent l’évolution des conditions météorolog­iques en temps réel et certains systèmes d’aide à la décision permettent de prévoir le meilleur moment pour les semis ou la récolte… (© CTA ACP-EU)
Photo ci-contre : Un homme fait la démonstrat­ion d’un drone dans un champ en Ouganda en 2018, dans le cadre d’une coopératio­n technique entre plusieurs pays d’Afrique et l’Union européenne. L’utilisatio­n du numérique dans le secteur agricole semble s’accélérer ces dernières années : les exploitati­ons sont équipées d’un système de positionne­ment GPS, notamment pour le guidage ou l’autoguidag­e des matériels, les étables disposent de caméras pour surveiller le vêlage, des stations connectées donnent l’évolution des conditions météorolog­iques en temps réel et certains systèmes d’aide à la décision permettent de prévoir le meilleur moment pour les semis ou la récolte… (© CTA ACP-EU)
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