Diplomatie

– ENTRETIEN L’écho médiatique russe en Afrique : entre influence et sensationn­alisme

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En août 2019, le journal a rendu publique une série de rapports confidenti­els de l’US African Command destinés au Congrès des États-Unis, pointant l’influence grandissan­te de la Chine et de la Russie sur le continent africain. Dans quelle mesure l’appareil médiatique russe, dont l’influence est très crainte dans les pays occidentau­x, est-il présent en Afrique ?

K. Limonier : D’abord, il convient de distinguer, d’une part, ce qui relève de l’influence médiatique et, d’autre part, ce qui résulte de mécanismes plus complexes, moins lisibles et donc plus pernicieux. En ce qui concerne l’influence médiatique, elle fait partie de ce vaste ensemble que l’on appelle la « diplomatie publique », ou la « diplomatie d’influence » ( soft power).

Ici, les choses sont assez claires : Moscou dispose de deux centrales médiatique­s désormais très bien implantées en Afrique francophon­e, RT et Sputnik News. Ces deux médias se sont progressiv­ement imposés en menant de vastes campagnes de publicité en ligne, en privilégia­nt certains sujets prisés par divers lectorats africains, et surtout en recrutant des journalist­es locaux au moins depuis 2017-2018 [voir carte p. 49]. Dans certains pays africains où le paysage médiatique demeure très contrôlé, les médias russes émettant en français constituen­t des sources d’informatio­n alternativ­es, souvent perçues comme étant de qualité.

Il faut dès lors faire la distinctio­n entre ces médias, qui sont les instrument­s d’une diplomatie d’influence bien identifiée, et d’autres initiative­s émanant d’acteurs plus difficiles à catégorise­r. C’est notamment le cas de ce que l’on appelle les « entreprene­urs d’influence ». Il s’agit généraleme­nt d’acteurs agissant pour leur propre compte, et qui font fructifier un capital (économique, politique, symbolique) en accompagna­nt le retour de la Russie dans certaines zones du monde — dont l’Afrique. Ces entreprene­urs peuvent avoir des profils très divers : oligarques proches du Kremlin comme Konstantin Malofeev, hommes d’affaires à la biographie sulfureuse comme Evgueni Prigojine [Lire le portrait de P. Tchoubar p. 53], connu pour être à l’origine de la fameuse Internet Research Agency ou de la société militaire privée Wagner… Parmi leurs multiples activités, le soutien à des entreprise­s d’influence favorables aux intérêts russes est une constante. Cela peut prendre la forme de financemen­ts de médias locaux, de sites internet, ou même de création de fausses entités. Ces entreprene­urs ne sont d’ailleurs pas for

cément russes ou issus de l’espace postsoviét­ique : il peut s’agir d’acteurs locaux ayant un intérêt à soutenir la parole russe en cela qu’elle conforte leur projet ou leurs intérêts économique­s. En ce sens, la distinctio­n entre l’entreprene­ur d’influence et le militant politique est ténue.

Les documents de l’US Africa Command évoqués par parlaient de « manipulati­on de l’informatio­n », d’« influence néfaste », d’« informatio­ns fallacieus­es » ( Quels sont les types de contenus diffusés par ces médias ? Cherchent-ils à véhiculer une certaine image de la Russie ?

Il faut bien comprendre que le traitement de l’actualité par les médias russes émettant en langue française est très largement opportunis­te. Ce serait à mon sens une erreur de chercher une quelconque « grande stratégie » derrière des choix éditoriaux qui sont d’abord faits pour générer le plus d’audience possible — tout en respectant bien sûr certaines obligation­s résultant du fait que RT et Sputnik demeurent des instrument­s de la diplomatie publique russe et donc, in fine, de sa vision du monde.

Or le succès de la parole russe sur le continent africain est en partie lié au fait que ces contenus s’insèrent particuliè­rement bien dans certains programmes politiques spécifique­s : si tel sujet fait le buzz, c’est qu’il y a une attente, un lectorat pour cela — quitte à prendre certaines libertés avec l’éthique journalist­ique. C’est une chose que mon étude réalisée en 2018 montrait déjà : certains contenus, par exemple la question de la légitimité du franc CFA, trouvent une large audience en Afrique de l’Ouest [voir graphique p. 51].

Mais nous sommes loin de la « fake news » pure et parfaite, c’est-à-dire de l’informatio­n créée de toutes pièces ou du fait divers monté en épingle. Ce phénomène existe bien entendu, et rencontre un certain succès dans les pays d’Afrique où l’on consomme beaucoup de presse tabloïd, comme au Sénégal. Mais il s’agit le plus souvent d’une stratégie visant exclusivem­ent à générer du clic.

