– ANALYSE Frontières et conflits au Moyen-Orient
Si conflits persistants et frontières sont intrinsèquement liés dans ce puzzle régional qu’est le Moyen-Orient, il faut dépasser ce constat pour comprendre que les tensions régionales contemporaines sont plus liées aux défaillances des États qu’à ces frontières imposées de l’extérieur par les grandes puissances coloniales au début du XXe siècle.
Historiquement, l’un des traits majeurs du MoyenOrient est la diversité ethnique, culturelle, confessionnelle et linguistique des populations qui y vivent depuis des siècles. L’Empire ottoman avait su prendre en compte et gouverner ces identités plurielles renvoyant à la fois à de grands groupes ethniques et à de puissants référents religieux. Si les sunnites, largement majoritaires, disposaient des droits les plus aboutis, les chiites étaient marginalisés tandis que les chrétiens et les juifs bénéficiaient d’un statut de relative autonomie consacré par le régime des millets impliquant, en retour, des formes de sujétion, notamment sur le plan fiscal. Les uns et les autres étaient eux-mêmes divisés en plusieurs communautés comme les maronites, les Grecs orthodoxes, les druzes, les alaouites, les Yézidis, les Arméniens… Cette foisonnante richesse humaine se prolongeait sur le plan linguistique avec le turc ottoman, l’arabe, le grec, le persan, le kurde, l’araméen, l’arménien…
À la fin du XIXe siècle, l’Empire ottoman était structuré en subdivisions administratives (dont la plus importante est le vilayet, dirigé par le vali, représentant du sultan, voir carte du haut p. 54) permettant au pouvoir central de gouverner au plus près les différentes régions allant du golfe Arabo-Persique jusqu’aux Balkans. On pouvait ainsi aller de Bassorah à Constantinople, de Damas à Jérusalem, de Bagdad à La Mecque sans jamais rencontrer de frontières puisque tous ces territoires étaient soumis au même souverain.
Autour et à partir des principales villes, ce sont les activités commerciales, sociétales, culturelles et religieuses qui ont
façonné les réseaux de circulation, les voies de communication et les espaces d’échanges entre les différentes populations de l’Empire.
Ce vaste monde, à la fois ouvert et multiple, mais aussi inégalitaire et arbitraire, a brutalement disparu au lendemain de la Première Guerre mondiale. Son système politique a été balayé au profit d’un nouveau, celui de l’État-nation, sans que les populations ne soient vraiment consultées puisque les découpages territoriaux ont été imposés par les grandes puissances coloniales de l’époque : la France et le Royaume-Uni, à la suite notamment des accords Sykes-Picot de 1916 révisés en 1918 (voir carte du bas, ci-contre). En quelques années, la géopolitique du Moyen-Orient a donc été profondément bouleversée et de nouvelles entités politiques sont apparues sous la forme de cette importation occidentale inédite qu’a constituée l’État fondé sur un triptyque (un gouvernement, un peuple, un territoire) totalement inadapté à ce monde pluriel, foisonnant et complexe.
Nations sans États et États sans nations
Ces métamorphoses ont conduit à créer de profonds déséquilibres qui, un siècle plus tard, ne sont toujours pas réglés avec, en particulier, des nations en quête d’État et des États en quête de nation.
