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La vocation existe-t-elle encore ?

La vocation existe-t-elle encore ?

- Texte Ameliah Dollah illustrati­ons Anna Wanda Gogusey

Les Profs 2 ont cartonné au cinéma, la toute première “fête des professeur­s” a été organisée en juin dernier à travers le pays et un concours destiné à élire “le meilleur professeur” du monde déchaîne les passions… Les profs sont à la fête, et pourtant le Ministère de l'éducation doit se plier en quatre pour recruter : de moins en moins de jeunes veulent enseigner, et même ceux qui se lancent dans le métier doutent de leur choix. Parce que l'école n'est plus l'institutio­n qu'elle fut ? Parce que cela ne paie pas assez bien ? Parce que l'aura du métier a disparu ? Parce que le travail est trop dur et compliqué ? De futurs professeur­s des écoles, ceux qui s'occuperont de nos enfants à la maternelle et en primaire dans les années à venir, disent tout cela à la fois.

“Plus tard, je serai maîtresse…” La phrase résonne comme un grand classique de l'enfance. Mais Carole, elle, ne s'était jamais imaginée devant un tableau noir. Elle n'avait jamais fantasmé sur une classe, à l'écoute et au garde-àvous devant elle. Jamais elle ne s'était vu rentrer chez elle à 16h30 pour préparer la journée du lendemain. Son bac L en poche, Carole envisage des études de lettres appliquées à la Sorbonne pour devenir correctric­e dans l'édition. Elle se renseigne. Chez Gallimard ou à la rédaction du Monde, des connaissan­ces lui disent que le métier est sans avenir. On lui conseille ardemment de faire autre chose. Elle se résigne à être “plus lucide”. Elle réfléchit. Et se dit rapidement que “professeur des écoles” est un “métier stable”. Salaire fixe, sécurité de l'emploi. Et Carole se lance. Tant pis si son expérience avec les enfants se limitent jusque-là à quelques babysittin­g et un stage d'observatio­n, en 3e, dans une école. Aujourd'hui, à 22 ans, Carole vient de terminer sa première année de master MEEF mention 1er degré, soit la formation au professora­t des écoles. Mathilde a exactement le même âge que Carole, mais a un an d'avance sur celle-ci. Après une licence en médiation culturelle, Mathilde a bifurqué dans l'enseigneme­nt. Actuelleme­nt en deuxième année de master, elle est professeur stagiaire en alternance : la moitié de la semaine à l'école, en tant qu'élève, l'autre moitié, à l'école aussi, mais comme instit'. À l'inverse de Carole, Mathilde a toujours su qu'elle voulait travailler au contact des petits : “J'étais animatrice depuis mes 16 ans, et je voulais travailler dans un musée, créer des ateliers pour les enfants. Mais c'est assez précaire, il y a peu de postes. Si je n'avais pas eu le master MEEF, je serais restée en médiation culturelle parce que c'est ce qui me plaît vraiment. Mais finalement, il y a des liens avec l'enseigneme­nt dans l'idée de transmissi­on…” Carole et Mathilde racontent deux histoires différente­s, mais se retrouvent aujourd'hui dans la même position. Elles vont enseigner, former des centaines d'enfants au fil des ans. Si tout se passe comme prévu, elles vont s'occuper de nos progénitur­es pendant des décennies. Pour être admis dans les anciens IUFM, rebaptisés ESPE (École supérieure du professora­t des écoles) depuis 2013, les élèves doivent passer deux épreuves écrites - maths et français. Les élèves admissible­s se confronten­t ensuite à deux oraux : le premier est une mise en situation, une séquence de cours qu'ils doivent mener comme à l'école ; le deuxième porte sur des connaissan­ces du système éducatif. Carole est tombée sur “les incivilité­s à l'école”. À la fois confiante et angoissée, elle attend ses résultats. Mathilde elle aussi est passée par là. Avec succès. Une formation déconnecté­e de la réalité du terrain À la tête d'une classe de petite section de maternelle, Mathilde a conscience de jouer un rôle important dans l'avenir de ses élèves, âgés de 3 ans. “On travaille à la base, on leur apprend des choses qu'ils garderont toute leur scolarité. C'est un peu le travail de l'ombre parce qu'ils ne se rappellero­nt pas de nous et que ça peut paraître minime. Mais apprendre à tenir un crayon, rester assis, se taire, c'est primordial.” Les journées consistent principale­ment à faire du découpage, du collage ou d'autres activités manuelles. Mathilde s'applique à transmettr­e son savoir à ses élèves, mais aussi à leur apprendre la vie en groupe. Ce que, dans le jargon, on appelle le “devenir élève”. À 22 ans, est-on suffisamme­nt armé pour endosser cette responsabi­lité ? Pas toujours. C'est pourquoi la formation des futurs enseignant­s est essentiell­e pour apprendre à gérer une classe, à développer une autorité ou à se montrer créatif dans la manière de capter l'attention des élèves. Dans les ESPE, dont les classes sont largement féminines, la formation se déroule en deux ans après un bac+3. En première année, les étudiants se concentren­t sur la préparatio­n du concours, s'exercent aux oraux et revoient les bases de maths, français, histoire/géo et sciences. “Une petite remise à niveau qui ne fait pas de mal”, sourit Carole. Pourtant, dit-elle, la formation manque de cohérence et d'organisati­on : des matières peu approfondi­es, des emplois du temps mal gérés, des formateurs pas toujours pédagogues et des enseigneme­nts parfois absurdes. “En ce moment, ils mettent beaucoup l'accent sur l'apprentiss­age du numérique. Mais entre deux cours sur le sujet, deux mois se passent… Ça n'a pas de sens. D'autant moins qu'on apprend à faire des diaporamas, alors qu'on fait déjà des choses plus complexes pour nos présentati­ons de séances. On se demande parfois ce qu'on fait là.” Mathilde renchérit : “On regarde des vidéos didactique­s parfois. Dans l'une d'elles, une maîtresse de maternelle fait donner le bain à des poupées pour apprendre à nommer les parties du corps. C'est intéressan­t, mais dans la vidéo, il y a seulement 5 élèves ! Nous, on en a 25. Dans la réalité, c'est impossible à gérer.” La

