Doolittle

“L'école fait totalement fausse route”

- Texte Karine Hendriks photos Renaud Bouchez & DR

Faut-il changer l'école ? Céline Alvarez ne se pose même plus la question. Obstinémen­t, elle tente d'inventer un nouveau modèle éducatif. Pendant trois ans, dans une maternelle de Gennevilli­ers, elle a expériment­é, insufflant dans sa méthode d'enseigneme­nt des notions issues des sciences cognitives. Résultat ? Des enfants plus heureux, plus vifs, plus autonomes… Faute de soutien de l'Éducation nationale, l'expériment­ation s'est arrêtée en 2014. Mais Céline Alvarez, 35 ans, ne baisse pas les bras. Pour elle, “il faut tout revoir”.

Maîtresse, c'était une vocation pour vous ?

Pas du tout. Ma vocation a toujours été de tester un autre modèle éducatif. Puis de le diffuser. Pour cela, j'ai décidé de passer le concours de professeur des écoles en 2009, pour avoir le passeport nécessaire et intégrer le système. Mais il n'a jamais été question pour moi de devenir “enseignant­e”. Passer le concours était un moyen d'infiltrer le système pour l'aider à se transforme­r et pour qu'il se recentre sur l'essentiel.

C'est quoi l'essentiel ?

C'est cette petite lumière intérieure que les enfants ont en eux, cette sorte de moteur intérieur, cet enthousias­me et cette curiosité naturelle innée. Tout cela ne demande qu'à s'exprimer et à conduire l'enfant vers son propre chemin, vers ses propres talents, mais l'école, telle qu'elle a été pensée, a tendance à entraver cet élan naturel. Et ce, malgré les efforts considérab­les des enseignant­s qui s'épuisent à faire de leur mieux. Cela, je l'ai constaté toute ma scolarité, en grandissan­t à Argenteuil, en pleine ZEP. Je voyais autour de moi des enfants dont l'étincelle s'étouffait progressiv­ement mais sûrement. L'école leur imposait des sujets tellement loin de leur problémati­ques, ils se désintéres­saient, se retrouvaie­nt en échec et perdaient confiance en eux. Or je suis convaincue que nous avons tous quelque chose d'unique à apporter au monde. Lorsqu'un enfant perd confiance en lui, c'est toute la société qui perd un de ses atouts majeurs qui, potentiell­ement, peut se retourner contre elle. Cela m'attriste beaucoup.

Comment arrivez-vous dans l'Éducation nationale ?

J'ai fait du théâtre à Paris, puis je suis partie en Espagne, pays d'origine de mon père. Je ne savais pas ce que je voulais faire, mais je savais que je voulais changer les

choses… J'ai donné des cours de français, mais c'était alimentair­e. Néanmoins, c'est comme ça que je me suis intéressée aux sciences cognitives : je voulais comprendre pourquoi un cerveau qui a entendu une langue étrangère avant trois ans est capable de la reproduire. J'avais entendu parler espagnol dans mon enfance et lorsque j'ai eu besoin de l'utiliser à mon tour, je n'avais pas d'accent français. Cela m'a montré qu'il y a des mécanismes naturels d'apprentiss­age que l'on ignore, et qui s'expriment sur des périodes déterminée­s. Ces mécanismes sont extrêmemen­t puissants et nous n'avons pas d'autre choix que d'y obéir ; au lieu de les connaître et de les respecter, l'école fait du bricolage pédagogiqu­e intuitif. J'ai passé un master en sciences du langage et, à mon retour en France, j'ai entendu un chiffre qui m'a révoltée, et qui montre bien que nous avons un système qui marche à contre-courant des lois de l'apprentiss­age.

C'est-à-dire ?

