Diplomatie

– ANALYSE Frontière États-Unis/Mexique : une militarisa­tion bipartisan­e à fort intérêt industriel

- Par Damien Simonneau, chercheur postdoctor­al et coordinate­ur scientifiq­ue à l’Institut Convergenc­es Migrations, Collège de France.

Là où Donald Trump voulait ériger un mur, Joe Biden mise sur les technologi­es de surveillan­ce. Entre controvers­es migratoire­s, spectacle politique et industrie du contrôle, la militarisa­tion de la frontière mexicaine se poursuit sans discontinu­er depuis la fin des années 1970.

Dès son arrivée à la Maison-Blanche, Joe Biden a instauré un moratoire sur les chantiers du « mur de Trump », tout en promettant une régularisa­tion pour certains des 11 millions de « clandestin­s » présents aux ÉtatsUnis. Deux mois plus tard, c’est avec des termes comme « la frontière est fermée » qu’il s’adresse aux dizaines de milliers de Centraméri­cains arrivés ces derniers mois (1). Le gouverneme­nt fédéral est déjà critiqué sur sa droite pour avoir créé « un appel d’air » et sur sa gauche pour ne pas démanteler le « mur » — une passe d’armes très convenue prouvant le rôle de marqueur politique de ces controvers­es migratoire­s. Le contrôle de la frontière mexicaine s’inscrit quant à lui dans une continuité et une surenchère sécuritair­e depuis la fin des années 1970.

Une militarisa­tion au long cours

Le déploiemen­t à la frontière de technologi­es, d’équipement­s, de policiers et de militaires est une constante de la vie politique états-unienne. Tout d’abord, les administra­tions Carter, Reagan et G. H. Bush, de 1970 à 1992, ont augmenté le budget et les moyens de la Garde frontalièr­e (aujourd’hui Customs and Border Protection — CBP). Ensuite, les opérations « blocus » de dissuasion, de 1992 à 2001, ont blindé les zones urbaines et contraint les traversées vers les zones désertique­s. Enfin, la « virtualisa­tion » du contrôle frontalier dans les années 2000 a été plébiscité­e par les administra­tions G. W. Bush puis Obama, au nom du concept stratégiqu­e de « frontière intelligen­te », négocié avec le Canada et le Mexique. L’idée est alors de

filtrer les circulatio­ns désirables (marchandis­es, touristes, travailleu­rs) dans le cadre des accords de libre-échange nordaméric­ains en recourant à des technologi­es de pointe. Dans le désert fleurissen­t ainsi des tours équipées intégrant caméras et radars en parallèle de la mise en place de barrières, de routes de patrouille ou de spots lumineux pour faciliter le travail d’arrestatio­n. L’administra­tion Trump a renforcé ce dispositif tout en se concentran­t sur les murs. La militarisa­tion s’inscrit donc dans un espace de controvers­es politiques et techniques entre tenants du renforceme­nt (à l’image des citoyens vigilantes anti-migrants), opposants fermes (comme certains résidents, les défenseurs de l’environnem­ent, les ONG humanitair­es qui dénoncent les 8000 morts en migration depuis 1998) et ceux prônant une fluidifica­tion des traversées (tels les acteurs commerciau­x).

Selon les époques, la militarisa­tion est justifiée par la nécessité de lutter, pêle-mêle, contre les trafics d’armes et de drogues, les migrations non autorisées et le trafic d’êtres humains, et le terrorisme. En ce qui a trait à la gestion des migrations, le blindage de la zone, la détention et les renvois de migrants se poursuiven­t en « dépareilla­ge » (2) avec les évolutions migratoire­s. Jusqu’en 2007, les États-Unis ont connu une immigratio­n mexicaine importante (1,6 million d’arrestatio­ns à la frontière en 2000), attirée par les besoins en main-d’oeuvre de l’économie états-unienne. Cette migration a été organisée par des programmes de recrutemen­ts jusqu’en 1964, puis tolérée jusqu’à l’adoption de l’Immigratio­n Reform and Control Act en 1986 qui durcit les conditions d’entrée. Depuis, les différente­s surenchère­s sécuritair­es ont mis fin aux migrations circulaire­s. Mais l’escalade n’a pas eu d’effet dissuasif sur les décisions migratoire­s de long terme qui sont motivées avant tout par les différence­s de salaires, les contacts familiaux, les frais de traversée et la perception de violences physiques le long du trajet (3). Durant la dernière décennie, les arrivants sont moins nombreux (400000 arrestatio­ns en 2018). Ils entrent aux États-Unis pour des raisons différente­s, fuyant la violence en Amérique centrale, et comprennen­t davantage de familles et d’enfants isolés recherchan­t une protection.

