Doolittle

“Chérie, j'ai Uberisé les gosses”

- Texte Fanny Rascle, à Washington illustrati­ons Jenna Haugmard

L'Comment s'assurer que la petite rentrera de son cours de danse ou de sa pyjama party à l'autre bout de la ville sans encombre et sans se trimbaler avec de l'argent sur elle ? Aux États-Unis, Uber est devenu le meilleur ami de nombreux parents américains, lassés de servir de taxi à leurs propres enfants. La pratique est pourtant illégale. autre jour, Jeff a voulu réserver un taxi pour sa fille de 14 ans. Elle était partie faire la fête sans “papa-maman” pour la toute première fois et il voulait qu'elle soit rentrée avant les douze coups de minuit. Mais à Washington comme ailleurs aux États-Unis, un taxi ne peut pas être pré-payé. Au lieu de laisser sa fille tendre le bras seule au bord de la rue avec un billet de 50 dollars en poche, Jeff a donc cliqué sur son applicatio­n Uber pour trouver celui qui a finalement raccompagn­é à la maison sa Cendrillon d'un soir. La plateforme qui met en relation chauffeurs et clients est ainsi devenue en quelques années le meilleur ami de nombreux parents américains. Au point qu'on entend de plus en plus souvent dans les conversati­ons un néologisme à l'intonation très familière : le verbe “uber”. Au présent de l'indicatif, la formule pourrait donner “j'uber-e mon fils pour aller à son cours de piano” ou “nous uber-ons nos enfants à la sortie de l'école”. La course a coûté à Jeff un peu moins cher qu'un trajet équivalent avec un taxi traditionn­el, et le prélèvemen­t automatiqu­e sur sa carte bancaire a évité à sa fille de se trimbaler avec de l'argent. Mais pour les parents américains qui utilisent Uber pour faire voyager leurs enfants seuls, l'argent est loin d'être l'argument no1. Confiance et sécurité sont les deux mots qui reviennent le plus souvent. Quand il a passé commande, Jeff a pu voir sur son smartphone le nom du chauffeur, une photo grande comme un confetti, mais une photo quand même, et la marque de la voiture. “Les chauffeurs sont souvent des pères de famille comme moi, qui ont un autre boulot, qui font ça pour arrondir leurs fins de mois. Celui que j'avais réservé a tout de suite compris ce que je voulais, il m'a rassuré et il a été vraiment prévenant avec Camille”, raconte-t-il. J'ai même pu parler au téléphone avec le chauffeur, lui dire : ‘Ma fille est à tel carrefour', avoir un vrai contact avec lui. Et en plus, il avait une voiture luxueuse, je ne me souviens plus de la marque, mais je savais que ma fille y serait bien”, explique encore Jeff, la quarantain­e, pantalon corail, tee-shirt près du corps, les cheveux grisonnant­s coiffés avec soin.

Le GPS intégré ou l'illusion de la maîtrise

L'image d'Épinal de la mère de famille au volant de son minivan qui véhicule les enfants de l'école au terrain de baseball avec toujours le sourire et une glacière remplie de boissons fraîches dans le coffre a toujours autant de succès auprès des publicitai­res améri-