En quête d’État
La déclaration Balfour (novembre 1917) a scellé le destin de la Palestine en promettant un Foyer national pour le peuple juif sur un territoire alors peuplé à près de 90 % d’Arabes. Le mandat britannique a mis en oeuvre cet engagement en permettant une immigration juive qui a conduit très vite, dès les années 1930, à un affrontement violent entre « deux peuples pour une même terre ». Si le peuple juif a réussi à obtenir son État en 1948, le peuple palestinien est toujours en quête du sien alors même que le droit international et les résolutions du Conseil de sécurité en ont affirmé, à maintes reprises, le principe. Un siècle après le début de ce choc entre deux nationalismes, un règlement équitable fondé sur l’établissement d’un État palestinien à côté d’Israël paraît plus éloigné que jamais tant le rapport de forces est asymétrique. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et l’Autorité palestinienne sont très affaiblies tandis
que les forces politiques nationalistes et religieuses, désormais majoritaires en Israël, sont ouvertement pour le maintien de leur domination sur les territoires occupés à défaut de pouvoir les annexer comme elles ont cru pouvoir le faire en 2020 avec le soutien du président Trump. Les Kurdes sont aussi les grands perdants des bouleversements des années 1920 puisqu’ils n’ont pas été en mesure d’obtenir un État. Le traité de Sèvres (août 1920) en posait bien le principe sur un territoire couvrant ce qui est aujourd’hui le Nord de l’Irak et une partie de l’Est de la Turquie, mais il a été balayé par les armes pour être remplacé par celui de Lausanne (juillet 1923) (voir cartes p. 56). Les populations kurdes ont ainsi été séparées en quatre États : Turquie, Syrie, Irak et Iran. Depuis cette époque, chaque segment de ce peuple a donc connu une histoire différente de celle des autres. Dans aucun de ces États, les Kurdes n’ont vraiment réussi à faire valoir leurs aspirations à l’autonomie et encore moins à l’indépendance. Même en Irak où ils ont pu affirmer puis consolider leur autonomie depuis une trentaine d’années et surtout depuis 2003, ils savent que la géopolitique régionale leur interdit d’avoir leur État alors que, pourtant, les résultats du référendum organisé en 2017 au Kurdistan irakien ont validé à une écrasante majorité une telle option.
En quête de nation
Les États issus des tracés de frontières imposés par les puissances coloniales n’étaient en rien des États-nations, puisque des peuples différents ont été sommés d’y vivre ensemble et que ces découpages ne correspondaient pas à leurs aspirations. La carte du traité de Sèvres, qui est donc mort-né, montre bien ce qu’aurait été une autre géopolitique de la région (au moins pour sa partie nord) puisqu’il prévoyait un État kurde et un État arménien dans une partie de l’Anatolie. D’où la puissante réaction nationaliste turque conduite par Mustafa Kemal qui, par les armes, a renvoyé ce projet aux oubliettes de l’histoire.
Entre autres exemples, l’Irak a été créé par les Britanniques en s’appuyant sur les sunnites en la personne du roi Fayçal (un des fils du chérif Hussein de La Mecque) qu’ils installent sur le trône en 1921. Les chiites sont réprimés par les forces britanniques quand ils se révoltent contre la puissance coloniale au début des années 1920, puis sont marginalisés d’emblée lorsqu’il s’agit d’obtenir la nationalité du nouvel État parce qu’ils sont soupçonnés d’être trop liés à la Perse. Viennent enfin les Kurdes qui sont inclus dans cette nouvelle entité par le rattachement du vilayet de Mossoul en 1925. Ainsi, cette construction politique est fondée, dès les origines, sur une double équation : les sunnites dominent les chiites et les Arabes dominent les Kurdes. Ces contradictions jamais dépassées sont la trame des déchirements que connaît encore aujourd’hui le pays. On retrouve ce même type de contradictions au Liban, où l’inclusion au Mont-Liban de nouveaux territoires (comme la plaine de la Bekaa, l’accès à la mer et la ville de Beyrouth) pour créer en septembre 1920 l’État tel qu’il existe aujourd’hui a bouleversé les équilibres démographiques entre les principales communautés : chrétienne, sunnite et chiite. La Syrie n’échappe pas à ces contradictions communautaires que la guerre civile a encore accentuées, d’autant qu’elles sont instrumentalisées par un pouvoir totalitaire arc-bouté sur sa communauté alaouite. Au vu de ce lourd héritage historique, on pourrait voir la rectification de certaines frontières comme une piste pour tenter de ramener la paix et la stabilité dans la région…
De nouvelles frontières ?