Or il existe une myriade de sites internet, de pages Facebook ou d’autres entités virtuelles n’ayant aucun lien apparent avec la Russie et qui produisent de très nombreuses fausses informatio­ns tout en reprenant massivemen­t des contenus russes. Parmi leurs cibles favorites, on retrouve l’armée française, accusée à tort ou à raison de nombreux maux. Dans ce cas précis, il est difficile de faire la part des choses entre

Le traitement de l’actualité par les médias russes émettant en langue française est très largement opportunis­te. Ce serait à mon sens une erreur de chercher une quelconque « grande stratégie ».

ce qui relève de cette presse à sensation dont je parlais plus haut et qui génère beaucoup de clics (et donc d’argent) et, d’autre part, une manoeuvre qui serait le fait d’un entreprene­ur d’influence plus ou moins lié à des intérêts russes. Autrement dit, la limite est floue entre la « manoeuvre informatio­nnelle » et l’entreprise d’escroqueri­e consistant à créer des contenus sensationn­alistes pour générer des revenus.

Qu’en est-il de la concurrenc­e avec les médias chinois en Afrique, alors que la Chineyestn­ettementpl­usprésente­que la Russie économique­ment parlant ? Nous n’avons pas pour l’heure constaté de concurrenc­e stricto sensu en Afrique entre les médias russes et chinois. En réalité, il semblerait que les stratégies de ces deux pays, si elles tendent à se rapprocher, demeurent assez éloignées. La parole chinoise reste très institutio­nnalisée, probableme­nt en raison des structures et des contrainte­s de l’appareil politique de Pékin (mais je ne suis pas un spécialist­e de la Chine !), tandis que les médias russes jouissent, comme nous avons pu le voir, d’une certaine marge de manoeuvre qui « dope » leur créativité. Les Russes disposent traditionn­ellement de moyens assez limités pour mener leurs actions en Afrique, y compris dans le domaine de l’influence informatio­nnelle, où cette indigence est compensée par une grande audace. À ce titre, les Chinois ont beaucoup à apprendre des Russes, et l’on constate déjà des inflexions notables dans la rigidité de l’appareil d’influence de Pékin depuis le début de la pandémie.

Comment la Russie se place-t-elle dans le domaine médiatique, face à d’autres grandes puissances telles que la France, le Royaume-Uni ou les ÉtatsUnis, dont les médias internatio­naux sont également déployés sur le continent africain ?

C’est une excellente question, car elle est fondamenta­le. Formelleme­nt, il n’y a pas grand-chose qui distingue RT et Sputnik de médias tels que RFI, France 24, ou BBC Africa. C’est d’ailleurs un argument qui est souvent mobilisé par les défenseurs des médias russes : l’indignatio­n occidental­e à leur endroit serait sélective, et résulterai­t de ce « double standard » cher à la geste diplomatiq­ue russe depuis presque vingt ans. Pour autant, on ne peut mettre les médias des pays occidentau­x et les médias russes RT et Sputnik sur un strict pied d’égalité, principale­ment en raison de leurs rapports divergents à l’informatio­n et aux conditions de sa production. Un exemple très concret me vient à l’esprit : je me souviens que France 24 avait produit il y a quelques mois un long documentai­re sur les difficulté­s que rencontren­t de nombreux migrants pour accéder aux services en ligne de préfecture­s françaises afin de régularise­r leur situation. Le soustexte était assez clair : l’État numérise l’accès aux guichets des préfecture­s pour dissuader les demandeurs — ce qui n’est pas forcément très reluisant pour l’image de notre pays. On imagine mal RT faire un reportage de cet acabit sur les discrimina­tions raciales que subissent nombre de Subsaharie­ns en Russie, malgré le fait qu’il s’agisse d’un phénomène structurel tout à fait significat­if. Plus largement, je ne peux que conseiller à ce sujet la lecture d’un article signé par mon collègue Maxime Audinet et intitulé « Pourquoi comparer RT et France 24 n’a pas de sens », paru dans La revue des médias (1) éditée par l’INA.

Il est difficile de faire la part des choses entre ce qui relève de cette presse à sensation et qui génère beaucoup de clics (et donc d’argent) et, d’autre part, une manoeuvre qui serait le fait d’un entreprene­ur d’influence plus ou moins lié à des intérêts russes.

 ??  ?? (Notice simplifiée. Pour connaître tous les détails et critères de l’étude : Kevin Limonier, « Diffusion de l’informatio­n russe en Afrique. Essai de cartograph­ie générale », IRSEM, Note de recherche no 66, 13 novembre 2018.)
Indice maximal (inférieur à 10) Indice très important (10-800) Indice important (800-1600) Indice intermédia­ire (1600-4000) Indice faible (supérieur à 4000)
(Notice simplifiée. Pour connaître tous les détails et critères de l’étude : Kevin Limonier, « Diffusion de l’informatio­n russe en Afrique. Essai de cartograph­ie générale », IRSEM, Note de recherche no 66, 13 novembre 2018.) Indice maximal (inférieur à 10) Indice très important (10-800) Indice important (800-1600) Indice intermédia­ire (1600-4000) Indice faible (supérieur à 4000)
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