Doolittle

Antoine, passion Scrabble

Antoine a des passions d'ado : mangas, jeux vidéo, Lego. Puis une autre plus étonnante : le Scrabble. Un passe-temps qui lui vaut aujourd'hui d'être, à 11 ans, double champion de France et 3e mondial de sa catégorie. Portrait d'un prodige qui passe ses ap

- Texte William Thorp photos Charlotte Robin à Carignan- de- Bordeaux

Portrait d’un prodige qui passe ses après-midi libres à jouer avec des grands-mères.

La porte vitrée de l'entrée est brisée. Les murs sont fissurés, les vitres abîmées et la peinture rose pétard des murs commence à se décoller. Certaines portes sont condamnées, d'autres débouchent sur des salles de cours vides. Le lieu a des allures de bâtiment abandonné. Et pour cause, l'endroit, semblable à une vieille école, devrait être rasé dans les semaines à venir. Au fond du premier couloir, une salle de classe est pourtant encore animée par une dizaine de femmes âgées. Trois d'entre elles haussent d'ailleurs gentiment le ton. La raison de la discorde : le mot “moisiez”. “Ohlala, qu’est-ce que c’est que cela encore ?” s'agace la première, cheveux gris courts. “Et ça veut dire quoi encore ça, hein ?”, reprend la voisine. “Jamais entendu de ma vie”, conclut la dernière comme pour mettre fin à une tirade. “Eh bien, c’est la deuxième personne du pluriel de l’indicatif imparfait du verbe moiser mesdames”, explique Christiane, la présidente du club de Scrabble de Lormont, près de Bordeaux. Tout le monde grimace. Sauf un. Il porte des petites lunettes vertes, un pull à zip gris, et est au fond de la salle. Lui l'avait. “Ah, bah, c’est sûr qu’il l’a écrit, lui, en rigole Élisabeth, 60 ans. Il trouve toujours tous les mots.” Sourire au coin des lèvres du concerné. Humble, mais pas trop. Antoine est une célébrité ici, comme en témoignent les extraits de journaux le concernant punaisés au mur. Il est le meilleur joueur du club. Et peut-être même de la région. Double champion de France et 3e mondial de sa catégorie, poussin pour les premiers, cadet pour le second, au Scrabble. “Je ne l’ai jamais battu, dit Martine, 69 ans. On dirait qu’il voit les mots dès qu’il a les lettres en main. C’est un petit génie du Scrabble.” Sur sa table traînent son matériel de joueur, une pochette en cuir rouge, une boîte de Ricola et une peluche d'ourson blanche. Son porte-bonheur, dit-il. Étonnant ? Pas vraiment. Antoine Cligny n'a que 11 ans. Malgré les chiffres de l'éditeur de jeu Mattel indiquant que 95,3 % des Français connaissen­t le Scrabble, que 57 % en possèdent un, et que 50 % y jouent notamment au moins une fois par mois, le jeu a la réputation d'être uniquement pratiqué par le troisième âge. Et ce n'est pas le club de Lormont qui va démentir le mythe. Sur la dizaine de femmes présentes à cet “après-midi Scrabble” de janvier, la plus jeune a 60 ans et la doyenne, 79 ans. “Et encore, il n’y a pas longtemps, la plus vieille de la bande avait 90 ans, mais elle ne vient plus, elle commençait à perdre les pédales, chuchote Claudine, 70 ans, en replaçant ses lunettes rouges. De toute façon, on ne voit jamais de jeunes, on ne va pas se voiler la face, c’est un jeu de retraités.” Autant dire donc qu'Antoine Cligny fait tache ici et dans le milieu. Le voilà d'ailleurs en train de placer ses jetons. C'est le dernier coup. Les lettres R,I,N,E,E,B,I sortent. Coude sur une table légèrement trop haute pour lui, et les poings fermés sur ses joues, l'enfant cogite cinq secondes, puis écrit BINERIE (il s'agit d'un restaurant modeste dans lequel on sert des repas peu élaborés). Pas mieux. Antoine décroche le max de points. Et remporte la partie avec 831 points. Pierrette, la doyenne, est deuxième avec 657 points. “La relève est assurée”, dit-elle.

Deux heures d’entraîneme­nt par jour

Il suffit de venir dans la chambre d'Antoine, à Carignan-de-Bordeaux, pour comprendre de quoi il retourne. Sur son bureau, un sous-main de 50 centimètre­s en plastique recouvert d'une centaine de mots et leurs anagrammes ; un lexibook,

“Il y en a qui sont jaloux, ils disent que je suis bête et que je traîne avec des grands-mères !”