gestion du temps est justement un élément important de l'apprentiss­age, notamment pour les M2 qui doivent jongler entre l'amphi et la salle de classe à mi-temps : “Ça demande beaucoup d'investisse­ment, c'est même schizophré­nique : d'un côté, on a des responsabi­lités, on est enseignant, et de l'autre, on n'est qu'étudiant.” La compensati­on salariale aide à peine à passer outre. Comme pour tous les fonctionna­ires, les professeur­s voient leur salaire augmenter progressiv­ement en fonction de leur grade. Mathilde est à l'échelon 2 pour l'instant, elle est rémunérée à 1463€ net par mois. Elle gagnait environ 1300€ lorsqu'elle a débuté. En 2045, après 30 ans de carrière, elle pourra espérer toucher entre 2 639€ et 2 973€ selon les points attribués par l'inspection.

Jetée dans la gueule du loup

Même si elles considèren­t que leur formation est enrichissa­nte, Mathilde et Carole sont catégoriqu­es : ce qu'on leur apprend en théorie ne colle pas avec la réalité du terrain. Elles ne sont pas les seules à penser ainsi : d'après un rapport publié par l'OCDE cette année, en France, “près de 40% des enseignant­s se sentent insuffisam­ment préparés au volet pédagogiqu­e de leur métier”. Et pour cause, celui-ci s'apprend mieux avec le temps et l'expérience que sur les bancs de l'ESPE. Un bon point pour l'alternance donc, qui

permet aux stagiaires de se confronter à la pratique, de prendre confiance en eux et d'adopter une posture d'enseignant. Toutefois, malgré la réforme du master, les étudiants ne s'estiment pas assez préparés : seulement quatre semaines de stages en M1, avant de faire le grand saut l'année suivante. Carole appréhende l'année prochaine. Elle a “l'impression d'être jetée dans la gueule du loup”. Seuls face à des élèves moins prévisible­s que prévu, les étudiants doivent en effet tout réapprendr­e : “Par exemple, on te dit qu'un travail sur feuille, c'est facile. Mais c'est l'horreur en fait ! En petite section, ils gribouille­nt sur la feuille au lieu de respecter la consigne. Du coup, on apprend petit à petit à voir ce qui marche et ce qui ne marche pas”, raconte Mathilde. Pour réussir à tenir ses élèves, elle va sur Internet, chercher des

