– FOCUS Fleuve Maroni : la frontière France-Suriname enfin tracée
Adossée au fleuve Maroni, la frontière entre l’ancienne colonie néerlandaise et le département d’outre-mer de Guyane, sur le continent sud-américain, a longtemps fait l’objet d’un différend entre les deux pays, provoquant même des incidents en 2018-2019. Réglée (en partie) début 2021, l’incertitude autour de son tracé vient rappeler que les frontières « naturelles » n’existent pas ; elles reflètent toujours les enjeux territoriaux et politiques.
A priori, il n’y a pas plus visible qu’un fleuve pour incarner une frontière. Le Maroni constitue une ligne longue de 520 km, large de plus de 4 km à son embouchure (voir l’image satellite p. 64). À petite échelle, rien de plus facile que de faire correspondre la ligne de frontière à la ligne du fleuve. Mais, à grande échelle et sur le terrain, c’est plus compliqué, car il faut situer précisément la ligne de frontière :
• soit sur l’une ou l’autre des rives, ce qui privilégie l’un des deux États, car il contrôle alors la circulation et les îles du fleuve lui appartiennent ;
• soit sur la ligne de talweg qui joint les points les plus bas du chenal, au fond du lit. En général, à cause de la force de Coriolis, le talweg se situe vers la rive la plus érodée : dans l’hémisphère Nord, c’est la rive droite — pour le Maroni, la rive française. D’où un partage inégal du lit ;
• soit sur la ligne médiane des eaux, séparant le lit en deux parties égales. C’est ce principe qui a été retenu pour le tracé de la frontière entre la France et le Suriname.
Mais la répartition des îles du fleuve reste problématique quand le lit est anastomosé, c’est-àdire encombré d’îles et de bancs de sable multipliant les chenaux de circulation des eaux du fleuve, comme c’est le cas du Maroni. Les cartes IGN établies depuis les années 1950 comportaient ainsi des erreurs. Pour une raison indéterminée, la frontière y était souvent tracée au niveau du talweg, ce qui privait la France de nombreuses îles lui revenant et est à l’origine des incidents frontaliers qui ont eu lieu en 2018 et 2019 entre la Guyane et le Suriname (voir infra).
La frontière, fruit d’une longue construction historique
La colonisation du plateau des Guyanes remonte au début du XVIIe siècle. Trois pays sont en compétition : l’Angleterre, les Provinces-Unies et la France. L’installation française est remise en cause à plusieurs reprises par des conquêtes des puissances rivales. La région du Maroni constitue alors une marche, au sens de zone frontalière militaire instable. En 1676, la colonie française se stabilise : sa frontière occidentale, avec la Guyane hollandaise, est établie sur le Maroni ; mais aucun traité n’est signé. En effet, le fleuve est perçu comme une frontière naturelle idéale, car il s’écoule du sud vers le nord en partageant le plateau des Guyanes et il permet d’identifier la frontière sur le terrain comme de la défendre facilement. Mais cela ne suffit pas à éviter les différends entre États voisins, notamment quand apparaissent de nouveaux enjeux régionaux, comme la découverte de l’or au XIXe siècle.
Par ailleurs, pour lutter contre le marronnage (fuite des esclaves), une convention franco-néerlandaise de 1836 autorise, par une sorte de droit de poursuite, les Français à traquer les Noirs marrons sur la rive droite du Maroni, et les Néerlandais sur la rive gauche : ce texte confirme ainsi que le fleuve fait frontière.
En 1915, un accord est enfin signé entre les Pays-Bas et la France : c’est un pas supplémentaire vers la fixation officielle de la frontière sur une portion du fleuve allant de Saint-Laurent au village actuel de Grand Santi (voir carte p. 65). Il établit la frontière sur la ligne médiane des eaux du fleuve et accorde la totalité des îles à l’un ou à l’autre des deux États : à l’ouest de la ligne médiane, les îles sont néerlandaises ; à l’est, françaises.
Une frontière à la fois invisible et bien réelle
La convention de 1915 s’applique donc à la partie la plus peuplée du Maroni, ce qui n’empêche pas les populations des deux rives de vivre le fleuve comme un axe majeur de circulation et un moyen de mise en relation. En revanche, lors de la guerre civile au Suriname dans les années 1980, des Bushinenge(peuples descendants d’esclaves africains) et, surtout, des Amérindiens du Suriname se sont réfugiés du côté français pour échapper aux violences communautaires, avec l’accord tacite des autorités françaises. Des militaires français ont été déployés afin de sécuriser la population de la rive droite, faisant de la frontière une enveloppe protectrice.
