– ANALYSE L’Afrique et ses frontières : mythes et réalités
Souvent décrites comme les cicatrices de la violence des puissances impériales sur le continent, les frontières d’Afrique sont aussi le fruit d’une histoire ancienne. Désormais acceptées dans leur grande majorité par les États du continent, les frontières, devenues africaines, sont « vécues » comme telles par les populations qui se les approprient sans complexe.
Les frontières actuelles des États du continent africain sont, comme celles de l’Amérique latine, du Proche Orient et de l’Asie du Sud, d’abord d’origine coloniale au sens où elles ont été imposées de l’extérieur lors de la formation des empires et des mandats. Elles sont ensuite devenues les limites des pays africains indépendants, sur la base d’un engagement collectif de respect de « réalités tangibles » selon les termes de la déclaration de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) de juillet 1964. Cette continuité territoriale a eu son équivalent dans les régimes linguistiques. Ainsi, douze pays africains ont choisi de conserver la langue française dans son statut officiel et neuf autres en ont fait une langue co-officielle. Il en va de même pour le portugais, l’espagnol, l’anglais ou l’arabe. Les héritages coloniaux — territoriaux, linguistiques, administratifs, juridiques — ont été le plus souvent assumés.
La formation des frontières linéaires modernes
Les 54 États souverains du continent africain sont délimités par près de 165 « dyades », frontières terrestres communes à deux États, sur une longueur de 83500 km en 2021. Les États côtiers comptent une cinquantaine de frontières maritimes, dont près de la moitié ont fait l’objet d’un accord définitif. Les frontières terrestres restent mal démarquées, mais elles sont le support d’une intense vie économique régionale, surtout lorsqu’elles recoupent d’anciens ensembles historiques ou ethniques. Contrairement à un stéréotype encore fréquent, le continent africain, avant la colonisation européenne, n’ignorait en rien les découpages politiques. Continuer de le croire revient à nier que l’Afrique eut une histoire. La période coloniale fut en réalité de courte durée (1885-1960) même si sa marque fut très profonde. Certes, les limites des ensembles politiques
n’étaient pas de configuration linéaire — invention technique européenne du XVIIIe siècle —, mais chaque centre de pouvoir connaissait parfaitement l’extension de son aire d’allégeance, à toutes échelles : de la chefferie à l’empire en passant par les nombreux royaumes. On y prélevait l’impôt et les forces de travail et de combat, on organisait les alliances politiques et matrimoniales. Plusieurs entités ont d’ailleurs été en mesure d’opposer de vives résistances à l’entreprise coloniale européenne : on le sait pour le royaume Ashanti, coeur de l’actuel Ghana, et l’empire de Samory Touré, étendu en Guinée et au Mali, les tribus Maï-Maï en Tanzanie, les royaumes zoulou et xhosa face aux Anglais et aux Boers, et l’empire amhara d’Abyssinie longtemps capable de repousser les tentatives impériales italiennes. Pour ne rien dire des combats pour l’indépendance (révoltes des Mau Mau du Kenya, par exemple).
Faute de sources écrites généralisées, sauf en arabe et, dans une moindre mesure, en pulaar (langue peule), on connaît encore mal le détail des configurations territoriales des États et des empires précoloniaux. Mais les réalités conservées dans les mémoires orales ont été confirmées par les premiers récits coloniaux qui peignaient le tableau des rapports de force issus d’une histoire précoloniale longue, avec des territoires et des villes de commerce, des systèmes d’allégeance et des relations tributaires, dans des limites précises et des zones de séparation, des marches intermédiaires entre deux entités constituées. Au-delà des stèles égyptiennes en Nubie et des lignes de ribats (forteresses) d’Afrique du Nord, les contours des royaumes africains étaient des zones, moins peuplées que les centres, qui exerçaient un contrôle décroissant sur des auréoles concentriques. Les puissances coloniales y ont donc surimposé une conception linéaire de la frontière, mais n’ont pas inventé le fait que tout pouvoir s’exerce sur une assise territoriale et démographique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’autobiographie d’Amadou Hampâté Bâ (1900-1991) (1) qui relate les vicissitudes politiques ayant affecté le delta intérieur du Niger, le Macina, à partir de 1853, début de la conquête d’El-Hadj Omar. Pour des raisons d’efficacité et de réduction des coûts, les métropoles coloniales ont d’ailleurs souvent cherché à s’appuyer sur les entités préexistantes et on en garde une preuve en examinant le tracé très découpé de la frontière francoanglaise entre le Niger et le Nigéria ou bien celle qui sépare la Guinée du Mali. Il n’en demeure pas moins que bien des tracés ont été effectués en toute méconnaissance des espaces accaparés d’abord sur le papier, sur un continent qui comptait moins de 120 millions d’habitants au moment de la conférence de Berlin (1885) qui décida des modalités de partage entre les puissances européennes, autour d’un accord sur les limites du bassin conventionnel du Congo. Des frontières de chancellerie donc, tracées au cordeau en un quart de siècle (18851900) sur plus de 70 % de leur longueur, reportées sur des cartes indécises comportant de nombreux vides inexplorés ou inhabités.
