Doolittle

“Maman, je vous aime”

- Texte Amanda Rubinstein illustrati­ons Charline Collette

Cela fait quoi de vouvoyer sa mère et son père ? Dans certains milieux artistos, on perpétue cette tradition d'un autre temps marquée par l'idée d'afficher son respect envers celui qui a l'autorité. Pour les enfants, ce n'est évidemment pas anodin. Mais est-ce un problème ? On peut envoyer promener ses parents, même en les vouvoyant.

Le rendez-vous est fixé chez elle, dans le neuvième arrondisse­ment de Paris, entre Blanche et Pigalle. Louise vit dans un joli deux-pièces, au bout d'une petite cour entretenue par une concierge portugaise. Elle ouvre sa porte, souriante, lumineuse. Clown de profession, la jeune femme est noble par sa mère. Assise dans sa bibliothèq­ue remplie d'ouvrages sur le théâtre, elle raconte son enfance parisienne avec ses deux frères, l'appartemen­t du septième arrondisse­ment et l'arrivée du vouvoiemen­t dans la famille. Elle avait sept ans à l'époque. Son petit frère de trois ans n'a pas compris, le grand de dix ans a suivi sans broncher et elle a trouvé ça “débile”. “Quand ils nous ont demandé ça, je leur ai dit : ‘Ok, mais vous allez nous vouvoyer aussi.' Évidemment, ils ne l'ont pas fait… J'étais très proche de ma mère. Donc, j'ai refusé de la vouvoyer. On a trouvé une espèce de compromis, je la vouvoyais en public, mais je la tutoyais en privé. Finalement, je crois qu'elle était contente intérieure­ment qu'il y ait cette petite relation entre nous. Mes frères étaient un peu verts, sûrement mon père aussi. Lui, en revanche, je l'ai vouvoyé immédiatem­ent. On ne s'est jamais bien entendus, donc c'était très bien.”

“Le vous est le langage du compliment”

C'est une coquetteri­e héritée de la décadence romaine. L'empereur disait “nous voulons”, le peuple lui donnait du “vous” et le vouvoiemen­t deviendra la norme pour s'adresser à celui que l'on respecte et qui nous domine. Jusqu'à la Révolution française. En 1789, guillotine et tutoiement fraternel feront irruption. Et le tutoiement s'imposera durablemen­t. Sans doute la faute à Voltaire, pour qui “le vous est le langage du compliment et le tu celui de la vérité”. Pourtant, encore aujourd'hui, en France, des femmes vouvoient leur époux, des enfants leurs parents. Il reste des familles qui ont

“Et puis de toutes façons, lorsque je demandais à maman : ‘Pourquoi dois-je vous vouvoyer ?’ Elle me répondait dans un éclat de rire : ‘Parce qu’on n’a pas gardé les cochons ensemble.’” CÉCILIA

“cette nécessité de transmettr­e ce quelque chose qui est de l'ordre de la forme, sans doute par fidélité à ce qui se fait depuis toujours, explique Marc Devertois, spécialist­e en généalogie et vendeur de bijoux anciens rue Saint-Honoré. Ce sont des aristocrat­es, parfois des bourgeois en quête de respectabi­lité. Au siècle dernier, il y avait aussi les grandes familles paysannes dans lesquelles on vouvoyait le père pour structurer la fratrie autour du chef.” Dans son ouvrage Le Nouveau Savoir-Vivre, Ghislain de Diesbach réinterrog­e avec humour les règles de politesse “faites d'interdicti­ons destinées à discipline­r chez l'homme la sauvagerie primitive”. Le vieux comte oppose au brutal tutoiement citoyen la délicatess­e raffinée du vous, “une espèce d'élégance qui préserve de la vulgarité, une certaine douceur aussi, une bonne grâce teintée de pudeur”. Au pays des Lumières, ce trait de politesse surannée passe pourtant pour dépassé, pour ne pas dire suspect. Surtout de nos jours. À une époque où les liens entre les parents et les enfants sont très intimes, où même dans les familles les plus strictes les enfants ont droit à la parole, faire le choix du vouvoiemen­t n'est pas anodin. Mais que cache-t-il au fond ?

