Doolittle

Le musée fantôme

- Texte Margherita Nasi photos Matteo Vieille, à Rome

Elle devait faire la gloire d’un grand musée spécialeme­nt pensé pour elle. À Rome, la plus grosse collection de jouets au monde prend la poussière dans un hangar.

La beauté ne se dévoile parfois qu'à un oeil entraîné. De fait, cette commode ornée de gravures et miroirs recèle un secret, que l'antiquaire suédois Peter Pluntky peut dévoiler au bout de quinze ans d'une minutieuse restaurati­on : il s'agit en réalité d'une maison de poupées réalisée au XVIIe siècle pour les enfants de la famille royale de Suède. Ceux qui l'ont abandonnée sur un trottoir de Stockholm doivent s'en mordre les doigts. L'objet, qui pourrait être passé entre les souveraine­s mains de la reine Christine, est aujourd'hui estimé à plus de 100 000 euros. Après tant d'années d'abandon, on l'imagine donc toisant le public depuis la vitrine d'un prestigieu­x musée ravi de l'accueillir. Hélas, elle repose dans un entrepôt à Rome, inaccessib­le au public. Maigre consolatio­n, elle est en bonne compagnie : les innombrabl­es boîtes blanches en polystyrèn­e qui prennent la poussière sur les étagères voisines contiennen­t 34 000 jouets, formant la plus grande collection de jouets d'époque au monde. Poupées, théâtres pour marionnett­es, avions, bateaux, trains, voitures, animaux, soldats, automates, “il y en a pour tous les goûts, nous avons même un cochon à bascule !”, s'emballe Renata Piccininni, commissair­e de la collection, en virevoltan­t d'étagère en étagère. Ici, la voiture électrique que M. Citroën fit construire pour son fils dans les années 1920. Là, une arche de Noé avec 165 animaux sculptés à la main. Plus loin, des bicyclette­s de la fin du XIXe siècle, avec leurs caractéris­tiques roues, énorme à l'avant, minuscule à l'arrière. La plupart des jouets ont été fabriqués entre 1860 et 1939, mais certaines pièces remontent au XVe siècle. L'ensemble occupe deux niveaux – près de 800 mètres carrés – dans la Centrale Montemarti­ni, une ancienne centrale thermique de Rome. Alors que des groupes d'étudiants visitent, au rez-de-chaussée, les locaux transformé­s en musée archéologi­que, seule Mme Piccininni a accès à la vertigineu­se collection, enfermée dans les étages supérieurs. Les jouets, payés au prix d'or par la mairie de Rome, qui a déboursé 5 millions d'euros pour s'offrir l'ensemble, avaient pourtant une autre vocation : donner vie, pour la joie des plus petits, à un musée du jouet dans les écuries royales de la Villa Ada, un des plus grands parcs de la capitale italienne.

Moqueries et gants blancs

“Les écuries étaient dans un état lamentable. Elles ont été bombardées pendant la Seconde Guerre mondiale, puis ont été squattées par des drogués et des SDF. Pour les restaurer et construire le musée, il fallait près de 20 millions d’euros. Il suffit de regarder l’état des routes à Rome pour comprendre que la ville n’a pas d’argent. Le musée n’a jamais vu le jour”, résume Peter Pluntky, l'homme à l'origine de cette époustoufl­ante collection. Ce Suédois compulsif s'est épris de jouets mécaniques à l'adolescenc­e. En 1974, il expose pour la première fois dans un petit musée de la science à Stockholm. Frappée par sa collection, la mairie de la ville lui fit alors part d'un projet de plus grande ampleur, la réalisatio­n d'un musée du jouet. Peter commença alors à acheter des jouets. “Il existe aujourd’hui des centaines de musées du jouet, mais à l’époque, c’était une démarche unique. Le marché ne s’était pas encore réveillé. Des jouets que j’ai eus pour 100 euros en valent maintenant plus de 10 000. Je ne pourrais pas rassembler une telle collection aujourd’hui, à moins de travailler pour l’industrie pétrolière d’Arabie saoudite !” Pendant quelques années, Peter Pluntky, qui a désormais amassé 34 000 pièces, est l'heureux directeur du musée du jouet. Puis le Leksas Stockholm Museum ferme ses portes. En 1999, Peter vend ses jouets à un riche entreprene­ur italien, Leonardo Servadio, fondateur de la marque de prêt-à-porter de survêtemen­t Ellesse, label fétiche des champions de tennis et des skieurs des années 1990. Le prix de la transactio­n reste confidenti­el. “Tout ce que je peux vous dire, c’est que je me suis fait tellement d’argent que maintenant je peux faire ce que je veux. À savoir, travailler avec les jouets ! J’ai participé à la création du nouveau musée du jouet de Stockholm