Mais après la guerre civile, les familles séparées par la frontière ont repris leurs relations en se déplaçant d’une rive à l’autre. Encore aujourd’hui, pour les habitants de la région qui revendiquent la libre circulation de part et d’autre du fleuve, la frontière n’existe pas : elle est invisible. Le Maroni forme donc un espace de contacts, d’échanges, un trait d’union entre les deux rives et non pas une césure entre populations et territoires.
Entre Saint-Laurent-du-Maroni en France et Albina au Suriname, les échanges sont intenses : il ne faut qu’une dizaine de minutes pour traverser le fleuve, et près d’un millier de pirogues franchissent quotidiennement la frontière pour le transport de personnes, de carburant ou de marchandises.
Pour autant, entre les territoires surinamien et guyanais existent des contrastes socio-économiques puissants. En rive gauche, le Suriname est un pays en développement avec un PIB/hab. de 5400 € en 2018. En rive droite, c’est un territoire ultramarin rattaché à un pays développé dont le PIB/hab. s’élève à 16000 € (soit un rapport de 1 à 3) grâce à un important processus de transferts publics et de redistribution. Ce gradient de niveau de développement engendre des flux à travers la frontière. Quand il faut se soigner, c’est la rive française qui est recherchée. Ainsi, pendant longtemps, des Surinamiennes sont venues accoucher, par sécurité, à l’hôpital de Saint-Laurent. L’Agence française de développement a financé, pour 15 millions d’euros, la construction d’un hôpital à Albina dans le cadre d’une coopération sanitaire plus large entre les deux États depuis 2010. Par ailleurs, de nombreux enfants surinamiens fréquentent les écoles de la rive droite du Maroni, le service public français d’éducation fonctionnant relativement bien. Réciproquement, les Guyanais font leurs achats au Suriname, car les prix y sont moins élevés.
Un lieu d’exercice des souverainetés nationales
Dans le cadre de la coopération transfrontalière, les forces armées et de police des deux pays menaient régulièrement des opérations communes sur le Maroni jusqu’en 2019. Les patrouilles ont pour objectif de lutter plus particulièrement contre l’orpaillage clandestin et les trafics en tout genre.
L’immigration clandestine vers la Guyane passe majoritairement par le Maroni. Pour les Surinamiens et les Brésiliens, la Guyane, plus riche, constitue un eldorado. Il y aurait entre 30000 et 70000 personnes en situation illégale dans le département français, sur une population totale officielle évaluée à 300000 habitants. En 2016, d’après l’INSEE, 56 % des enfants nés dans le département ont une mère étrangère. Or la porosité et la longueur de la frontière rendent quasi impossible une lutte efficace contre l’immigration clandestine.
L’exploitation illégale de l’or constitue quant à elle une véritable plaie pour l’Ouest guyanais. Les garimpeiros, des chercheurs d’or brésiliens ou surinamiens, installent des sites illégaux d’orpaillage le long du fleuve. Ils utilisent du mercure ou du cyanure pour l’amalgame de l’or, ce qui contamine la faune, la flore et la chaîne alimentaire. Les Amérindiens et les Bushinenge, qui consomment l’eau polluée du fleuve et mangent du poisson, en subissent les effets sur la santé : problèmes nerveux, mentaux, rénaux… Les orpailleurs jouent avec la frontière : ils profitent des ressources aurifères, du côté français. Et quand ils sont inquiétés par les gendarmes, ils se mettent à l’abri, du côté surinamien, où se situent leurs bases arrière.