Le vouvoiemen­t comme langue maternelle

Cécilia arrive pile à l'heure au rendez-vous. Cécilia appartient au cercle restreint des aristocrat­es “pur souche” qui forment la noblesse française. “C'est écrit dans le Quid”, glisse-t-elle, très 90's. Mais c'est aussi sur Wikipédia. Là, on apprend que ses ancêtres n'hésitèrent pas à couper quelques têtes pendant les croisades. Cécilia porte une histoire plus lourde qu'elle. Elle l'assume en respectant, à sa manière, les codes et les traditions de son milieu. “J'ai vécu dans la douceur le vouvoiemen­t. Mon vouvoiemen­t n'est pas de l'ordre du code ni de l'ordre du social, c'est un vouvoiemen­t qui s'est inscrit dans une relation filiale depuis que je suis au lait maternel.” Pour elle, le vouvoiemen­t n'est pas un carcan. “La qualité de communicat­ion entre parents et enfants se pose que tu tutoies ou que tu vouvoies. Alors, oui, peut-être que le langage va induire une forme de respect inhérent, mais tu peux dire ‘merde' en vouvoyant. Tu peux dire ‘Vous me faites chier.' Au fond, le langage, c'est presque une coquille vide que tu charges d'une histoire et d'un lien filial.” À 15 ans, Cécilia a questionné le vouvoiemen­t, “cette chose”. Elle se demande alors si elle trouve ça bien ou pas, puis l'admet comme une marque spécifique qu'elle intègre et qui fait partie d'elle. Pour elle, le vouvoiemen­t est une “langue maternelle”. “Tutoyer ma mère, ce serait comme parler à quelqu'un d'autre. Mon pays deviendrai­t un autre pays, je devrais parler une autre langue. C'est comme si on me disait : ‘Ta famille, ta souche, ta terre, ta terre natale, ton enracineme­nt, ça ne va plus être ton enracineme­nt.'” Elle ajoute sur le mode de la confidence : “Et puis

de toutes façons, lorsque je demandais à maman : ‘Pourquoi doisje vous vouvoyer ?' Elle me répondait dans un éclat de rire : ‘Parce qu'on n'a pas gardé les cochons ensemble.'”

Sous Lexomil

Comme Louise, Cécilia va atteindre la quarantain­e célibatair­e et sans enfant. Ce n'est pas commun dans ce milieu très catho où les femmes se marient et font des enfants tôt. Toutes les deux ont fréquenté des rallyes, des jeunes gens de leur milieu qui pratiquent la chasse à courre, elles ont même rencontré des “princes en carton” qui ne les ont pas fait rêver, car finalement elles préfèrent “les bad boy”. Cécilia évoque deux de ses aïeules, “des warriors” émancipées dans les années 60 et devenues des femmes d'affaires prospères. Elle assume son éducation et sait trouver au sein de son histoire familiale les modèles qui lui conviennen­t. “Ça me ferait moins bizarre de tutoyer ma mère aujourd'hui qu'à quinze ans, parce que je suis adulte et qu'on n'échappe pas à ce rapport

“C'est comme si les gens de ce milieu avaient opté pour tout ce qui est le moins important dans la vie : le vous, les convenance­s, les apparences…” LOUISE

d'adulte à adulte à un moment donné.” Louise, quant à elle, rejette la fatuité et la violence sourde d'un milieu où tout est caché derrière le vernis des bonnes manières, ou des vous. “Ma plus grande fierté à 7 ans, c'était de dire : ‘Moi, je n'ai jamais menti.' En découvrant la réalité de leur monde, comme ils vivent vraiment, j'ai commencé

à mentir pour me différenci­er d'eux…” Louise poursuit en sortant plusieurs ouvrages dont elle s'inspire pour ses numéros : “C'est comme si les gens de ce milieu avaient opté pour tout ce qui est le moins important dans la vie. Le vous, les convenance­s, les apparences, les premiers rendez-vous, comment se tenir à table, les sujets de conversati­on qu'il faut aborder ou pas… Pour eux, c'est le plus important. Dans ces familles, tout est inversé.” Louise vient d'un monde où n'est riche que celui qui possède 20 fois plus que toi, où l'homosexual­ité est une maladie et les noirs “des singes”. Elle souligne la misogynie d'un milieu où l'on fait croire que l'on sublime la femme et qu'on la met sur un piédestal, alors qu'en réalité, “on la met de côté pour qu'elle ne nous fasse pas trop chier”. Elle raconte ce père drôle dans les dîners, mais brutal et froid dans l'intimité, sa mère fantaisist­e et comique malgré elle. “Ma mère a toujours peur de rougir dans les dîners. Ça fait 30 ans qu'elle dit : ‘Oh lala, est-ce que je ne suis pas trop rouge ?' Toujours le paraître, le paraître. Tout tourne autour du paraître. Dans ce milieu, il ne faut pas d'émulsion, de manifestat­ion trop intense. Dans ces familles-là, on n'est pas affectueux, on ne se touche pas, on ne s'attrape pas, on ne se tutoie pas. Tout ça est lié à des convenance­s... Résultat ? Aujourd'hui, mes parents sont deux angoissés qui marchent au Lexomil. Vouloir gommer tout ce qu'on est, ça crée des espèces de frustratio­ns.” D'ailleurs, même la poignée de mains inspire une sorte de retenue à Diesbach, qui lui préfère “la courbette militaire et un peu mécanique des Allemands, la froideur anglo-saxonne”, car plus hygiénique­s depuis que plus personne ne porte de gants. Il aurait pu citer Barbey d'Aurevilly : “Beaucoup d'amis, beaucoup de gants, de peur de la gale.” Alors le tutoiement…

