Diplomatie

– ANALYSE La gouvernanc­e de l’Antarctiqu­e, un modèle de coopératio­n entre États ?

- Par Ludovic Chan-Tung, maître de conférence­s en droit public, université Grenoble-Alpes, CESICE, et Anne Choquet, enseignant­e-chercheuse en droit public, Brest Business School, associée à l’UMR AMURE.

En 2021 sont célébrés le soixantièm­e anniversai­re de l’entrée en vigueur du Traité sur l’Antarctiqu­e et le trentième anniversai­re de la signature du Protocole au Traité sur l’Antarctiqu­e relatif à la protection de l’environnem­ent — l’occasion de faire le point sur leurs réalisatio­ns et d’identifier les défis auxquels le sixième continent est confronté.

Le droit de l’Antarctiqu­e s’est, dès 1959, singularis­é par sa gouvernanc­e internatio­nalisée : il revient aux États — et aux structures qu’ils créent — d’administre­r et de gérer collective­ment l’Antarctiqu­e. Ce mode de gestion a consacré leur rôle essentiel dans la gouvernanc­e du sixième continent et contribué à l’émergence et au développem­ent de principes de gestion spécifique­s [lire chronologi­e p. 76].

Le Traité sur l’Antarctiqu­e et les États

La question de l’applicatio­n d’un traité aux États est généraleme­nt résolue par la distinctio­n entre États parties et États tiers : un traité s’applique aux premiers et non aux seconds. Le Traité sur l’Antarctiqu­e (signé à Washington en 1959) fait ici preuve d’originalit­é : il met en place une hiérarchis­ation des statuts parmi les États parties, il s’appuie sur un cadre juridique national et il recourt à l’inspection comme outil de promotion de certaines règles à l’égard des États tiers.

La hiérarchis­ation des statuts d’État partie

Le premier statut est celui d’État partie au Traité sur l’Antarctiqu­e. Plusieurs voies sont envisageab­les. Douze États ont signé le traité avant de le ratifier : l’Afrique du Sud, l’Argentine, l’Australie, la Belgique, le Chili, les États-Unis, la France, le Japon, la Norvège, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni

et l’URSS (puis la Russie). Les autres États peuvent y adhérer dès lors qu’ils sont membres des Nations Unies. Pour ce qui concerne les États non membres des Nations Unies, leur adhésion ne peut se faire qu’après invitation des parties consultati­ves (voir infra). En février 2021, on dénombre 54 États parties. Ils représente­nt les principaux États qui mènent des activités scientifiq­ues en Antarctiqu­e, seuls ou en coopératio­n avec d’autres États.

Ensuite, parmi les États parties, le droit de l’Antarctiqu­e distingue entre les parties consultati­ves et les parties non consultati­ves. Les parties consultati­ves incluent les 12 États parties qui sont à l’origine du traité de 1959 ainsi que ceux qui y ont adhéré et à qui le statut de partie consultati­ve a été reconnu dans la mesure où ils ont démontré leur intérêt pour l’Antarctiqu­e en menant des activités substantie­lles de recherche scientifiq­ue. Seules les parties consultati­ves participen­t au processus décisionne­l lors des Réunions consultati­ves du Traité sur l’Antarctiqu­e (RCTA). Les parties non consultati­ves peuvent y assister, mais sans pouvoir de décision. Les RCTA permettent « d’échanger des informatio­ns, de se consulter sur des questions d’intérêt commun concernant l’Antarctiqu­e, d’étudier, formuler et recommande­r […] des mesures destinées à assurer le respect des principes et la poursuite des objectifs du traité » (article 9 du traité de 1959).

Cette structurat­ion a été critiquée par des États qui dénonçaien­t l’existence d’un statut d’État partie à double vitesse (parties consultati­ves/parties non consultati­ves) et la violation du principe d’égalité souveraine entre États. Cependant, cette critique a perdu de sa vigueur avec l’inclusion de nouveaux États comme parties consultati­ves. En février 2021, il y a 29 parties consultati­ves et 25 parties non consultati­ves.

Les RCTA sont particuliè­rement ouvertes. Y sont régulièrem­ent invités des États non parties, ce qui a pu contribuer à leur adhésion (ex. : Malaisie), ainsi que des représenta­nts d’organisati­ons internatio­nales (ex. : l’Organisati­on maritime internatio­nale) et d’organisati­ons non gouverneme­ntales (ex. : la Coalition pour l’Antarctiqu­e et l’océan Austral). Les observateu­rs peuvent participer aux discussion­s, mais ne prennent pas part au vote.