Le trafic de drogue recherche également, par définition, l’invisibilité et profite des zones grises que peuvent constituer les espaces transfrontaliers. Les rives du Maroni sont devenues l’épicentre d’un intense trafic de cocaïne en provenance de Colombie, premier producteur mondial, et qui passe par la plaque tournante du Suriname. Les trafiquants s’appuient sur la communauté Bushinenge des deux rives pour faire transiter en pirogue la cocaïne vers la Guyane. Ensuite, des « mules », de jeunes Bushinenge guyanais, transportent la drogue vers l’Hexagone via l’aéroport de Cayenne. Mais avec la crise sanitaire de la COVID-19 marquée par les confinements, la surveillance accrue de la frontière et la chute de la circulation aérienne, le trafic de cocaïne s’est effondré en 2020-2021. Pour la lutte contre l’exploitation illégale de la ressource halieutique, un accord a été signé en novembre 2017 entre Paris et Paramaribo fixant l’azimut de la limite entre les zones économiques exclusives de Guyane et du Suriname à l’embouchure du Maroni et règle les questions de souveraineté en mer pour les interventions de la Marine nationale contre les bateaux surinamiens qui pêchent illégalement dans les eaux françaises.
Les incidents de 2018-2019
Des incidents frontaliers entre la France et le Suriname ont éclaté en novembre 2018 et au cours de l’année 2019. Ils ont eu comme effet d’interrompre, à l’initiative des autorités surinamiennes, la coopération transfrontalière dans la lutte contre l’orpaillage. En effet, la destruction d’installations clandestines par les forces armées françaises en Guyane sur les îlots d’Akoti Kampou et de Kapassi Tabiki (au nord du village de Grand Santi) a immédiatement été contestée et a fait l’objet de vives critiques au Suriname. La frontière est tellement difficile à identifier sur le terrain que les militaires français auraient commis une erreur de localisation pour au moins un site, probablement en territoire surinamien. Et cela, malgré l’utilisation du GPS et des cartes IGN. Il faut dire que l’appartenance des îles n’était pas toujours très claire, car la toponymie y est trompeuse avec, par exemple, plusieurs îles portant le même nom. Or, pour les Surinamiens habitant le fleuve, toutes les îles du Maroni appartiennent au Suriname. Ils s’appuient sur les seules cartes à leur disposition : celles de Google Earth et Google Maps, qui situent la frontière sur la rive droite du fleuve, du côté français, sans tenir compte d’aucune base juridique. Par ailleurs, au Suriname, on critique la violence des interventions françaises, car les sites illégaux sont dynamités et le matériel brûlé par les gendarmes français. Le problème, c’est que les garimpeiros exploitent l’or sur le territoire français où l’extraction est interdite ou réglementée. C’est pour régler définitivement le tracé de cette frontière que le
ministère des Affaires étrangères a chargé une commission dirigée par l’ambassadeur de France au Suriname, Antoine Joly, de négocier un nouveau texte avec les autorités surinamiennes.
La frontière franco-surinamienne enfin tracée
Le lundi 15 mars 2021, après des négociations fructueuses entre les autorités surinamiennes et françaises, le traité fixant la frontière entre les deux pays sur le Maroni et ses affluents a enfin été signé à Paris. Il s’agit d’un accord de délimitation (tracer des limites) et de démarcation (marquer les limites). Le changement de majorité présidentielle au Suriname en juillet 2020 avec l’élection de Chan Santokhi à la présidence et de Ronnie Brunswijk à la vice-présidence (l’homme politique qui avait mobilisé les Surinamiens du fleuve contre les opérations françaises lors des incidents transfrontaliers de 2018 et 2019) n’a pas entravé les pourparlers.
Ainsi prend fin (en tout cas pour la partie de la frontière comprise entre l’embouchure du fleuve et le village d’Antecume-Pata en amont) l’incertitude pluriséculaire sur le tracé de cette frontière, par la signature d’un protocole additionnel à la convention de 1915, elle-même réintégrée dans le nouveau texte. De la sorte, le principe de fixation de la frontière sur la ligne médiane des eaux est réaffirmé — et cette fois appliqué.
Par ailleurs, le traité étend ce principe aux portions du fleuve non concernées par la convention : au nord de l’île Portal et au sud de l’île Stoelman.
La frontière est désormais définie par des points géolocalisés. Selon Antoine Joly, il s’agit de la première frontière numérique mondiale. Il en résulte des changements relativement importants avec, à la clé, la réattribution de nombreuses îles dont l’appartenance est désormais en conformité avec le droit international.