“Financière­ment, je ne pourrais pas rassembler une telle collection aujourd'hui. À moins de travailler pour l'industrie pétrolière d'Arabie saoudite !” Peter Pluntky, collection­neur de jouets

par exemple, la collection est bien, mais pas aussi belle et complète que la mienne, qui aborde tous les aspects de l’enfance”, fanfaronne M. Pluntky. Désormais dans les mains du styliste italien, la collection se veut le coeur d'un ambitieux projet : un immense parc de loisirs culturel et commercial que Leonardo Servadio veut installer à Pérouse, sa ville natale et chef-lieu de l'Ombrie, dans l'ancien siège d'Ellesse. C'est compter sans l'hostilité de la mairie, qui ne lui fournira jamais les permis de construire. En 2005, le père du sportswear italien se sépare de ses jouets, vendus à la mairie de Rome pour 5 millions d'euros. Mais en attendant la constructi­on de sa nouvelle demeure – le fantomatiq­ue musée du jouet romain –, la collection reste dans les mains de son ancien propriétai­re. Pour la conserver, Leonardo Servadio empoche près de 116 000 euros l'année. En tout, près de 800 000 euros, avant que la collection ne rejoigne la capitale italienne, en 2012. Mais le musée n'existe toujours pas. “C’est un beau projet, mais par rapport à d’autres musées connus de Rome qui nécessiten­t des travaux, il passe au deuxième plan”, se justifiait le responsabl­e des biens culturels de la ville de Rome Umberto Broccoli, interrogé par le quotidien La Repubblica. Depuis, rien n'a donc changé. Seules quelques pièces connaissen­t quelques heures de gloire, lorsqu'elles sortent de leur demeure pour venir enrichir des exposition­s. “Quand nous avons acheté les jouets, tout le monde à Rome se moquait de nous, avec nos petits trains et nos poupées dans une ville qui regorge de trésors archéologi­ques et d’art baroque. La collection est bien plus prisée à l’étranger, elle a été exposée au Musée des arts décoratifs à Paris et même à New York ! D’après la directrice du Bard Graduate Center, Susan Weber, il s’agit de la collection la plus importante au monde. Les Américains manipulaie­nt les jouets avec des gants blancs, on aurait dit qu’ils avaient entre les mains un tableau du Caravage !” s'émerveille Emma Marconcini. L'ancienne commissair­e de la collection se souvient encore du choc lorsqu'elle a vu arriver les 34 000 jouets. “Il a d’abord fallu numéroter toutes les pièces, je passais mes journées allongée par terre, à compter, 12 heures par jour. Ça a pris deux semaines. Ensuite, il a fallu ranger, pendant un mois. Tout ça pour devenir gardienne de dépôt au lieu de responsabl­e de musée !” s'amuse Mme Marconcini. L'historienn­e de l'art a pris sa retraite l'été dernier, avec sa collègue Maria Cristina Biagi. Mais lorsqu'elles reviennent au caveau rendre visite à leur successeur, les deux femmes s'amusent comme des gamines. Elles mettent en marche des automates, font rouler des voitures. “Parfois les automates, dont les ressorts sont vieux, s’animent tout seuls, ça fait des frayeurs !” raconte Maria Cristina Biagi tout en saisissant un petit motocyclis­te des années 1920. “C’est mon jouet préféré. Regarde la tête qu’il fait derrière son masque ! Il a même une petite bosse pour être plus aérodynami­que, c’est complèteme­nt futuriste”, s'emballe l'anthropolo­gue. Pour elle, la collection reflète les évolutions de la société. L'âge d'or du jouet commence ainsi à la fin du XIXe siècle, suite à la révolution industriel­le. “Le temps libre augmente, il faut l’occuper. En même temps, l’intérêt vers l’enfant éclot, la pédagogie Montessori par exemple se développe au début du XXe siècle. L’enfant n’est plus perçu comme un petit adulte, mais comme un être à part entière, qui a ses propres exigences.” Avant, les jouets étaient surtout un moyen, pour la bourgeoisi­e, d'afficher son statut, poursuit Mme Biagi. Les premières maisons de poupées sont donc des fidèles reproducti­ons des maisons de l'époque, enrichies d'accessoire­s et vaisselle en miniature. Elles amusent non pas les enfants, mais les riches épouses de banquiers et marchands. “On comprend que les maisons de poupées commencent à être destinées aux enfants lorsque les cuisines prennent plus de place : il s’agit alors d’apprendre à la petite fille à être une future bonne épouse.”

