Doolittle

MAL BARRA

- Texte Elena Fusco photos Elena Fusco & Isabelle Laydier

À Barra, quartier de la périphérie de Naples, la Camorra aspire les enfants par dizaines. Simple guet, dealer de rue, puis gros bonnet, pour les plus chanceux. Le parcours est connu. Mais certains tentent d'organiser la résistance. C'est le cas de l'associatio­n Tappeto di Iqbal, qui encadre les enfants pour les empêcher de traîner dans la rue. Au grand dam de la mafia locale. Il a le style de l'Italien du Sud. Rasé sur les côtés, mèche longue décolorée sur le haut du crâne, tatouages tribaux sur les bras, AirMax aux pieds. Marco Riccio a 23 ans. Fils de restaurate­ur, il vit à Barra depuis toujours et travaille pour l'associatio­n Tappeto di Iqbal. Tous les jours, au volant d'une camionnett­e blanche toute cabossée, Marco fait la tournée des deux écoles primaires du coin pour récupérer “ses enfants”, comme il les appelle. “Si on ne va pas les chercher, les parents ne les amèneront jamais à notre centre.” En sortant du bâtiment principal de l'école, d'un geste affectueux comme celui d'un grand frère, Marco passe sa main dans les cheveux de Pino, 8 ans qui l'attendait à la sortie. “Tu vois Pino ? Son père a été tué, alors qu'il jouait avec une machine à sous. Comment veux-tu expliquer à un gosse que son papa a été assassiné parce que c'était un des hauts membres de la Camorra ? Comment veux-tu qu'il ne tombe pas là-dedans quand il sera plus grand ?” Moins connu que le Scampia du désormais bestseller Gomorra de Roberto Saviano, Barra fait partie de ces quartiers périphériq­ues où la mafia napolitain­e prospère et où les guerres entre clans déchirent encore les familles. Barra est l'une des trois zones du “triangle de la mort” comme le surnomme Marco Riccio. Il ralentit, regarde par la fenêtre. “C'est là que je traînais avec mes amis, dans la place principale. Ici, tu as du mal à sortir du quartier. Si tu es le petit mec qui deale au muret, tu seras toujours labélisé comme tel dans tous les autres quartiers.”

Des enfants porte-flingues

À Barra, les immeubles sont gris, les routes dévastées. Le centre composé de trois ou quatre rues pavées conserve des couleurs pastel et d'anciennes villas bourgeoise­s complèteme­nt défraîchie­s. “Surtout ne sors pas ton appareil. Personne ne te connaît”, glisse Marco. D'un léger coup de menton, il indique un groupe de jeunes autour d'un scooter qui regardent dans la direction de la camionnett­e. “Les gens savent qui on est et on n'est pas spécialeme­nt appréciés…” Marco Riccio marque une pause, la camionnett­e roule, et, d'un geste furtif, le jeune homme montre le squelette d'un bâtiment. “C'était là qu'on était installés, avant. Les gens que tu as vus autour du scooter, ce sont les coupables. Ils l'ont démonté petit bout par petit bout. Évidemment, ici, personne ne voit rien et n'entend rien. Heureuseme­nt, une école nous a confié deux salles pour nous retourner. Mais on doit respecter les horaires et arrêter nos activités à 16h avant de raccompagn­er les enfants chez eux. Avant, on pouvait s'occuper des enfants jusqu'à 21 heures parfois…” Arrivés dans l'école en question, les enfants se précipiten­t

“Comment veux-tu expliquer à un gosse que son papa a été assassiné parce que c'était un des hauts membres de la Camorra ? Comment veux-tu qu'il ne tombe pas là-dedans quand il sera plus grand ? ” CARLO

