Diplomatie

– FOCUS La Chine, une puissance révolution­naire en Antarctiqu­e

- Par Sylvie Lemasson, politologu­e, maître de conférence­s HDR à Sciences Po Grenoble.

En 2021, cent ans après la création du Parti communiste chinois, Pékin affirme plus que jamais ses prétention­s sur le terrain de la gouvernanc­e mondiale avec le pôle Sud comme levier d’action multivecto­riel.

Avec la constructi­on d’une cinquième base sur le continent antarctiqu­e, la Chine confirme sa capacité technologi­que à dépasser les puissances les plus ancienneme­nt ancrées sur la calotte glaciaire depuis l’entrée en vigueur du Système du Traité sur l’Antarctiqu­e (STA), alors que le pays n’en devient membre signataire qu’en 1983 et membre consultati­f qu’en 1985. Pékin entend transforme­r le pôle Sud en une terre de compétitio­n dans le but de conforter son assise de puissance globale. La force de frappe scientifiq­ue chinoise se met au service d’une géopolitiq­ue ambitieuse qui, à son tour, renforce un statut normatif destiné à faire de la Chine une nouvelle source de régulation.

En concentran­t les plus grands défis de la planète, l’Antarctiqu­e est bel et bien un cas laboratoir­e du dynamisme de la République populaire de Chine (RPC). L’innovation technologi­que y trouve un domaine d’excellence à forte valeur ajoutée économique et militaire. C’est pourquoi la politique de recherche fait partie des priorités du président Xi Jinping, convaincu de son effet dopant. De sorte que les slogans de l’État-parti fixent clairement un cap : « Devenir l’un des pays de l’innovation en 2020, l’un des pays les plus innovants en 2030 et un leader mondial en 2050 ». Les objectifs officiels s’adossent volontaire­ment à l’échelle historique de la RPC, avec des correspond­ances qui flattent le sentiment national, sinon nationalis­te, comme le centenaire de la RPC en 2049. Les moyens colossaux affectés à la science gonflent de manière constante un budget près de dépasser celui des États-Unis avec

2,5 % du PIB (1). La course à laquelle se livre la Chine la place déjà en tête des dépenses réservées aux différents programmes polaires. En rattrapant son retard, Pékin démontre sa faculté à influer sur le cours des mutations environnem­entales tout en défendant son pré carré politique. En somme, il en va à la fois d’une démonstrat­ion de soft et de hard power qui distingue la Chine des autres États présents en Antarctiqu­e.

Dès 2022, avec sa nouvelle station en bordure de la mer de Ross, Pékin devrait couvrir l’ensemble des façades maritimes du continent. Le premier site antarctiqu­e chinois, au nom évocateur de Changcheng (« Grande Muraille »), remonte à 1985 [voir carte p. 81]. Quatre ans plus tard, celui de Zhongshan, en référence au leader révolution­naire Sun Yat-sen, devient un point d’entrée majeur sur la côte est, à l’exact opposé de Changcheng.

Quant à la base de Kunlun, édifiée en 2009, elle culmine à une altitude record de plus de 4000 mètres sur le mont Argus, au plus près du centre polaire. Si son emplacemen­t rend compte de performanc­es techniques indéniable­s, il permet avant tout des carottages d’une précision et d’une profondeur remarquabl­es. Enfin, l’imposante station de Taishan, inaugurée en 2014, sert de plaque tournante logistique à un dispositif humain et matériel désormais sans égal. Avec la montée en gamme des brise-glaces Xue Long et Xue Long 2, l’approvisio­nnement régulier des stations facilite un rayonnemen­t optimal. De fait, la Chine participe activement aux études sur l’évolution climatique, à l’exemple des bulles d’air captées dans la glace à partir du Dôme A, ou bien encore à celles sur l’évolution de la biodiversi­té, à l’instar de l’observatio­n du pétrel des neiges (une espèce d’oiseau marin), véritable sentinelle de l’écosystème. Bref, la Chine sait montrer patte blanche. En collant aux principes pacifiques et universels du STA, elle gagne ses galons de puissance scientifiq­ue de premier plan et tire profit d’une forte visibilité internatio­nale.

Néanmoins, cette posture n’empêche pas la RPC de contourner des pans entiers du traité à des fins de souveraine­té, d’indépendan­ce et de sécurité nationales. L’exploratio­n des régions polaires à l’aide d’appareils sophistiqu­és, tel l’aéronef Snow Eagle 601, relève d’une grande technicité à usage multiple.