cains. Une image à laquelle certains parents se sentent coupables de ne pas coller. Houfa, la quarantain­e, deux garçons de 11 et 16 ans, confie utiliser des chauffeurs privés de temps en temps, quand elle a un dossier urgent à terminer au bureau et que cela lui évite de perdre de précieuses minutes dans les embouteill­ages. Au début, elle a essayé de partager ce bon plan avec quelques amies. Mais elle a reçu en retour quelques critiques acerbes : “Tu imagines si le conducteur était un pédophile ?” ou “Tu as lu dans le journal cette histoire de chauffeur contrôlé ivre au volant ?” Depuis, elle continue d'utiliser le service, mais elle s'est faite plus discrète et n'en parle guère plus autour d'elle. Au pays des “helicopter parents”, ces pères et mères ultra-présents dans la vie de leurs enfants, au point qu'ils ressemblen­t à des hélicoptèr­es en vol stationnai­re au-dessus de leur tête, utiliser un service de chauffeurs privés présente pourtant un autre avantage : son GPS intégré. Pour un client lambda, adulte, cela permet juste de savoir à combien de pâtés de maison se situe le chauffeur. Pour des parents, l'outil se transforme en traceur à distance. Via l'applicatio­n, vous pouvez suivre en direct l'avancée de la voiture sur une carte, chaque avenue empruntée, chaque arrêt à un feu rouge et un éventuel demi-tour. Avec l'idée que si le véhicule n'arrive pas à bon port et prend une direction avec un mauvais dessein, vous le saurez immédiatem­ent. Une surveillan­ce toute virtuelle. Mais une surveillan­ce quand même. Il n'y a finalement qu'un seul problème : la pratique est strictemen­t interdite. Le chapitre 9 de la charte d'utilisatio­n du service aux États-Unis est très clair sur ce point, même s'il semble introduire une distinctio­n entre les moins de 18 ans et les moins de 13 ans. “Nos services ne sont pas conçus pour les mineurs. Pour cette raison, personne en dessous de 18 ans (et certaineme­nt pas les enfants de moins de 13 ans) n'est autorisé à s'abonner au service ou même à l'utiliser. Nous ne collectons pas sciemment d'informatio­ns sur des mineurs. Si nous découvrons que nous avons enregistré une personne de moins de 18 ans, nous supprimons immédiatem­ent ce profil”, prévient Uber. Avant d'appeler à une sorte de délation : “Si vous êtes le père, la mère ou le représenta­nt légal d'un mineur de moins de 18 ans et que vous pensez qu'il ou elle nous a livré des informatio­ns personnell­es, prenez contact avec nous.”

Un filon à exploiter

Les chauffeurs, eux, se retrouvent souvent devant le fait accompli. Tiraillés entre la nécessité d'engranger le plus de courses, l'envie de rendre service aussi et le risque d'être exclus du service Uber s'ils sont découverts avec un mineur assis sur la banquette arrière, ils partagent leurs expérience­s sur des forums en ligne. En tout anonymat. “Il y a quelques semaines, je suis arrivé devant une maison vers 4 heures du matin, je me suis avancé dans l'allée. Je pensais que c'était pour un voyage jusqu'à l'aéroport. Mais deux ados, dans les 14-15 ans, sont sorties en courant et ont ouvert la porte de ma voiture. Elles murmuraien­t : ‘Vous pouvez faire marche arrière sans trop faire de bruit ?' Je leur ai demandé où elles voulaient aller et elles m'ont répondu qu'elles voulaient rentrer chez elles et surtout ne pas réveiller les parents des copains qui les avaient invitées en douce”, raconte un certain Glenn qui a fini par embarquer les deux jeunes filles. “Après la course, j'en ai parlé à ma femme et elle m'a dit : ‘La prochaine fois que tu as des mineurs dans ta voiture, tu les préviens : je vous conduis où vous voulez, mais il va falloir appeler vos parents d'abord'”, confie encore ce chauffeur au sens moral aiguisé. Mais le filon est trop prometteur pour ne pas être exploité : il y aura toujours des adolescent­s qui auront besoin d'aller à un cours de danse, de rentrer du lycée un soir où la nuit est déjà tombée ou à la fermeture d'une boîte de nuit. Alors Shuddle investit. Cette start-up vient de lever 10 millions de dollars pour créer une déclinaiso­n de Uber taillée sur mesure pour les parents fatigués de faire des aller-retour pour leur progénitur­e. Vous vous abonnez et un chauffeur vient chercher vos enfants tous les mardis à la sortie de l'école pour les conduire à leur entraîneme­nt de foot. Pour rassurer au maximum les parents, Shuddle promet que tous ses chauffeurs ont fourni deux lettres de référence en tant que baby-sitter, éducateur ou professeur. La compagnie a réussi à recruter pour l'instant 200 chauffeurs. Dans leur immense majorité, des femmes.

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