Dans certaines circonstances, la délimitation de nouvelles frontières peut en effet s’avérer utile, voire nécessaire, comme en Europe dans les années 1990, après l’implosion de l’Union soviétique, de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie. Mais, pour que la nouvelle entité ainsi créée puisse s’affirmer en tant qu’État-nation, encore faut-il
Les États issus des tracés de frontières imposés par les puissances coloniales n’étaient en rien des États-nations, puisque des peuples différents ont été sommés d’y vivre ensemble et que ces découpages ne correspondaient pas à leurs aspirations.
qu’elle soit fondée sur un fort sentiment national ou, à tout le moins, sur des référents mémoriels, culturels et linguistiques largement partagés. Dans les exemples évoqués, ces éléments constitutifs étaient présents : en Russie, dans les pays baltes ou dans l’ex-Yougoslavie avec les identités serbe, slovène ou croate…
De nouvelles lignes introuvables ou non désirées
Dans le Moyen-Orient des années 2020, un tel processus serait en réalité impraticable pour de multiples raisons qui tiennent à la fois à l’étroite imbrication des populations, à la prégnance d’un sentiment national dans les États existants, même s’il demeure encore fragile, et aux multiples tensions, voire aux conflits, qu’il ne manquerait pas de provoquer. Par ailleurs, se focaliser sur la question des frontières occulte l’écrasante responsabilité des régimes autoritaires dans le désastre abyssal où ils ont plongé leurs sociétés. Si l’arbitraire des enveloppes territoriales imposées par la France et le Royaume-Uni a été d’une importance capitale dans la difficile émergence du Moyen-Orient contemporain, les problèmes qui persistent après les indépendances ne sont plus liés seulement à la forme (spatiale) de l’État, mais bien davantage à sa nature. La question est désormais de savoir ce que les dirigeants de ces nouveaux États ont fait ou non pour le bien-être et le développement de leur pays. La réponse ne fait aucun doute : ils ont construit des États prédateurs et clientélistes sans jamais se soucier d’opérer une véritable construction nationale citoyenne.
À l’exception de la Turquie de Mustafa Kemal, de l’Arabie devenue saoudite (en 1932) et d’Israël, la formation de ces États n’a été nulle part le résultat politique d’un combat national. Comme les États qui acquièrent alors leur indépendance sont donc, au départ, sans nation ou, dans le meilleur des cas, dotés d’un ciment national fragile, il leur appartenait d’en « inventer » une. Comme l’écrivait l’anthropologue, sociologue et philosophe britannique Ernest Gellner, ce n’est pas la nation qui crée le nationalisme, mais bien le nationalisme qui crée la nation. Dès lors, c’était bien aux nouveaux pouvoirs d’opérer cette transfiguration politique. Au lieu de tenter cette construction historique, ils ont le plus souvent instrumentalisé les dimensions communautaires et ethniques de leurs sociétés pour mieux imposer leur domination autoritaire comme en Syrie et en Irak, tandis qu’au Liban, dans un cadre démocratique, le confessionnalisme était érigé en système. Et partout, dans ces pays, quand des violences surgissent, le sentiment national a tendance à se froisser et à se rider comme une peau de chagrin tandis que l’espace sociétal se fragmente en périmètres communautaires et ethniques…
Ce tableau doit cependant être nuancé, car il n’y a pas un Moyen-Orient, mais plusieurs. Ce que nous venons d’évoquer s’applique surtout à « l’espace Sykes-Picot », c’est-à-dire à cette partie du Moyen-Orient configurée par la France et le Royaume-Uni dans les années 1920. Et même dans cet espace, il convient de distinguer différentes situations.