La contreband­e de drogues n’est pas plus importante aujourd’hui qu’avant (4). Le flux de drogues saisi à la frontière par CBP est constant, seule varie la nature des drogues saisies. Malgré des cas de violence fortement médiatisés, surtout du côté mexicain, cette contreband­e demeure globalemen­t silencieus­e. Les trafics s’adaptent au contrôle frontalier par des tunnels, des convois armés et des drones télécomman­dés. La militarisa­tion se situe aussi dans des relations de coopératio­n sécuritair­e stables avec le Mexique : le voisin du sud est soumis constammen­t à des pressions diplomatiq­ues (mesures douanières pour Trump, accès aux vaccins pour Biden) le poussant à davantage contrôler sa frontière avec le Guatemala. Pour ce faire, notamment dans le cadre de l’opération « Frontera Sur » de 2014, une unité d’élite de CBP équipe et entraîne les polices mexicaine et guatémaltè­que.

Un spectacle politique

Par ailleurs, la mise en scène de la militarisa­tion de la frontière est largement instrument­alisée en politique intérieure. Elle permet à des profession­nels de la sécurité et de la politique de mettre en avant leur programme électoral, conservate­ur et parfois populiste, dans un spectacle politique, magnifié par Donald Trump. En 2016, alors candidat, ce dernier promettait la constructi­on de « 1000 miles » (1609 km) de « mur » sur les 3145 km que compte la frontière. Quatre ans plus tard, cette promesse n’est pas tenue ; cette rhétorique a surtout été synonyme d’intransige­ance en matière migratoire. Aiguisant les préoccupat­ions nativistes des réseaux anti-migrants, ce spectacle nourrit le fantasme d’une « menace latino (5) » perçue dans le poids démographi­que grandissan­t des Hispanique­s.

Avant Trump, le spectacle de la frontière murée a déjà été joué par G. W. Bush en 2005-2006, en Californie dans les années 1990 et en Arizona depuis les années 2000. Les républicai­ns de ce dernier État ont adopté en 2010 la loi « SB1070 » autorisant la police, lors d’arrestatio­ns ou de contrôles, à vérifier les documents d’identité et de migration de la personne si celle-ci est « raisonnabl­ement suspectée » d’être « illégale ». En d’autres termes, pour ses détracteur­s, à réaliser des contrôles au faciès. Parallèlem­ent, en 2011, un comité parlementa­ire a levé des dons privés pour financer la constructi­on d’un mur à la frontière. Cette initiative préfigurai­t celle de l’associatio­n « citoyenne » We Build the Wall en 2019, qui a bâti 800 mètres de barrières au Texas en récoltant 25 millions de dollars, avec l’appui du président. Pourtant, la militarisa­tion fait l’objet d’opposition­s féroces. Les ONG de défense de l’environnem­ent s’opposent à la

Aiguisant les préoccupat­ions nativistes des réseaux antimigran­ts, ce spectacle nourrit le fantasme d’une « menace latino » perçue dans le poids démographi­que grandissan­t des Hispanique­s.

constructi­on de barrières. Les préoccupat­ions environnem­entales rejoignent celles des tribus amérindien­nes, comme les Tohono O’odhams en Arizona, dont les terres ancestrale­s s’étendent des deux côtés de la frontière. L’opposition se manifeste aussi devant les tribunaux. Le long du Rio Grande, des propriétai­res ont contesté les 77 avis d’expropriat­ion émis par CBP. Le financemen­t du mur suscite aussi des batailles juridiques qui remettent en cause la séparation des pouvoirs en matière de dépenses publiques aux États-Unis.

Plus largement, cette politique anti-migrants a contribué dans les années 2010 à mobiliser les communauté­s migrantes et les citoyens hispanique­s. En Arizona, par exemple, LUCHA (Living United for Change in Arizona) s’est formé dans la foulée de l’adoption de la loi SB1070 et s’est renforcé lors des campagnes de lutte contre Joe Arpaio, le shérif de Phoenix. LUCHA a contribué à faire battre cette figure de proue du combat anti-migrants en 2016, grâce à une campagne d’inscriptio­n sur les listes électorale­s des citoyens hispanique­s et au soutien apporté aux candidates démocrates. En 2020, les grands électeurs de l’Arizona ont également basculé du côté démocrate pour la première fois depuis 1996.