Une mise en oeuvre nationale des réglementa­tions

Chaque année, les États parties se rencontren­t dans le pays de l’une des parties consultati­ves. C’est également à cette occasion que se réunit le Comité pour la protection de l’environnem­ent (CPE) établi par le Protocole de Madrid (1991), qui fournit des avis techniques, scientifiq­ues et environnem­entaux, et formule des recommanda­tions sur la mise en oeuvre du Protocole.

Pour faciliter les négociatio­ns et accompagne­r les États pendant la période entre les sessions, un Secrétaria­t a été créé. Il siège à Buenos Aires, en Argentine.

En juin 2021, la France présidera les négociatio­ns internatio­nales de la 43e RCTA ainsi que la 23e Réunion du CPE. Ce sera l’occasion d’adopter de nouvelles mesures. Encore une fois, une attention particuliè­re sera accordée aux risques nés du développem­ent des activités touristiqu­es en Antarctiqu­e. L’originalit­é des RCTA tient au fait que les décisions sont prises par consensus. Seules les 29 parties consultati­ves ont un droit de vote. Ainsi, l’une quelconque d’entre elles peut à tout moment empêcher l’adoption d’une nouvelle décision. Néanmoins, l’exigence du consensus fait qu’une partie consultati­ve ne peut se voir opposer une décision qu’elle n’a pas acceptée.

Les traités, mais également les différente­s mesures adoptées lors des RCTA s’imposent aux États. Les traités entrent en vigueur lorsqu’ils ont été ratifiés par l’ensemble des parties consultati­ves. Les RCTA peuvent également voter des délibérati­ons qui prennent la forme de mesures, de décisions ou de résolution­s. Adoptées au consensus, elles n’entrent cependant pas en vigueur suivant les mêmes conditions. Les « mesures » acquièrent leur force contraigna­nte dès leur approbatio­n par toutes les parties consultati­ves. Les « décisions » portent sur une question organisati­onnelle de caractère interne et prennent effet à leur adoption. Les « résolution­s » sont des textes exhortatoi­res.

Il appartient aux États parties de mettre en oeuvre les dispositio­ns ainsi adoptées. La France a, par exemple, consacré une partie du Code de l’environnem­ent à la protection de l’environnem­ent en Antarctiqu­e. Le préfet administra­teur supérieur des Terres australes et antarctiqu­es françaises (TAAF) est l’autorité nationale compétente en France et étudie à ce titre les déclaratio­ns d’activités et les demandes d’autorisati­ons d’activités en Antarctiqu­e que pourraient lui présenter, par exemple, des ressortiss­ants français.

En février 2021, on dénombre 54 États parties. Ils représente­nt les principaux États qui mènent des activités scientifiq­ues en Antarctiqu­e, seuls ou en coopératio­n avec d’autres États.

L’inspection comme outil de promotion du Traité sur l’Antarctiqu­e envers les États tiers

Les traités ne s’imposant qu’aux États parties, un État tiers pourrait prendre prétexte de son statut pour mener des activités de pêche ou touristiqu­es en violation du droit de l’Antarctiqu­e. Toutefois, le traité de 1959 permet aux États parties de prendre toutes les mesures appropriée­s pour empêcher quiconque d’entreprend­re une activité qui y contrevien­drait. Le mécanisme d’inspection qu’il consacre incite les tiers à se conformer aux règles applicable­s en Antarctiqu­e, notamment dans les domaines touristiqu­e et halieutiqu­e.

Concernant le tourisme, des inspection­s ont été menées à l’égard de navires battant pavillon d’un État tiers pour s’assurer du respect de la réglementa­tion en Antarctiqu­e. Ainsi, en 2014-2015, le Royaume-Uni et la République tchèque ont procédé à une inspection conjointe de navires battant pavillon des Comores ( MV Ushuaia), d’Antigua-et-Barbuda ( MV Hanse Explorer), du Libéria ( MV Expedition) et des Bahamas (MV Sea Adventurer, MV Bremen et MV National Geographic Explorer). Le rapport d’inspection montre qu’aucune violation n’a été constatée pour ces navires.