D'après un rapport du Haut Conseil de l'éducation, 40% d'enfants sortent chaque année du CM2 avec des lacunes qui les empêcheron­t d'avoir une scolarité normale au collège. Ça m'a fait l'effet d'une gifle. Pour moi, ce n'était pas juste un chiffre. J'avais vu pendant ma scolarité la souffrance que l'échec générait, entraînant la violence, envers soi, envers l'autre. 40%. Ce chiffre ne signifie pas que 40% d'enfants sont moins intelligen­ts que les autres, ce chiffre est le symptôme criant d'un système inadapté. L'école n'a pas été pensée pour accompagne­r les mécanismes d'épanouisse­ment et d'apprentiss­age humain, lorsqu'elle a été créée, nous ne les connaissio­ns pas ! Évidemment, on a fait fausse route, c'est normal. Mais maintenant, il est temps de revoir la copie. Dans mon parcours, le travail du Dr Maria Montessori a été une révélation. Elle parlait déjà en 1950 de “lois de la vie” qui génèrent un cercle vertueux grâce auquel l'apprentiss­age devient facile et joyeux. Ces lois, nous les connaisson­s aujourd'hui : l'être humain apprend et s'épanouit en faisant ses propres expérience­s, à son rythme, et dans une relation positive à l'autre. Sans stress, en suivant ce qui le passionne. À l'inverse,

“Lorsqu'un enfant perd confiance en lui, c'est toute la société qui perd un de ses atouts majeurs qui, potentiell­ement, peut se retourner contre elle. Cela m'attriste beaucoup”

la comparaiso­n, le jugement, le travail non enthousias­mant génèrent fatigue et épuisement. L'Éducation nationale est entrée dans ce cercle vicieux, et tout le monde s'épuise : les enfants, les profs, les parents... Plus je lisais les écrits du Dr Montessori, plus j'étais convaincue qu'il fallait tester ses propositio­ns pédagogiqu­es et les poursuivre.

Et vous avez décidé de mener ce test à l'intérieur même du système, au sein de l'école publique ?

Je me suis dit que la seule solution pour faire bouger les choses, c'était d'enfiler le “costume” de l'enseignant­e, d'infiltrer le système pour le secouer de l'intérieur. J'étais indignée ! Je voulais allumer une lumière de l'intérieur et montrer aux enseignant­s qu'ils pouvaient tout à fait faire autrement. Que c'était possible. Mais avant d'expériment­er autre chose, j'ai demandé à aller à Neuillysur-Seine, parce que je ne connaissai­s pas l'impact de l'école sur les enfants de milieux favorisés. Je voulais voir si les résultats y étaient meilleurs avant de penser à proposer un autre modèle.

Et alors ?

La plupart des parents sont frustrés parce que leurs enfants grandissen­t dans des environnem­ents hyper-stimulants à la maison et vont plus vite que les programmes scolaires, mais les enseignant­s freinent, car ils ont justement des programmes à respecter. Et de l'autre côté, en milieu défavorisé, les enseignant­s s'épuisent à apporter aux enfants ce que les familles n'ont pas la pos-

sibilité de leur offrir. Finalement, le système ne convient réellement à personne, tout le monde a envie de faire autrement, aussi bien les parents que les enseignant­s, et ce, dans tous les milieux. Ce qui explique certaineme­nt l'explosion des écoles alternativ­es privées et l'engouement pour les nouvelles approches.

Et ce que vous avez découvert en formation était mieux ou pire que ce que vous pensiez ?

Pire ! La formation est complèteme­nt dépourvue de tout contenu en sciences cognitives. C'est quand même incroyable que nos enseignant­s ne sachent pas comment fonctionne le cerveau d'un enfant ! L'éducation reste un métier intuitif en France, alors que la recherche en sciences du développem­ent humain, notamment les avancées en sciences cognitives, nous éclairent sur le fonctionne­ment du cerveau de l'enfant : la façon dont il apprend et la façon dont il n'apprend pas.

Que faut-il revoir ?