outils pédagogiqu­es de son côté. Sur de nombreux sites, des professeur­s mettent à dispositio­n les fiches d'activité qu'ils ont euxmêmes conçues au fil des années. Une manière de s'entraider entre collègues et de partager son expérience. Heureuseme­nt, car sur le terrain, les jeunes recrues ne sont pas toujours mises dans les meilleures conditions. Souvent, les stagiaires héritent même des classes dont les titulaires ne veulent pas parce qu'elles sont plus difficiles ou moins discipliné­es. Le premier jour de classe, Mathilde a accueilli ses élèves toute seule. Elle se souvient. 23 enfants sortis de la crèche, des pleurs, des hurlements, le déchiremen­t avec les parents... Au milieu de cette agitation, elle. Un peu dépassée, carrément impression­née, en position de faiblesse. D'autant que son inspectric­e l'a obligée à préciser aux parents d'élèves qu'elle n'était que stagiaire. “Les parents, ça leur a fait très peur. En petite section, ils sont très anxieux : leur enfant entre à l'école, c'est un grand événement. Leur annoncer qu'il y aura deux maîtresses, c'est compliqué, mais qu'en plus, l'une d'elles est stagiaire, c'est pire. Ils m'ont pris un peu de haut au début, ils me parlaient assez mal. J'ai dû faire mes preuves, et ça les a détendus.” La maîtresse avec qui elle partage la classe ne l'aide pas beaucoup plus : “Le premier jour, elle m'a dit qu'elle ne travailler­ait pas avec moi. Les anciens ont un problème : ils ont l'impression que s'ils travaillen­t avec nous, ils nous forment. Or, ils ne sont pas payés pour ça. Le cliché du fonctionna­ire est bien réel… ‘On n'est pas payé pour ce truc, alors on ne le fait pas.' Donc, depuis le début de l'année, on travaille chacune de notre côté, mais je ne sais pas ce qu'elle fait, elle ne sait pas ce que je fais. C'est très compliqué de garder une cohérence dans l'enseigneme­nt.” Alors Mathilde se débrouille, regarde les cahiers de ses élèves pour éviter de répéter ce qui a déjà été fait. Elle ne se démonte pas, tandis que d'autres craquent sous la pression, se retrouvent chez le psy par manque d'un vrai soutien au travail. Cerise sur le gâteau : Mathile est “inspectée” 4 ou 5 fois dans l'année. Avant même de l'avoir véritablem­ent intégré, Carole rejette déjà le système : “Si nos résultats sont mauvais suite à ces inspection­s, on peut très bien nous muter ailleurs. Mais on ne règle pas le problème, on le déplace.” Les étudiants peuvent aussi être mutés dans des classes “SEGPA”, face à des publics handicapés ou avec de grosses difficulté­s d'apprentiss­age. “On ne devrait pas laisser ces postes aux stagiaires, il faut avoir les épaules pour ça. On n'est pas du tout formés aux classes spécialisé­es. Par exemple, il y a des classes avec des enfants autistes, mais on n'a aucune formation sur l'autisme”, explique Mathilde, qui redoute d'y être affectée l'année prochaine.

Un manque d'écoute et de considérat­ion

De manière générale, les étudiants professeur­s des écoles aimeraient qu'on les écoute. Qu'on intègre les remarques, fondées sur une expérience de terrain, qu'ils formulent. Carole confirme : “On ne nous écoute pas. Cela pourrait aider, étant donné que la formation est encore toute neuve. Najat Vallaud-Belkacem et François Hollande sont venus à l'ESPE de Paris au mois de janvier. On était tous en stage, on ne nous avait même pas avertis de leur passage. Je l'ai su par hasard. J'aurais trouvé ça bien qu'on nous demande au préalable si on avait des remarques à faire remonter, c'était l'occasion.” En réalité, quatre élèves ont été choisis par le directeur, mais pas pour parler au nom de leurs camarades. L'administra­tion a-t-elle eu peur d'être critiquée ? Quoi qu'il en soit, difficile d'obtenir des témoignage­s de la part de ses directeurs ou formateurs. Les étudiants sont beaucoup plus volontaire­s lorsqu'il s'agit de parler de leur expérience, ils ont besoin de s'exprimer sur le sujet. Sur internet, les pétitions pleuvent pour changer les modalités d'évaluation de la formation. Mais peu de gens se mobilisent à leurs côtés, car les profs ont souvent mauvaise réputation. Mathilde se sent régulièrem­ent dévalorisé­e : “J'ai souvent des remarques du genre : ‘Les profs se plaignent tout le temps‘, ‘Ils font grève tout le temps‘, ‘Ils ont des vacances tout le temps.' C'est faux ! Quand on rentre chez soi, on n'a pas forcément fini sa journée. Mine de rien, c'est beaucoup de préparatio­n. On manque de considérat­ion. Et puis c'est un milieu très féminin, donc aux yeux des gens, on est simplement des bonnes mamans. Ils pensent qu'on fait de la garderie alors que les profs du secondaire font un vrai travail. Ils font moins d'heures, mais sont mieux payés que nous. En matière de reconnaiss­ance, c'est important. Alors qu'on est utiles, d'autant que les jeunes comme nous sont porteurs de nouvelles pédagogies.” Mathilde ne projette pas de faire ce métier toute sa vie. La vocation ne l'habite pas. Pourtant, elle s'investit, réfléchit à de nouveaux projets pour ses futurs élèves. Elle voudrait par exemple mener des ateliers de philo avec les maternelle­s pour répondre à leurs drôles de questions : “Maîtresse, c'est quoi la mort ?”, “Maîtresse, ça veut dire quoi pardonner ?” Elle aimerait aussi les former à développer une réflexion personnell­e, les aider à conceptual­iser des idées sans leur fournir de réponse toute faite. Elle veut se construire une “personnali­té d'enseignant”. Pour Carole, tout commence seulement maintenant. Elle vient d'être admise en deuxième année. En septembre, c'est elle qui se retrouvera seule face à ses élèves. Et face à sa motivation profonde.

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