Des situations très diverses
En Syrie, il existe un large accord implicite entre tous les acteurs du conflit pour conserver l’intégrité territoriale du pays. Mais, sur ce même territoire, un nouveau drame est en train de prendre forme. Depuis 2018, le régime de Bachar al-Assad prépare non pas une réorganisation territoriale, mais une restructuration spatiale par le biais d’une expropriation massive des biens fonciers et immobiliers de tous ceux qui ont fui le pays et qu’il perçoit donc comme ses opposants. Ce processus d’une violence extrême a pour objectif d’effacer l’existence sociale de millions de réfugiés syriens. La « variable d’ajustement » entre l’État et sa population n’est pas territoriale, mais humaine ! On ne touche pas au territoire, mais, par une opération de nettoyage ethnique camouflée par une législation d’exception (la loi numéro 10 d’avril 2018), on efface une partie de la population qui y vivait…
En Irak, les Kurdes souhaitent depuis longtemps avoir leur propre « toit politique », comme l’a encore montré le référendum de septembre 2017 par lequel ils se sont prononcés pour l’indépendance. La question des frontières est donc ici posée, mais, compte tenu des rapports de force avec le pouvoir central de Bagdad et de la farouche hostilité de la Turquie et de l’Iran au principe même d’un État kurde, il est impossible que ce projet puisse aboutir à court terme.
Ni au Liban ni en Turquie, il n’est question de redécoupages territoriaux. Et pas davantage en Jordanie qui est, en définitive, le contre-exemple de ce que l’on vient de voir. S’il est un pays qui, à l’origine, était artificiel, c’est bien celui-là. Au début des années 1920, les Britanniques ont en effet imaginé ses frontières pour séparer la Palestine de l’Irak sans que cela ne corresponde à une quelconque réalité sociologique, historique ou géographique. Et pourtant, la Jordanie paraît avoir trouvé une certaine cohérence politique et une véritable identité nationale, même si celle-ci demeure fragile, notamment parce qu’une majorité de ses habitants est palestinienne. Par ailleurs, aucune ligne de fracture confessionnelle ne parcourt ce pays à forte dominante sunnite.
Quant à la Palestine, comme on l’a vu, la seule solution possible est celle à deux États, ce qui implique la création d’un État palestinien à côté d’Israël et donc l’instauration d’une nouvelle frontière. C’est ce que dit le droit international encore réaffirmé par le Conseil de sécurité en décembre 2016 dans sa résolution 2334.
En dehors de l’espace Sykes-Picot, il y a l’Égypte et les pays du Golfe. Les frontières de l’Égypte sont très stables. Au fil du temps, il y a bien eu quelques aménagements à ses confins, mais pratiquement toute la population vit dans la vallée du Nil qui forme son véritable ancrage territorial. Les pays du Golfe, pour leur part, se sont construits avec des paramètres originaux qui leur ont donné des marqueurs identitaires fixés dans des territoires aux contours assez bien établis, même si des contentieux territoriaux persistent ici ou là. Quant au Yémen, issu d’une unification en 1990 entre le Yémen du Sud et le Yémen du Nord, il est à nouveau profondément fragilisé par une guerre dévastatrice qui pourrait à terme remettre en question cette unité [lire p. 8-9].
À l’intérieur des frontières, réinventer l’État
Si, pour les pays fracturés par les contradictions communautaires, le fond du problème n’est donc pas la question des frontières, mais bien plutôt celle de la nature de l’État, la réflexion doit s’orienter vers une construction démocratique et fédéraliste. Cela revient à concevoir un système constitutionnel où la diversité des communautés et des ethnies serait prise en compte dans une dialectique citoyenne pour tenter de respecter les identités de chacun tout en consolidant l’appartenance nationale à un État démocratique.
La citoyenneté à l’état brut, sans la prise en compte des communautés, est aujourd’hui une piste sans avenir, car celles-ci craignent d’être victimes d’un jeu démocratique dans lequel elles demeureraient toujours minoritaires. Les rapports de force démographiques entre les communautés étant un obstacle à la possibilité d’une vie démocratique apaisée, il faut donc inventer des systèmes où elles pourront bénéficier de garanties constitutionnelles leur permettant de participer effectivement et pleinement au pouvoir. Malgré leurs contradictions et leurs limites, les seuls systèmes susceptibles d’y parvenir sont à rechercher dans les variantes du fédéralisme et de la décentralisation. L’histoire récente du devenir des révoltes arabes nous montre que le chemin pour y parvenir risque d’être encore très long.
Si le fond du problème n’est pas la question des frontières, mais bien plutôt celle de la nature de l’État, la réflexion doit s’orienter vers une construction démocratique et fédéraliste.