La négociation franco-surinamienne a justement porté sur la répartition de quelque 950 îles du fleuve entre les deux États. Pour la plupart d’entre elles, la règle de la ligne médiane a été appliquée de façon purement géographique, à partir des cartes de la région : les îles à l’ouest de la ligne sont surinamiennes et les celles à l’est sont guyanaises. Si une île chevauche la ligne, la situation de la plus grande superficie de l’île permet de trancher. Pour une soixantaine d’îles habitées, la détermination de l’appartenance a résulté de consultations locales menées par les services des deux États s’appuyant sur différents critères : papiers d’identité, affinités nationales des populations, allégeance à telle ou telle autorité (par exemple les Grands Mans), fiscalité, cadastre, investissements réalisés par l’un ou l’autre des deux pays… Restaient alors une quinzaine d’îles habitées pour lesquelles les éléments disponibles ne permettaient pas de trancher. Une mission conjointe a été envoyée sur place à la rencontre des habitants. Sur ces îles situées souvent à l’est de la ligne médiane des eaux (donc du côté français, mais attribuées au Suriname par les cartes IGN), les populations se revendiquent souvent surinamiennes. Ainsi, le traité « cède » officiellement au Suriname quelques îles, dont Bada Tabiki et Siki Tabiki au sud d’Apatou. Quant aux îles où ont eu lieu les incidents de 2018 et 2019 qui ont déclenché tout ce processus, leur appartenance à la France est confirmée. Les cartes IGN et celles éditées au Suriname peuvent désormais porter des indications frontalières valides.
La coopération transfrontalière réaffirmée
En sus du traité, la France et le Suriname ont signé, le même jour, une déclaration politique pour la gestion commune du fleuve et le développement économique du bassin du Maroni, réaffirmant la liberté de navigation. Les forces de l’ordre des deux pays peuvent intervenir partout sur les eaux, mais seulement sur les îles correspondant à leur nationalité. Toute activité nécessite l’accord des deux parties. Ainsi, comme la France s’oppose à l’orpaillage sur le Maroni et ses affluents, la quarantaine de barges (les skalians) installées le long du fleuve en 2021 sont désormais interdites — alors que, jusqu’à présent, l’orpaillage était toléré par les autorités surinamaises. Cela doit permettre d’éviter de futurs incidents transfrontaliers et, surtout, de faciliter la lutte contre l’orpaillage.
Enfin, les deux États prévoient un dernier cycle de négociations à partir du printemps 2021 pour régler l’ultime différend à propos de la frontière au sud d’Antecume Pata. Les Surinamiens ont peu d’arguments pour continuer à revendiquer, comme ils l’ont fait longtemps, la frontière sur le Marouini (affluent du Maroni). La rivière Litani possède incontestablement un plus grand débit et a toujours été considérée comme le prolongement de la frontière en amont, y compris par les Hollandais. Le Suriname ne peut se permettre, par une position peu conciliante, de perdre l’aide au développement française, ni de provoquer l’ouverture par la France d’un débat sur l’Oulémari (au débit encore plus important que la Litani), dont la reconnaissance comme frontière amputerait son territoire.
Un espace transfrontalier original
Le fleuve Maroni constitue donc un espace transfrontalier original. Il est une frontière à la fois ouverte et fermée à travers laquelle les habitants réclament la liberté de circulation tout en demandant parfois à être protégés derrière celle-ci, contre l’orpaillage illégal par exemple. C’est aussi une frontière visible par les contrastes des territoires et en même temps restée longtemps invisible, car son tracé à grande échelle n’était pas reconnu par les Surinamiens. C’est, enfin, un centre peuplé avec des activités dynamiques par rapport au vide forestier qui l’entoure et une marge d’un département lui-même marginal par rapport au territoire national — un territoire hypermarginal, en quelque sorte, voir carte de situation p. 63 — ce qui en fait une
« frontier » au sens de « front pionnier » : un espace de conquête, un territoire à investir, où il reste beaucoup à accomplir. In fine, la vraie « frontière » ne se situe-t-elle pas entre cette région du Maroni et le reste de la Guyane ? En effet, une frontière culturelle, véritable fossé dû à l’isolement de la région et à des singularités locales — par exemple, la pratique du français y est minoritaire par rapport aux langues aluku — fait de la région du Maroni les confins guyanais : un bout du monde très isolé, qui paraît menaçant, car il suscite une certaine crainte à cause des violences et de la délinquance qui y règnent. Albina se trouve dans une situation analogue : au centre d’un territoire périphérique et marginal à l’échelle du Suriname.