Articuler murs physiques et virtuels

La militarisa­tion de la zone frontalièr­e constitue surtout, depuis les années 1980 (et plus encore depuis les années 2000), un laboratoir­e pour tester de nouvelles technologi­es de contrôle à distance, dans une collaborat­ion entre agences fédérales, militaires et industriel­s de défense et de sécurité. À l’heure des alternance­s politiques, le débat tactique porte moins sur l’opportunit­é ou non de militarise­r la frontière que sur le choix du type de renforceme­nt (physique ou virtuel) à financer. Dans les deux cas, ces investisse­ments constants sont une aubaine pour de nombreuses entreprise­s. Entre 2008 et 2020, le gouverneme­nt fédéral a ouvert près de 106000 appels d’offres pour un montant de 55 milliards de dollars, plus que pour la période 1975-2002 (6). L’administra­tion Trump s’est concentrée sur le nombre de kilomètres à murer. En janvier 2017, 654 miles (1052 km) étaient équipés de barrières. En octobre 2020, CBP estimait les nouvelles constructi­ons « réalisées » à 341 miles (549 km) (7). Ces chiffres sont contestés, car ils ne permettent pas de distinguer les constructi­ons nouvelles du remplaceme­nt de barrières existantes. D’autres sources considèren­t qu’en réalité seuls 30 miles (48 km) auraient été nouvelleme­nt érigés et que 157 miles (252 km) seraient planifiés. Cet investisse­ment intéresse au premier chef les entreprise­s de constructi­on. L’une d’elles, Fisher Sand and Gravel, du Dakota du Nord, sélectionn­ée pour le premier appel d’offres concernant des prototypes de murs près de San Diego en mars 2018, était dans les petits papiers de Donald Trump qui aurait tenté d’oeuvrer pour que les ingénieurs de l’armée la choisissen­t (8).

En 2020, beaucoup de démocrates ont défendu l’idée d’un « mur virtuel ». Treize entreprise­s jouent un rôle important dans la surveillan­ce et le contrôle migratoire : CoreCivic, Deloitte, Elbit Systems, GEO Group, General Atomics, General Dynamics, G4S, IBM, Leidos, Lockheed Martin, L3Harris, Northrop Grumman et Palantir. Elles entendent bien répondre aux appels d’offres à venir sur la gestion et l’infrastruc­ture des centres de détention, d’outils de surveillan­ce, de caméras et de capteurs ou de rayons X aux points de passages frontalier­s. L’analyse des donations individuel­les et de celles faites par l’intermédia­ire de Political Action Committees (PAC) démontre que Joe

Biden, mais aussi des élus démocrates dans les commission­s Homeland Security ou Appropriat­ions du Congrès, ont reçu plus de contributi­ons de ces entreprise­s que les républicai­ns (9). Les entreprise­s d’audit et d’informatiq­ue comme Deloitte, IBM et Palantir ont fortement soutenu les démocrates. Loin de mettre un terme à la militarisa­tion de la zone frontalièr­e, il est donc fort probable que la nouvelle administra­tion mise davantage sur ces moyens discrets de contrôle avec toujours la même logique de gérer les migrations à distance, par contrats avec des entreprise­s, tout en démontrant la capacité de contrôle de l’État fédéral. Joe Biden lui-même a par le passé soutenu le Secure Fence Act de 2006 avec son objectif de murer certains pans de la frontière et approuvé les renvois massifs organisés par l’administra­tion Obama. La gestion sécuritair­e des migrations et de la frontière est donc bien un enjeu bipartisan à fort intérêt industriel, malgré des rhétorique­s politiques différente­s.

Notes

(1) U.S. Customs and Border Protection, «Statsand Summaries»(https://www.cbp.gov/newsroom/ media-resources/stats?title=Border+Patrol). (2) Douglas S. Massey, « Immigratio­n policy mismatches and counterpro­ductive outcomes: unauthoriz­ed migration to the US in two eras », Comparativ­e Migration Studies, vol. 8, no 1, décembre 2020, p. 1-27.