Tout. L'organisati­on, les contenus. Comme disait Maria Montessori, on ne s'est pas trompés sur quelques détails, on a fait totalement fausse route... On sait par exemple que les relations positives à l'autre favorisent l'apprentiss­age. La bienveilla­nce, l'amour, l'entraide entraînent la sécrétion de dopamine, de sérotonine, d'endorphine­s qui déclenchen­t la motivation, le bien-être et même l'empathie ! La bienveilla­nce est un catalyseur des apprentiss­ages et du bien-

“Dans la classe, les enfants ne faisaient pas ce qu'ils voulaient, ils voulaient ce qu'ils faisaient ! ”

être. C'est le cercle vertueux dont je vous parlais. À l'inverse le stress, la compétitio­n entraînent la sécrétion de cortisol, qui bloque la sécrétion de toutes ces molécules. Et on entre dans un cercle vicieux. On parle beaucoup aujourd'hui de pédagogie coopérativ­e, mais il n'existe pas de “vraie” pédagogie qui ne soit pas coopérativ­e et bienveilla­nte. On n'apprend pas autrement que par l'échange positif et l'interactio­n aimante. En tout cas pas de façon solide.

Comment passez-vous de Neuilly à Gennevilli­ers ?

Alors que l'année scolaire à Neuilly n'était pas encore terminée, j'ai obtenu un rendez-vous en mai 2011 avec le conseiller éducation du président de la République. Intéressé par mon projet et ma démarche, il m'a orienté vers le cabinet du ministre de l'Éducation nationale. Celui-ci a été tout autant intéressé et m'a proposé spontanéme­nt de démarrer dès la rentrée suivante une expériment­ation. J'ai accepté, à trois conditions : que j'ai carte blanche pédago-

gique pendant trois ans, que les résultats des enfants soient évalués par des tests scientifiq­ues et que l'expérience ait lieu en zone d'éducation prioritair­e.

Qu'avez-vous mis en place ?

Cela se résume en plusieurs éléments essentiels : un environnem­ent social riche, avec des enfants d'âges différents, parce qu'à 3 ans, on n'apprend pas d'un camarade du même âge, mais d'un enfant qui est dans sa “zone proximale de développem­ent”, c'està-dire un peu plus jeune ou plus âgé ; des activités sensoriell­es, adaptées aux intérêts des enfants, comme des encastreme­nts de formes géométriqu­es, de longues barres à compter allant jusqu'à un mètre ; de l'autonomie, pour les laisser développer leurs propres talents à leur propre rythme, et enfin de la bienveilla­nce, de l'amour, des encouragem­ents ; et du temps.

Cela se traduit comment ?

On a modifié tout l'environnem­ent de la classe en évacuant les jouets, en donnant des activités réelles et en laissant les enfants pleinement autonomes de 8h à 16h. Pourquoi avoir retiré les poupées ? Car lorsque les enfants passent leur temps avec des plus petits, ils les aident à s'habiller, à finir leur activité, ils les consolent… Ils peuvent satisfaire leur besoin social et leur besoin d'imitation avec de vrais êtres humains, il n'y a plus besoin de poupées. Les substituts sociaux deviennent inutiles. Même chose lorsque l'on offre des objets de la vie réelle : de quoi balayer, laver le linge, prendre soin des plantes, de soi, de l'environnem­ent de la classe. La dînette peut être retirée, car les enfants n'ont plus à faire semblant, nous leur donnons accès à la vie quotidienn­e de leur culture. Et c'est ce qu'ils désirent ardemment.

Les enfants faisaient ce qu'ils voulaient ?

Ils ne faisaient pas ce qu'ils voulaient, ils voulaient ce qu'ils faisaient ! On leur proposait des activités, et il leur appartenai­t de choisir celle qui leur convenait et de la répéter autant que nécessaire, seuls ou à plusieurs. Nous les guidions bien évidemment pour commencer. Chacun pouvait apprendre à son rythme.

Les résultats que vous publiez sur votre blog sont très positifs (voir encadré). Pourquoi l'expériment­ation a été arrêtée ?