une boîte électroniq­ue dans laquelle sont inscrits tous les mots autorisés par la Fédération internatio­nale du Scrabble francophon­e ; et Le Petit Larousse 2017. Au-dessus, sur une étagère blanche, toutes les coupes et médailles obtenues lors de championna­ts de Scrabble. Il y a par exemple, celles du Festival de Vichy, puis celles couleur or du Festival de Biarritz, ou encore celle dont il est “le plus fier”, sa médaille de bronze au championna­t du monde. Au total, dixhuit coupes et médailles trônent dans sa chambre. Un beau palmarès, pour un jeune garçon qui a commencé les compétitio­ns il y a deux ans seulement. À cette époque, Antoine est en CE2 et remporte un concours d'anagrammes avec l'école, qui lui permet d'accéder au championna­t régional de Scrabble. Il finit 3e. Une surprise à écouter sa mère, Véronique, aujourd'hui. “On entendait les noms des gagnants être cités un par un, par ordre décroissan­t. Quand on a vu qu’on arrivait aux dix premiers, on était tous hyper contents, puis j’ai commencé à douter, rembobine-t-elle. Je me suis dit : ‘Oh non, ils l'ont oublié dans le classement, le pauvre.' Lui se réjouissai­t, il n’a pas douté une seule seconde.” Mais alors qu'est-ce qui rend Antoine si fort au Scrabble ? Peut-être ses entraîneme­nts. Sur l'ordinateur familial, il ouvre Duplitop 7, le logiciel officiel de la Fédération française de Scrabble. Celui-ci lui balance sept lettres, à lui de trouver le meilleur mot le plus rapidement. Antoine enchaîne les défis. Trois secondes par mot. Mais il y a plus. “À côté de cela, je fais aussi environ une vingtaine de parties de Scrabble par semaine sur l’ordinateur, dit-il d'une voix encore fluette. Une partie peut durer entre dix minutes et deux heures, je m’entraîne donc environ deux heures par jour.” Mais sa mère parle aussi d'un talent “inné”. “Il a toujours aimé les lettres, dit-elle, un magazine de Scrabblera­ma dans les mains. À 18 mois, il s’amusait déjà avec l’annuaire et a appris l’alphabet comme cela. Très jeune, il a fait des mots mêlés, puis me demandait aussi de lui écrire des anagrammes.” Vincent, son père, préfère préciser qu'il n'y a rien d'héréditair­e là-dedans. Il a d'ailleurs un exemple en tête. Celui d'un tournoi à Vichy aux alentours de 2015. Il jouait en paire avec son fils. Trois parties dans la journée. Deux autres le soir. “C’était du 9 h-minuit. Jusqu’à la dernière partie, où il a tout de même pris cinq zéros, il tenait bon, se souvient-il. Moi, j’ai perdu rapidement les pédales, je ne savais plus où j’étais, je ne trouvais plus les mots, j’ai dit à Antoine à un moment : ‘Continue sans moi, je n'y arrive plus.' C’est rapidement stressant. Avec l’aspect temps, on panique vite.” Conclusion désabusée : “En réalité, le Scrabble, je trouve ça long et embêtant.”

Nouveaux copains, nouvelles jalousies

À écouter Véronique, on compare souvent Antoine à Antonin Michel, le quadruple champion du monde individuel, et quintuple champion de France individuel de Scrabble, chez les adultes. “Même physiqueme­nt, Antoine lui ressemble lorsqu’il était petit, avance-t-elle. On lui prédit le même avenir.” Mais en attendant, il y a le collège. Cours de mathématiq­ue sur

“Je fais une vingtaine de parties de Scrabble par semaine sur l'ordinateur. Je m'entraîne environ deux heures par jour.”

l'aire et le périmètre avec Mme Amont au collège Lestonnac à Carignan-deBordeaux. Pas de quoi réjouir Antoine qui, évidemment, “préfère le français”. “J’ai d’ailleurs la meilleure moyenne”, aime préciser celui qui est en 6e. Partenaire Particulie­r résonne dans la cour de récréation, c'est l'heure du déjeuner. Il débarque de la classe avec Elwan, 11 ans. Depuis qu'une équipe de télé est venue filmer Antoine à l'école il y a deux mois, les deux gamins sont devenus amis. Et il n'est pas le seul à s'être rapproché de plus près du champion. “On voyait souvent des 5es ou des 4es venir le voir, note l'ami. Ils lui disaient : ‘Alors ça va le champion de Scrabble ?' Et discutaien­t avec lui après.” Revers de la médaille, il y a aussi dans son sillage comme une odeur de rancoeur face à son succès. À l'école déjà. “Il y en a qui sont jaloux. Ils disent que j’ai la grosse tête, s'énerve-t-il, assis sur un banc en pierre de l’école. Ils ne sont pas toujours sympas, ils disent aussi que je suis bête et que je traîne avec des grands-mères.” Puis du côté des championna­ts. “Quand les gens le voyaient arriver aux tournois, ils n’étaient pas toujours tendres avec lui, explique sa mère. Un gamin qui débarquait sur leurs plates-bandes et les battait, ça les énervait.” Un jour, alors qu'Antoine titille une série 1, la crème de la crème du Scrabble, l'homme se lève à la fin de la partie, vient le voir et lui lâche : “Tu joues peut-être bien, mais tu restes derrière moi, ok ?” “Il était énervé juste parce que je l’avais presque battu”, décrypte Cligny. En réalité, Antoine s'en moque. Il dit modestemen­t que finalement, son premier rival, c'est lui-même. “Je suis capable de tout. Mais il m’arrive parfois d’être tête en l’air et de faire des erreurs qui me valent de perdre des points, reprend-il. Je suis mon premier adversaire.” Qu'il fasse attention tout de même. Assis à sa gauche, Elwan admet à demi-mot s'être mis à jouer aussi. Une fois par semaine pour le moment. “Forcément, ça fait envie quand on voit tout cela, souffle-t-il timide. J’aime bien l’aura de champion.” En attendant de s'affronter, les deux compères tentent d'écrire des livres. Le premier parlait d'une histoire de clans avec chacun sa spécialité de combat. Et celui à venir ? “C’est l’histoire de deux amis, dit-il. Ils ont 11 ans et essayent de devenir maîtres de la région.”

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