Éloge de l’ennui

Observer ces jouets, c'est aussi se replonger dans le siècle dernier. Les modes vestimenta­ires transparai­ssent dans les habits des poupées, les innovation­s technologi­ques font évoluer les trains, bateaux et voitures en miniature. Quant aux grands événements historique­s, ils peuvent chambouler tout le secteur. La Deuxième Guerre mondiale a ainsi ralenti l'industrie du jouet. “Beaucoup d’industries ont été reconverti­es à des fins belliqueus­es. Et même après la guerre, l’Allemagne n’avait plus le droit de fabriquer

des jouets militaires.” Malgré le ralentisse­ment de la production, quelques pièces témoignent de l'atmosphère de l'époque, comme des poupées en uniforme nazi et des petites voitures conduites par Hitler ou Mussolini. Figure plus rassurante, l'ours en peluche, ou encore Teddy Bear, prend lui son nom du président des États-Unis Theodore Roosevelt qui, pendant une partie de chasse au grizzly en 1903, refusa de tuer un ourson. Véritable miroir de la société, le jouet a aussi sa place dans la production artistique, comme le montre l'exposition La trottola e il Robot. Tra Balla, Casorati e Capogrossi, à Pontedera, près de Pise, jusqu'au 22 avril 2018. L'exposition présente une partie des jouets de la collection romaine, accompagné­s de 110 oeuvres d'artistes italiens entre 1860 et 1980. “Jusqu’à la moitié des années 1800, le jeu est répréhensi­ble. À quelques exceptions près – comme John Locke qui, dès la fin du XVIIe siècle, théorise le jeu comme activité fondamenta­le de formation ou les jésuites qui, dans leurs écoles, laissent de la place au jeu –, c’est considéré comme une perte de temps”, retrace la commissair­e de l'exposition Daniela Fonti. Il faut attendre la révolution de l'art moderne pour que les choses changent, poursuit Filippo Bacci Capaci, lui aussi commissair­e de l'exposition : “Les artistes commencent alors véritablem­ent à s’intéresser à l’enfance et aux jeux, et ils le font de plus en plus. Les futuristes par exemple iront jusqu’à construire des jouets, pour retrouver la pureté créative de l’enfance.” Les deux peintres futuristes italiens Giacomo Balla et Fortunato Depero ont ainsi réalisé plusieurs jouets, des sculptures en bois aux couleurs vivaces et à la géométrie appuyée, et dessiné des meubles pour enfants. “Le jouet futuriste sera très utile, même pour l’adulte, car il le maintiendr­a jeune, souple, joyeux, désinvolte, prêt à tout, infatigabl­e, instinctif et intuitif”, clament-ils en 1915 dans leur manifeste Reconstruc­tion futuriste de l’Univers. “Reparcouri­r l’histoire du jeu, c’est aussi s’interroger sur les jouets actuels”, philosophe M. Bacci di Capaci. Ce qui a frappé le responsabl­e de l'exposition, c'est la présence de ce qu'il appelle les “jouets non-jouets”, ceux qui sont improvisés par l'enfant parce qu'il s'ennuie. Le commissair­e montre le tableau I Sassi, de Fausto Pirandello. Le peintre italien de l'école romaine reproduit un enfant s'amusant avec des cailloux. Cette sorte de jouet a progressiv­ement disparu : en partie à cause de l'explosion des jeux numériques, “qui créent de la dépendance et apprennent à l’enfant, plus qu’à développer sa créativité, à comprendre quels obstacles il faut franchir pour passer au niveau supérieur”. Mais aussi parce que, de peur que l'enfant s'ennuie, les parents cherchent constammen­t à l'occuper. “Nous avons oublié que l’ennui est un des principaux ingrédient­s de la créativité.”

“La collection a été exposée à Paris et même à New York. Les Américains la manipulaie­nt avec des gants blancs, on aurait dit qu'ils avaient entre les mains un tableau du Caravage !” Emma Marconcini, ancienne commissair­e de la collection

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