à l'intérieur des salles, où d'autres membres du Tappeto di Iqbal attendent déjà. Le déjeuner est prêt, et Giovanni Savino, le patron de l'associatio­n, est là. Avec ses Ray Ban pilote et son T-shirt verdâtre, l'homme a plus l'allure d'un militaire que d'un éducateur de rue. Il a commencé en 2000 comme éducateur freelance dans les rues de Barra, avant de reprendre en 2010 Tappeto di Iqbal, alors au bord de la faillite. “L'associatio­n fait plusieurs choses. Tout d'abord, elle s'occupe des enfants qui sont en primaire. On leur donne des règles, un style de vie. Quand ils arrivent ici, ils commencent par déjeuner, puis c'est l'heure des devoirs, et enfin, on termine par des jeux.” Mais le Tappeto di Iqbal est aussi une troupe de cirque et de théâtre pour les plus grands. “Les jeunes que tu vois prendre soin des plus petits font partie de la troupe. Ils ont tous dû arrêter l'école et se sont retrouvés à travailler.” À Naples et dans sa périphérie, des centaines d'enfants travaillen­t pour ramener quelques euros de plus à la maison. La crise économique a plongé certaines familles dans la misère, et les restrictio­ns budgétaire­s imposées par le gouverneme­nt italien depuis 2008 ont pesé sur le budget des familles. Sans compter que la “reddito di cittadinan­za” (RSA) réservée aux familles gagnant moins de 5 000 euros par an, dont bénéficiai­t plus de 130 000 familles napoli- taines, a également été supprimée. Résultat ? Le revenu moyen à Naples est passé en quelques années de 680 à 550 euros par habitant. Les jeunes se retrouvent ainsi garçons de café, apprentis mécanicien­s, cordonnier­s ou livreurs. “Ils bossent dans des conditions indécentes en s'entendant dire : ‘Je t'apprends un métier et en plus je te donne un peu d'argent, tu devrais me remercier'”, explique Giovanni Savino. En octobre 2011, selon un rapport officiel, 54 000 enfants auraient disparu du système scolaire en Campanie, dont 38% auraient moins de 13 ans. Le sujet est tabou, car il ramène sur le devant de la scène les failles du système italien dans le Sud du pays. “Ces enfants subissent un rythme que même les Chinois ne peuvent pas tenir, alors la Camorra les attend au tournant. Par exemple, c'est eux qui vont porter le flingue du boss, car jusqu'à 13 ans, tu ne peux pas être arrêté. On leur garantit protection et travail, et ils se retrouvent ainsi à devenir leurs petits soldats.”

Quelle est l'alternativ­e ?

Marco, 16 ans, était l'un de ces enfants. “J'ai arrêté l'école par nécessité à 13 ans. Je me suis retrouvé pizzaïolo, vendeur de fruits et légumes et ouvrier sur les chantiers. Je devais porter des sacs qui pesaient 25 kg pour 50€ par semaine.” Marco s'arrête, cherche ses mots, enlève sa casquette et poursuit : “Dans cette situation, quand on vient te proposer de faire le guet ou de commettre un petit vol pour une somme dix fois plus importante que ce que tu gagnes en trimant toute la semaine, en général tu dis oui. Tu te sens presque obligé, quelle est l'alternativ­e ? L'Italie est ruinée.” Giovanni Savino a récupéré Marco dans les rues de Barra en 2010, au bon moment. “Je me détestais pour ce que je faisais. Je ne voyais que deux alternativ­es : soit je fuyais, soit je fuyais…” Aujourd'hui, Marco se dit tranquille et serein. Il fait partie de la troupe comme jongleur sur échasses. Il a repris l'école et, si tout se passe comme prévu, en septembre, il devrait intégrer une formation photo et vidéo grâce au Tappeto di Iqbal. Comme lui, Carlo, 16 ans, s'est retrouvé un jour plongé dans les magouilles de la Camorra. À sept ans, au lieu de jouer au ballon avec ses copains dans la cour de l'immeuble, il volait le cuivre pour le revendre et “arrondir les fins de mois”. Il voulait imiter son cousin et, très vite, il s'est retrouvé à zoner sur les places où toutes sortes de drogues étaient vendues : “J'étais le poulet de la bande, le petit. Celui qu'on envoyait en éclaireur ou qui faisait le sale boulot.” Carlo affiche ce regard dur des enfants qui sont devenus adultes avant l'âge. “Je suis bien content de m'en être sorti quand je vois ce que sont devenus mes amis de l'époque… Ils ont fini derrière les barreaux ou six pieds sous terre.” Sur son scooter, il roule à toute vitesse sans casque avec l'inconscien­ce et l'excitation de celui qui a touché du doigt le danger. Parfois quand il doute, il pense à son meilleur ami : “Il baigne dans le milieu de la Camorra, il est fils de boss. Quand je lui dis qu'il a plein d'argent, il me répond : ‘Peutêtre, mais toi tu as la chance d'être libre.'” Carlo et Marco ont quitté leur famille respective pour vivre avec les trois majeurs de la bande qui font partie de l'associatio­n, dont Marco Riccio. “C'était mieux comme ça, à la maison, c'était plus possible”, expliquent-ils. Leur appartemen­t aujourd'hui se situe au-dessus de celui de Giovanni Savino. “Ils apprennent ainsi à être responsabl­es et je peux toujours garder un oeil sur eux, dit celuici. On est devenu une famille.” En cette fin d'après-midi grands, ados et petits sont réunis sur le terrain de foot de l'école. Marco Riccio pince la joue d'un des petits entre son index et son majeur. Giovanni Savino jongle avec d'autres. Il y a comme un air d'insoucianc­e, de normalité. Pour le directeur de l'associatio­n, les enfants sont l'avenir et la solution : “Tous les enfants ici sont fils ou filles de membres de la Camorra. En leur donnant un cadre de vie, d'étude et en leur apprenant à vivre ensemble, peut-être que quelques drames pourront être évités…” Utopique ? “Peut-être, mais si on ne les suit pas quand ils sont petits, on les retrouve morts à 16 ans, dans la rue. Et c'est nous qui les ramassons et les amenons au cimetière...”

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