C’est une situation unique au monde que j’ai analysée en détail (2). Le vecteur central du découpage fut de se répartir des possessions à venir et des sphères d’influence entre puissances extérieures rivales mais complices, animées par leur soif de gain et de diffusion religieuse civilisatrice. On s’est donc appuyé sur des supports hydrographiques et lacustres dans 34 % des cas et orographiques dans 13 %, avec une prédilection pour les lignes géométriques — astronomiques et mathématiques — dans 42 % des cas (3). La prise en compte d’autres facteurs — ethniques et tracés antérieurs — explique 11 % des cas seulement. Il s’agissait donc le plus souvent de frontières a priori, à l’inverse des frontières européennes, fixées a posteriori, au gré des luttes et des rapports de force, des affirmations nationales et de l’émancipation des formations impériales, figées par des traités.
La moitié des longueurs de la scène frontalière africaine résulte de négociations entre les sept États traceurs européens actifs (limites inter-impériales, par exemple entre le Ghana et le Togo) ; un quart sont issues d’anciens découpages administratifs internes aux ensembles impériaux (limites intra-impériales, par exemple entre le Mali et le Sénégal, qui sont souvent plus problématiques, car elles n’ont pas fait l’objet de traités internationaux et ont beaucoup varié au gré des décisions des administrateurs de cercles*) ; près de 7 % résultent des tracés de la période ottomane (Algérie, Tunisie, Libye, Égypte) ; 12 % ont impliqué des États africains (par exemple l’Éthiopie) et des empires européens ; enfin, un peu moins de 7 % ont été décidées entre pays africains, comme pour la dernière en date entre le Soudan et le Soudan du Sud, toujours conflictuelle. Les grands pays traceurs sont la France (32 %) et le Royaume-Uni (26,8 %) — soit un peu moins de 60 % à eux deux (4).
Contrairement à un stéréotype encore fréquent, le continent africain, avant la colonisation européenne, n’ignorait en rien les découpages politiques. Chaque centre de pouvoir connaissait parfaitement l’extension de son aire d’allégeance, à toutes échelles.
Pour mémoire, la France et le Royaume-Uni rédigent en moyenne 70 % des résolutions présentées au Conseil de sécurité des Nations Unies, comme si leur ancien statut colonial puis postcolonial leur conférait des responsabilités mondiales durables.
Des frontières assumées
En dépit de cette origine externe et imposée des frontières linéaires contemporaines et pour prévenir des contentieux graves, les États africains indépendants (entre 1957 et 1962) s’accordèrent du 17 au 21 juillet 1964 sur le principe de l’intangibilité des frontières, proclamé lors de la conférence de l’OUA ouverte par le président égyptien Nasser : « Considérant que les problèmes frontaliers sont un facteur grave et permanent de désaccord, consciente de l’existence d’agissements d’origine extra-africaine visant à diviser les États africains, considérant en outre que les frontières des États africains, au jour de leur indépendance, constituent une réalité tangible, [la conférence] déclare solennellement que tous les États membres s’engagent à respecter les frontières existant au moment où ils ont accédé à l’indépendance. » Le texte se référait au paragraphe 3 de l’article III de la Charte de l’OUA de 1963 : « Respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque État et de son droit inaliénable à une existence indépendante ».