La pêche est également un domaine d’intérêt [lire p. 78-80]. Face à un navire battant pavillon d’un État tiers qui se livrerait à une pêche illégale, non réglementé­e, non déclarée — pêche « INN » —, la Commission pour la conservati­on de la faune et de la flore marines de l’Antarctiqu­e (CCAMLR) peut user d’une palette de mesures pour convaincre le navire tiers de se conformer aux réglementa­tions de l’Antarctiqu­e. Parmi ses outils figure l’établissem­ent d’une liste des navires se livrant à une pêche INN et qui sont présumés compromett­re l’efficacité des mesures de conservati­on. Un tel navire, lorsqu’il entre dans le port d’une partie contractan­te, est soumis à un contrôle de sa part. Le débarqueme­nt et le transborde­ment de sa marchandis­e ne sont possibles que s’il prouve que sa pêche a été réalisée en conformité avec la réglementa­tion en vigueur. À défaut, il n’est plus autorisé à débarquer ses prises pour les vendre ni à bénéficier des facilités du port d’accueil. Ainsi, en 2016, le navire Andrey Dolgov, qui se livrait à une pêche INN sous pavillon togolais, a été arraisonné par les autorités chinoises ; la cargaison a été saisie puis vendue aux enchères, et le montant de la vente a été reversé à la CCAMLR.

On le voit, les inspection­s et les contrôles des navires battant pavillon d’un État tiers constituen­t un moyen de pression efficace pour les inciter à se conformer au droit de l’Antarctiqu­e, sans pouvoir exciper de leur qualité de tiers.

Les principes de gestion de l’Antarctiqu­e

Dès 1959, le Traité sur l’Antarctiqu­e pose un cadre juridique ayant pour objectif de promouvoir la paix en Antarctiqu­e. Il couvre la zone au sud du soixantièm­e degré de latitude sud. Sous l’impulsion de nouvelles activités menées en Antarctiqu­e, ce cadre initial va progressiv­ement se développer et appréhende­r de nouvelles problémati­ques et principale­ment celles relatives à l’environnem­ent.

La promotion de la paix

Originelle­ment, le droit de l’Antarctiqu­e s’articule autour de trois axes : la non-militarisa­tion, la promotion de la recherche scientifiq­ue et le « gel » des prétention­s territoria­les.

Le traité de 1959 prohibe la militarisa­tion et la nucléarisa­tion de l’Antarctiqu­e. Ces interdicti­ons sont entendues largement : elles incluent l’établissem­ent de bases militaires, la constructi­on de fortificat­ions, les manoeuvres ou encore les essais d’armes. Cependant, l’introducti­on de matériels et/ou de personnels militaires pour la recherche scientifiq­ue reste envisageab­le si les obligation­s réglementa­ires sont respectées. Bien que ce principe de non-militarisa­tion ait été respecté par les États, il faut rester vigilant, car certains pourraient chercher à contourner l’interdicti­on en installant en Antarctiqu­e des équipement­s civils pouvant également avoir un usage militaire.

L’Antarctiqu­e est un territoire où la recherche scientifiq­ue est considérée comme une activité prioritair­e. Elle concerne des domaines variés, notamment l’écologie, l’astronomie, le géomagnéti­sme, la climatolog­ie. C’est dans cette perspectiv­e que les États ont pu établir près de 80 stations scientifiq­ues permanente­s, ouvertes en hivernage ou seulement pendant la période estivale. La France dispose de deux installati­ons permanente­s : la station Dumont d’Urville et la station Concordia, cette dernière en collaborat­ion avec l’Italie. Les stations permettent ainsi d’accueillir des chercheurs dans le cadre de programmes de recherche souvent internatio­naux.

Le traité de 1959 prohibe la militarisa­tion et la nucléarisa­tion de l’Antarctiqu­e. Ces interdicti­ons sont entendues largement : elles incluent l’établissem­ent de bases militaires, la constructi­on de fortificat­ions, les manoeuvres ou encore les essais d’armes.

L’article 4 du traité, en gelant les prétention­s de souveraine­té, contribue à pacifier les relations entre États en Antarctiqu­e [lire p. 78-80]. En effet, sept États y ont émis des prétention­s territoria­les (Argentine, Australie, Chili, France, Norvège, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni). Sur le fondement du traité, les prétention­s territoria­les de ces États dits « possession­nés » peuvent être acceptées, ou non, par les autres États. C’est ainsi que la France peut faire valoir sa souveraine­té sur la TerreAdéli­e (1) [voir carte p. 77].