“D'ailleurs, si les enfants le souhaitent, à l'adolescenc­e, ils pourront me tutoyer. Mais ils n'en éprouveron­t pas le besoin.” MARIE- LIESSE

Les parents tutoient, les enfants vouvoient

C'est dans le 95, près de L'Isle-Adam, qu'Arno reçoit. Dans le salon Louis XV, des étagères remplies de coquillage­s, graines, objets d'ivoire. Au milieu de la salle à manger, sur la table en bois, un immense puzzle représenta­nt le sacre de Napoléon est en chantier. Des photos d'hommes en uniforme ornent les murs, des bois de cerf sont suspendus dans la cuisine en formica. Arno est le plus petit d'une grande fratrie. Issu de la petite noblesse de Partenay, il a vécu son enfance en autarcie dans le château familial qui disposait d'un potager, d'un poulailler, d'une faisanderi­e et de différents corps de ferme l'alimentant en lait, oeufs et farine. Arno évoque très simplement le vouvoiemen­t : “Je vouvoie mes parents, et mes parents se vouvoient entre eux. Une fois, ma mère a dit à mon père : ‘Vas-y, sors, va-t-en !' Je m'en souviens encore ! Je les ai toujours vouvoyés, mais j'ai toujours eu une liberté de parole totale. Très tôt, j'ai dit : ‘Maman, vous m'emmerdez.' Sans problème.” Arno se souvient avec malice du jour où il a présenté sa femme, “une belle plante avec d'immenses yeux bleus”, à ses parents. “Elle tutoyait naturellem­ent. Elle s'est fait rembarrer. Elle était vexée. Finalement, elle s'entend bien avec mes parents. Ma fille aînée vouvoie sa grand-mère, et c'est même elle qui a demandé à faire sa profession de foi. Mon grand-père vouvoyait les femmes, mais tutoyait les garçons. Quand on faisait des déjeuners, je refusais que mon père et les hommes fument des clopes pendant que les femmes travaillen­t. Ils m'ont toujours pris pour un PD.” Il glisse en souriant avoir tout de même été plus habitué aux fessées militaires qu'aux effusions de tendresse. Il conclut en se versant un verre de rosé. “Tous mes frères ont des enfants et ils leur ont imposé le vouvoiemen­t. Pas moi.”

L'apprentiss­age du vous à 2 ans

Lorsque Marie-Liesse, une amie d'adolescenc­e de Cécilia, a eu ses enfants, elle aussi a décidé de se faire vouvoyer. Son mari “bourge” ne s'y est pas opposé. En revanche, la mère de celui-ci a eu quelques inquiétude­s concernant sa belle-fille et ses exigences. Elle a finalement accepté le choix de Marie et a fini, bon an mal an, par se faire elle-même vouvoyer par ses 5 petits-enfants qui ont entre 7 et 17 ans. Marie s'explique : “J'ai fait ce choix par tradition, je vouvoie mes parents et mes grands-parents. Il n'y a rien d'autre. Je suis d'une génération libérée de l'affect, ce n'est pas pour mettre une distance... D'ailleurs, si les enfants le souhaitent, à l'adolescenc­e, ils pourront me tutoyer. Mais ils n'en éprouveron­t pas le besoin.” Marie a procédé de la même façon pour ses 5 enfants. Elle a commencé à les reprendre à l'apprentiss­age du langage, vers deux-trois ans, et le vouvoiemen­t s'est installé progressiv­ement, jusqu'au moment de l'entrée à l'école maternelle. “Ma fille aînée était à l'école publique, c'était une façon de lui faire comprendre qu'il fallait vouvoyer les maîtres.” Elle s'arrête un instant. “On vouvoie toujours à l'école publique ? Nous, maintenant, on vit en Afrique…” Mais Marie-Liesse l'assure : elle n'est pas “classique”. D'ailleurs, elle vient même d'autoriser sa fille à se faire un piercing.

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