Même si le terme n’y figure pas explicitement, le principe d’intangibilité a été respecté, à de rares exceptions près : indépendance de l’Érythrée, selon une ligne coloniale ancienne, italo-abyssinienne, et sécession, sous forte pression extérieure et à l’issue problématique, du Soudan du Sud ; seule la tenue d’un référendum a permis à l’Union africaine d’accepter cette altération de la ligne générale. Les tentatives séparatistes encouragées depuis d’anciennes colonies — Biafra, Kivu — ont échoué. L’engagement du Caire de 1964 a été globalement tenu et continue de l’être. Il a d’ailleurs été confirmé par la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye qui tranche, elle aussi, les différends selon le même principe, en recherchant l’instantané colonial, c’est-à-dire le « moment décisif » de l’acte juridique du tracé de la période coloniale, qui devra ensuite faire foi, aujourd’hui et dans l’avenir.
La CIJ a déjà statué sur neuf contentieux frontaliers africains (5). Il est vrai qu’en Afrique, en raison de la rapidité des délimitations effectuées entre puissances, la démarcation sur le terrain de ces limites— pourtant non contestées — n’est effective que dans un quart des cas. Cela étant, même quand la frontière s’appuie sur des supports hydrographiques et lacustres (naturellement visibles), des différends peuvent surgir. Ces incertitudes ont causé des conflits violents, comme entre le Mali et le Burkina Faso en 1985. Par ailleurs, les limites administratives internes de chaque ensemble colonial régional (Afrique-Occidentale française et Afrique-Équatoriale française, Afrique de l’Est britannique et Fédération RhodésieNyassaland) ont varié. D’abord, ces unités impériales se sont fragmentées après les indépendances (la Côte d’Ivoire s’est ainsi séparée de l’ancienne Haute-Volta). Ensuite, si la moitié des frontières actuelles résulte de négociations entre États traceurs ayant défini, par traités, des tracés assez précis, un quart de la longueur est issu d’anciennes limites administratives internes qui ont été modifiées à plusieurs reprises par les chefs de cercles, créant des incertitudes et justifiant un recours à l’arbitrage de la CIJ.
La division « Paix et sécurité » de l’Union africaine a lancé depuis 2007, sous l’impulsion de l’ancien président du Mali Alpha Oumar Konaré, le Programme frontière de l’Union africaine (PFUA) qui vise à encourager les États africains à achever par eux-mêmes la démarcation de leurs frontières afin de pouvoir tirer parti des ressources qu’offrent les interfaces frontalières. Il convient enfin de noter que, si des contentieux demeurent (Sahara occidental, revendication de la Somalie sur l’aire de peuplement somali dans la corne de l’Afrique et sécession mal négociée du Soudan du Sud), d’autres ont été réglés récemment, par la volonté politique des dirigeants : c’est le cas entre l’Éthiopie et l’Érythrée depuis 2017, après 25 ans de tensions.
Des frontières actives
Les analyses de terrain démontrent que les confins frontaliers sont peuplés et actifs. Leurs habitants excellent à tirer parti des complémentarités en faisant jouer leurs solidarités ethnolinguistiques. Comme si, sous le maillage linéaire, persistaient les interactions de la frontière « à l’ancienne » : la zone. De même observe-t-on que rejouent, comme l’on dit d’une faille tectonique, des facteurs de la géopolitique précoloniale : ambition de recréer un califat du Macina dans le riche delta intérieur du Niger, en référence à celui au milieu du XIXe siècle — coïncidence frappante entre l’aire d’exactions de Boko Haram et l’ancien royaume du Bono — ; tensions entre le
Cameroun anglophone et le gouvernement ; tensions dans la région des Grands Lacs autour des Kivus, dont les immenses richesses sont pillées par les voisins rwandais et ougandais. Avant d’être une cause de litiges héritée de la période coloniale ou le théâtre de crises graves, les frontières africaines sont, tant pour les États, avec les droits de douane, que pour les populations locales, une ressource primaire et un facteur de structuration d’espaces régionaux originaux. Y prospèrent de nombreux marchés frontaliers périodiques et parfois jumeaux, et des activités de distribution entre pays limitrophes, comme au Togo, au Bénin (que le géographe béninois John O. Igué avait qualifié d’État-entrepôt (6)) ou en Gambie, qui bénéficient de l’attraction commerciale de leurs voisins plus puissants (Ghana, Nigéria, Sénégal). Ce commerce contribue à atténuer ou à subvertir les effets de coupure provoqués par le découpage colonial et marque le retour de la « frontière zone » au-delà de la frontière linéaire moderne. Les configurations séculaires d’échanges à courte distance jouent pleinement.