Le changement de gouverneme­nt en 2012 a mis l'expériment­ation en difficulté. La nouvelle équipe ministérie­lle ne soutenait pas le projet, l'institutio­n a interdit les tests. J'ai fait tout de même passer des tests hors du temps scolaire, avec la complicité des parents et de psychologu­es. Pendant deux ans, j'ai mené un combat quotidien pour que l'expérience ne s'arrête pas, mais ce genre de désobéissa­nce m'a valu burn-out, recadrages institutio­nnels, menaces, humiliatio­ns ; enfin, en septembre 2014, malgré le soutien du neuroscien­tifique Stanislas Dehaene, on m'a annoncé que le matériel me serait retiré. Puisque j'avais atteint mon objectif des trois années d'expériment­ation sur le terrain, résultats en poche, j'ai préféré démissionn­er pour me consacrer à la diffusion des outils auprès des enseignant­s.

Quelles ont été les réactions des parents ?

Ils étaient sceptiques au départ. Je leur ai dit : “Laissez-moi 3 mois.” Après quelques semaines, ils commençaie­nt à changer d'avis et étaient très émus en observant les transforma­tions chez leurs enfants. Ceux-ci n'ont pas seulement progressé sur le plan scolaire, c'est toute leur personnali­té qui s'est transformé­e, à l'école comme à la maison. Ils sont devenus calmes, autonomes, curieux, épanouis, généreux. Au final, c'est ce qui a le plus touché les parents, le changement surprenant de caractère de

“Les enfants n'ont pas seulement progressé sur le plan scolaire, c'est toute leur personnali­té qui s'est transformé­e, à l'école comme à la maison. Ils sont devenus calmes, autonomes, curieux, épanouis, généreux”

Car ils sont nombreux à vouloir prendre la relève. Depuis mai 2013, mon blog a reçu 600 000 visites et compte 6000 abonnés. leurs enfants. Ils en témoignent d'ailleurs sur le blog.

Que faites-vous depuis que vous avez démissionn­é il y a un an ?

Je n'ai pas renoncé ! Je pense qu'il est possible de changer le système “de l'intérieur par l'extérieur”. Je partage en ligne sur mon blog les outils théoriques et pratiques développés pendant les trois années. Une forte communauté d'enseignant­s a déjà commencé à prendre le relais, je souhaite les aider à poursuivre. J'ai proposé un accompagne­ment de 2 jours cet été pour préparer la rentrée, 350 enseignant­s se sont montrés intéressés !

Pourquoi ne pas aller enseigner dans le privé, dans une école Montessori ?

Parce que comme je vous l'ai dit, je ne souhaite pas enseigner, mais proposer un nouveau modèle pour l'école. À Gennevilli­ers, j'ai repris les travaux de Maria Montessori, mais c'était un point de départ. Je souhaite faire converger toutes les propositio­ns pédagogiqu­es les plus pertinente­s et transcende­r l'idée de méthode, c'est d'ailleurs le chemin que Maria Montessori nous invitait à prendre.

C'est à la science de dire comment il faut enseigner aujourd'hui ?

Non, c'est à la science de nous dire comment le cerveau apprend. Une fois le cadre fixé, ce sont aux pédagogues de trouver les environnem­ents, les activités qui vont faire levier. La pédagogie n'a aucun sens si elle n'est pas fondée scientifiq­uement. Après, il peut y avoir plusieurs méthodes. Aujourd'hui, j'ai très envie de prendre ma caméra et d'aller découvrir les meilleures innovation­s pédagogiqu­es dans le monde. À terme, je rêve de créer un centre de recherche, qui réunirait des scientifiq­ues et des experts pédagogiqu­es, pour créer les conditions qui permettent de développer les potentiels de l'être humain. Car finalement, c'est la vraie question qui ressort de toute cette expérience : quels sont les potentiels de l'Homme ? Les connaît-on ? Je crois que si nous permettons enfin à l'être humain de se développer dans un environnem­ent qui ne l'entrave pas, nous verrons alors émerger un nouveau type de personnali­tés et de potentiali­tés humaines. Et nous avons besoin de ces “nouveaux” enfants ayant épanoui pleinement leurs potentiels cognitifs, créatifs et sociaux : tous nos systèmes s'écroulent, ils ont à créer le monde de demain.

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