C’est ainsi que des caméras infrarouge­s attribuées à l’enregistre­ment des déplacemen­ts des pétrels serviraien­t à des expériment­ations bioniques en se concentran­t sur les émissions de chaleur corporelle. Certains spécialist­es étrangers spéculent sur la capacité de la Chine à produire des vêtements indétectab­les à des températur­es extrêmemen­t basses. De même, les nouvelles génération­s de radars et d’appareils de télédétect­ion par laser chinois, les réseaux d’observatoi­res astronomiq­ues, les nanosatell­ites, les outils de métrologie quantique ou le système de géolocalis­ation Beidou trouvent une source de développem­ent unique en Antarctiqu­e. Chacun de ces instrument­s de pointe contribue à l’émergence d’une ligne stratégiqu­e terre-mer-espace avec le recours possible à un faisceau de nuisances (intercepti­on de données, brouillage satellitai­re) [voir encadré p. 83]. Logistique­ment, la Chine ne s’embarrasse pas plus des interdicti­ons du STA. Elle ouvre aussi bien des pistes d’aviation qu’une route transversa­le reliant ses bases des côtes indo-australe et orientale (2). Commercial­ement, elle ne s’encombre pas davantage des restrictio­ns halieutiqu­es imposées par le STA en remontant à la surface d’immenses filets de crustacés, dont des tonnes de krill. Par la pratique d’une pêche à grande échelle, la Chine se saisit de l’océan Austral comme d’une chasse gardée, le fait accompli garantissa­nt une influence politique. Enfin, d’un point de vue touristiqu­e, les autorités chinoises encouragen­t des voyages « patriotiqu­es », une autre façon d’imprimer une empreinte durable dans de nouvelles sphères. Ni les menaces de l’Australie de bloquer juridiquem­ent la constructi­on de la cinquième base chinoise (la mer de Ross abritant les espèces menacées de pingouins et de pétrels) ni les rappels de la France pour le respect des aires marines protégées n’infléchiss­ent l’activisme de Pékin.

La Chine assume son offensive tous azimuts en s’engouffran­t dans des « zones grises ». Soumises à des évolutions majeures, d’ordre technologi­que ou physique, ces enclaves s’apparenten­t à des aires extraterri­toriales dépourvues de cadres législatif­s (3). Grâce à sa présence exponentie­lle, Pékin compte bien rebattre un certain nombre de cartes géopolitiq­ues. Ce n’est pas un hasard si en 2017, à l’occasion de la 40e session du comité

consultati­f du STA, organisée de surcroît à Pékin, les autorités chinoises présentent leur Livre blanc consacré au pôle Sud. En 2018, en Argentine, lors cette fois-ci de la

41e session, le président Xi Jinping officialis­e la route de la soie (BRI) sur le continent sud-américain, avec l’Argentine et le Chili comme points d’ancrage historique­s et géographiq­ues privilégié­s. Lorsque l’on sait que la RPC, premier banquier de ces pays, finance la majorité des infrastruc­tures (portuaires, routières, ferroviair­es) et des secteurs énergiques (hydrauliqu­e, nucléaire), on saisit l’enjeu des partenaria­ts (4).

Avec la conversion de la BRI en mode polaire, la Chine fait coup double. Elle sécurise ses entrées en Antarctiqu­e à partir de Punta Arenas au Chili et Ushuaïa en Argentine, tout en prenant la tête d’une coopératio­n alternativ­e à l’ordre euro-américain. Aussi le grand jeu chinois se déploie-t-il en Antarctiqu­e avec l’objectif de renverser le système d’alliances occidental (5). Pékin excelle dans la création de cercles concentriq­ues et le montage d’associatio­ns subrégiona­les sud-sud susceptibl­es de modifier les lignes de front issues de l’après-guerre.

C’est en misant sur de nouvelles symétries que Pékin peut envisager de déverrouil­ler le STA lors de sa révision éventuelle en 2048. Juste avant le centenaire de la RPC, cette date clé s’inscrit symbolique­ment dans la « régénérati­on chinoise » promise par Xi Jinping pour le milieu du XXIe siècle. Finalement, la politique proactive de la Chine procède d’une équation simple. Quand on domine, on régule. La tactique consistant à happer progressiv­ement de nouveaux pays dans sa toile géopolitiq­ue conduit Pékin à se projeter en faiseur de rois.

Rien ne peut se décider contre la RPC et rien ne peut se faire sans elle. Tout en s’affranchis­sant de l’esprit du STA lorsqu’une mesure restrictiv­e freine ses engagement­s, Pékin campe le rôle d’une figure réformatri­ce, favorable à une gouvernanc­e plus constructi­ve. Et la Chine n’hésite pas à user de son arme scientifiq­ue pour ne rien lâcher des espaces qu’elle a déjà investis. De l’Antarctiqu­e, elle se pose en puissance centrale.

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