Sept pour cent des habitants des villes de plus de 10000 habitants (soit 12 millions de personnes) en Afrique de l’Ouest vivent à moins de 20 km d’une frontière internationale, tandis que 15 % des urbains sont à moins de 50 km et 36 % à moins de 100 km, soit respectivement 27 et 65 millions sur un total de 182 millions (chiffres de 2015). Sur les 2469 villes d’Afrique de l’Ouest, près de la moitié se situent à moins de 100 km d’une frontière, 681 à moins de 50 km et 319 à moins de 20 km. La croissance des villes frontalières est supérieure à celle des autres villes, notamment sur l’enveloppe frontalière du Nigéria et dans le golfe de Guinée, entre le Bénin et le Togo. On compte 27 agglomérations transfrontalières (7).
Ces développements économiques originaux résultent de trois facteurs : la présence de communautés innovantes de marchands investis dans les réseaux d’affaires transnationaux, capables d’exploiter les différences entre pays voisins (écarts des prix alimentaires, marché parallèle de change, taux d’imposition, interdictions d’importation ou d’exportation) ; la combinaison d’activités commerciales et productives adossées à des infrastructures de marché et de transport (routes de desserte des hinterlands et ports des littoraux) ; la porosité relative des frontières qui offre des opportunités commerciales, formelles et informelles, au sein des mêmes communautés ethnolinguistiques. Les zones de chalandise les plus actives sont la Sénégambie méridionale et le fleuve Sénégal, les marchés ivoiriens, le Nord et l’Ouest du Togo, le Nord et l’Est du Bénin, le Nord du Nigéria en pays haoussa, la région du lac Tchad. À l’inverse, les marchés frontaliers sont rares entre le Mali et la Guinée (nord du Fouta-Djalon), entre le Libéria et la Côte d’Ivoire, entre le Niger et le Mali et dans le Liptako-Gourma. Les États africains tirent encore, en moyenne, le quart de leurs ressources fiscales du produit des douanes.
Plusieurs États situés dans la bande saharo-sahélienne ne sont pas en mesure d’exercer un contrôle effectif de leurs longues enveloppes frontalières. L’État (police, justice) est souvent absent ou distant et ne peut garantir ni la sécurité ni le règlement des nombreux litiges fonciers. Les groupes djihadistes profitent de ces lacunes pour tenter de s’installer, par la terreur. La région la plus critique en 2021 est dite « zone des trois frontières » entre le Mali, le Burkina Faso et le Niger. La France est donc présente, par l’opération militaire « Barkhane », pour exercer cette fonction régalienne de sécurité sur les marges et les confins, en espérant que les États ouest-africains seront capables de le faire de manière autonome, dans une approche globale, politique, sécuritaire et de développement (8). Garder les frontières africaines est un défi permanent.
Notes
L’État (police, justice) est souvent absent ou distant et ne peut garantir ni la sécurité ni le règlement des nombreux litiges fonciers. Garder les frontières africaines est un défi permanent.
(1) Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul (Mémoires I), Paris, Actes Sud, 1991.
(2) Pour une analyse approfondie, voir Michel Foucher, Fronts et frontières, un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1988.
(3) Contre 23 % en moyenne mondiale (les cas des frontières Canada/ États-Unis, États-Unis/Mexique ou Syrie/Irak et Irak/Arabie saoudite étant à ce titre emblématiques).
(4) Viennent ensuite l’Allemagne (8,7 %), la Belgique (7,6 %) et le Portugal (6,9 %), soit près de 82 % pour les cinq pays cités. La Turquie ottomane (4 %), l’Italie (1,7 %) et l’Espagne (1,5 %) complètent le tableau des traceurs historiques extérieurs au continent.
(5) Cameroun nord contre Royaume-Uni (1963), Burkina Faso/Mali (1986), Tchad/Libye (1994), Guinée-Bissau/Sénégal (1995), Botswana/Namibie (1999), Cameroun/Nigéria (2002), Guinée équatoriale/Nigéria (2002), Bénin/Niger (2005), Burkina Faso/Niger (2013).
(6) John O. Igué, Géographie et développement en Afrique de l’Ouest, Paris, Karthala, 2020.
(7) Voir les travaux du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest, OCDE. (8) Michel Foucher, « Les interventions extérieures dans les pays en crise », Question d’Europe, no 302, 10 février 2014, Fondation Robert Schuman.