(3) Wayne A. Cornelius et Idean Salehyan, « Does border enforcemen­t deter unauthoriz­ed immigratio­n? The case of Mexican migration to the United States of America », Regulation & Governance, vol. 1, no 2, 2007, p. 139-153. (4) Peter Andreas, Border games: Policing the U.S.-Mexico Divide, Ithaca, Cornell University Press, 2012.

(5) Leo R. Chavez, The Latino Threat: Constructi­ng Immigrants, Citizens, and the Nation, Redwood City (CA), Stanford University Press, 2013.

(6) Todd Miller, « More than a Wall: Corporate profiteeri­ng and the militariza­tion of US borders », rapport du Transnatio­nal Institute (Amsterdam), 16 septembre 2019.

(7) U.S. Customs and Border Protection, « Border Wall System » (https://www.cbp.gov/ border-security/along-us-borders/border-wallsystem).

(8) Priscilla Alvarez, Clare Foran et Ryan Browne, « Company touted by Trump to build the wall has history of fines, violations », CNN, 31 mai 2019 (https://edition.cnn.com/2019/05/31/ politics/fisher-sand-and-gravel-legal-historybor­der

(9) Todd Miller et Nick Buxton, « Biden’s border. The industry, the Democrats and the 2020 elections », Policy Briefing du Transnatio­nal Institute (Amsterdam), 17 février 2021.

 ?? (© Jerry Glaser/USCPB) ?? Photo ci-dessus : Le nouveau système de mur frontalier près de McAllen, au Texas, le 30 octobre 2020. L’immigratio­n et la sécurité aux frontières — incarnée par le mur qui sépare en plusieurs endroits les ÉtatsUnis du Mexique —, ont été la clé de voûte de la victoire du candidat Donald Trump en 2016, et pourraient être, selon certains républicai­ns, la voie de retour au pouvoir lors des futures élections, dès les législativ­es de mimandat de 2022. Pour les conservate­urs, c’est LE sujet par excellence : il permet à la fois de mobiliser leur base (jusqu’à un certain point) et d’exacerber les divisions au sein du parti démocrate.
(© Jerry Glaser/USCPB) Photo ci-dessus : Le nouveau système de mur frontalier près de McAllen, au Texas, le 30 octobre 2020. L’immigratio­n et la sécurité aux frontières — incarnée par le mur qui sépare en plusieurs endroits les ÉtatsUnis du Mexique —, ont été la clé de voûte de la victoire du candidat Donald Trump en 2016, et pourraient être, selon certains républicai­ns, la voie de retour au pouvoir lors des futures élections, dès les législativ­es de mimandat de 2022. Pour les conservate­urs, c’est LE sujet par excellence : il permet à la fois de mobiliser leur base (jusqu’à un certain point) et d’exacerber les divisions au sein du parti démocrate.
 ?? (© Johnny Silverclou­d/ Shuttersto­ck) ?? Photo ci-dessous : « Construiso­ns le mur ! », peut-on lire sur la pancarte, lors d’un rassemblem­ent pro-Trump, le 18 août 2018 à Tucson (Arizona). Selon Reuters, plus de 330 000 particulie­rs américains motivés par la peur de l’immigrant auraient mis la main au portefeuil­le pour diverses campagnes privées de levées de fonds destinées à la constructi­on du mur frontalier.
(© Johnny Silverclou­d/ Shuttersto­ck) Photo ci-dessous : « Construiso­ns le mur ! », peut-on lire sur la pancarte, lors d’un rassemblem­ent pro-Trump, le 18 août 2018 à Tucson (Arizona). Selon Reuters, plus de 330 000 particulie­rs américains motivés par la peur de l’immigrant auraient mis la main au portefeuil­le pour diverses campagnes privées de levées de fonds destinées à la constructi­on du mur frontalier.
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(© 4kclips/Shuttersto­ck) Photo ci-dessus : Des appareils de surveillan­ce électroniq­ue viennent renforcer le mur près d’El Paso (Texas). Depuis 1997, les gouverneme­nts américains républicai­ns comme démocrates ont développé l’utilisatio­n de la surveillan­ce et des technologi­es de contrôle dans toute la « zone frontalièr­e » : aéronefs, capteurs de mouvement, drones, vidéosurve­illance, systèmes biométriqu­es… Ces investisse­ments aiguisent l’appétit d’une poignée d’entreprise­s spécialisé­es qui se partagent ce marché public : 55 milliards d’appels d’offres entre 2008 et 2020.
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