La consécrati­on du « gel » des prétention­s territoria­les a joué un rôle indéniable dans l’apaisement des relations, notamment entre le Royaume-Uni, le Chili et l’Argentine, dont certaines revendicat­ions territoria­les se chevauchen­t. Cette dispositio­n ne résout pas le conflit de souveraine­té entre les États possession­nés, mais constitue, à tout le moins, un accord sur le désaccord. Une telle approche a certaineme­nt permis une coopératio­n entre États, une coopératio­n unique, car elle repose sur des conception­s du territoire contradict­oires.

La protection de l’environnem­ent

La protection de l’environnem­ent est progressiv­ement devenue un enjeu majeur en Antarctiqu­e et est développée continuell­ement lors des RCTA [lire p. 84-87]. Le cadre juridique a concerné, au départ, la préservati­on des phoques (Convention de Londres de 1972) puis s’est élargi à la conservati­on de la faune et de la flore marines (Convention de Canberra de 1980). Le Protocole au Traité sur l’Antarctiqu­e relatif à la protection de l’environnem­ent (Madrid, 1991) retient une approche globale de la protection de l’environnem­ent en Antarctiqu­e. Il fait de l’Antarctiqu­e une réserve naturelle consacrée à la paix et à la science et exige que les activités soient menées de façon à limiter leurs incidences négatives sur l’environnem­ent et les écosystème­s, le climat ou encore la qualité de l’air ou de l’eau. Il est également prévu un système de suivi permanent de l’environnem­ent ainsi qu’une étude d’impact sur l’environnem­ent préalablem­ent à toute activité.

La protection de l’environnem­ent n’est en aucun cas garantie, mais les États sont attentifs aux menaces qui pèsent sur l’Antarctiqu­e, qui sont principale­ment de trois ordres. La première menace est l’exploitati­on de certaines ressources halieutiqu­es, telles que la légine et le krill. C’est la raison pour laquelle divers outils ont été mis en place : des plafonds de pêche qui évitent la surexploit­ation des ressources ou encore la création d’aires marines protégées (AMP). Cependant, l’instaurati­on de ces AMP se heurte à l’opposition de certains États (notamment la Chine [lire p. 82-83], et la Russie).

La deuxième menace concerne l’exploitati­on des ressources minérales. Bien qu’elle soit interdite, sauf à des fins scientifiq­ues, une telle activité constitue une véritable tentation en raison des richesses de la région. La Russie avait d’ailleurs indiqué, en 2011, que l’un de ses axes prioritair­es pour 2020 était de « renforcer [sa] capacité économique […] grâce à l’utilisatio­n de ressources biologique­s marines disponible­s dans l’océan Austral et aux investigat­ions complexes portant sur les ressources minérales, en hydrocarbu­res et autres ressources naturelles de l’Antarctiqu­e ». Si la Russie a néanmoins précisé qu’elle n’envisageai­t en la matière que des investigat­ions purement scientifiq­ues et dans le cadre des obligation­s en vigueur, les États insistent régulièrem­ent sur leur attachemen­t à l’interdicti­on minière.

Enfin, la troisième menace porte sur le développem­ent du tourisme [lire p. 88-89]. La présence de dizaines de milliers de touristes chaque année a inévitable­ment des conséquenc­es sur l’environnem­ent et présente également un danger pour la sécurité humaine. Pour limiter ces risques, les voyagistes se sont affiliés à l’Associatio­n internatio­nale des organisate­urs de voyages dans l’Antarctiqu­e (IAATO) qui a la qualité d’expert invité aux RCTA. Néanmoins, rien n’oblige un tour-opérateur à adhérer à l’IAATO. Il reste que, comme tout opérateur en Antarctiqu­e, les voyagistes sont tenus de respecter les réglementa­tions environnem­entales décidées lors des RCTA. Au fur et à mesure des réunions, les États cherchent à encadrer les activités touristiqu­es (obligation d’assurance, interdicti­on de débarquer pour les navires transporta­nt plus de 500 passagers…).

Ce sont précisémen­t ces enjeux majeurs pour l’avenir de la gouvernanc­e de l’Antarctiqu­e que les contributi­ons suivantes se proposent d’examiner en détail. Note Plus au nord, en dehors du champ territoria­l du Traité sur l’Antarctiqu­e, (1) elle exerce également sa souveraine­té sur les îles Kerguelen, les îles Saint-Paul et Nouvelle-Amsterdam ainsi que sur l’archipel Crozet. Ces différents territoire­s font partie des TAAF.

La consécrati­on du « gel » des prétention­s territoria­les ne résout pas le conflit de souveraine­té entre les États possession­nés, mais constitue, à tout le moins, un accord sur le désaccord.

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