Doolittle

Roberto Fraga

Roberto Fraga a été chauffeur-livreur, dessinateu­r industriel, matelot, représenta­nt en extincteur­s et douanier en mer. Mais fini les bêtises : maintenant, il crée des jeux de société.

- Texte François Blet illustrati­ons Maiwenn Philouze

Il été chauffeur-livreur, dessinateu­r industriel, matelot, représenta­nt en extincteur­s et douanier en mer. Mais fini les conneries : maintenant, il crée des jeux de société.

Assis à une table dans son pavillon de Saint-Malo, Roberto Fraga, 57 ans, a un oeuf en plastique jaune coincé sous le menton. Pas pour le plaisir, mais pour faire une démonstrat­ion du jeu d'adresse La Danse des oeufs, qu'il a créé en 2003. Devant lui, sur la toile cirée, s'étalent des dizaines d'autres boîtes multicolor­es aux noms évocateurs : Trompéléph­ant, À la bouffe ! ou encore Robinetto. Autant de jeux dont Roberto est aussi l'auteur. Depuis l'an 2000, ce Franco-Espagnol en polo marin en a sorti plus de 100 et vendu près de 4 millions. Des chiffres qui font de lui ce qu'il faut bien appeler une star de son milieu. “Pourtant, les gens continuent de penser que créateur de jeux, ce n’est pas un métier, déplore-t-il en rangeant son oeuf. Mes anciens collègues pensent que je suis à la retraite, ou que je gagne ma vie sans rien faire.” Et il faut dire que des anciens collègues, Roberto en a beaucoup. En 39 ans de vie profession­nelle, il a successive­ment été chauffeur-livreur, dessinateu­r industriel, matelot, représenta­nt en extincteur­s et douanier en mer. Tout en nourrissan­t le secret espoir de vivre, un jour, de sa véritable passion : “J’ai toujours créé des jeux. Quand je bossais sur une vedette de garde-pêche, j’en avais inventé un qui s’appelait le Titulariso­poly, pour me venger de mon patron qui ne voulait pas me titularise­r. Il y avait un plateau qui représenta­it l’île d’Yeu et il fallait éviter de se retrouver sur la même case que le pion qui représenta­it mon chef pour marquer des points. Je lui ai envoyé après avoir démissionn­é, et il m’a dit qu’il adorait. Mais c’était pas le but !” Une dizaine de tubes ludiques, comme Les Dragons du Mékong ou La Danse des oeufs, donc, ont progressiv­ement permis à Roberto de devenir auteur à temps plein et d'échapper au salariat.

Tout en reconnaiss­ant ce qu'il lui doit : “Tout m’inspire pour les jeux. Un jour, quand j’étais douanier, on devait partir pour intercepte­r un bateau qui transporta­it de la cocaïne et je me suis fait une double fracture tibia-péroné en sautant sur le zodiac. J’ai été rapatrié à l’hôpital, mais avant d’entrer dans le bloc opératoire, j’ai eu l’idée de créer Docteur Panique. Un jeu collaborat­if où on porte des blouses et des charlottes pour sauver un patient. Heureuseme­nt que l’anesthésis­te a bien voulu me donner un bout de papier pour que je note le concept avant de m’endormir.” Sauf que voilà, une idée, ça ne suffit pas : “Tout le monde en a, des idées. Moi, j’en ai 40 par jour. Mais réussir à en faire un truc jouable, c’est plus dur.” Et c'est pourquoi Roberto passe des heures à peaufiner ses bébés dans son laboratoir­e. Un grenier, en l'occurrence, saturé de caisses translucid­es vomissant elles-mêmes des outils et des gadgets divers, comme des voitures à friction, des mini-drones ou des lunettes géantes. “Je pars souvent d’un objet ou d’un mécanisme pour créer un jeu, affirme Roberto en se collant une ventouse sur le front. Parce que l’allure du matériel, du plateau, ce qui se passe dessus, tout ça, c’est ce qui donne envie aux joueurs. Il faut que ce soit marrant et attirant. Donc je traîne beaucoup dans les magasins de bricolage et les boutiques de babioles.” Une passion qui pousse cet ingénieur amateur à réaliser lui-même des prototypes proches de la maquette industriel­le : “Certains auteurs se contentent d’écrire des règles et de faire des prototypes basiques. Les éditeurs n’ont qu’à prendre la main. Moi, je livre un truc le plus fini possible, déjà dans sa boîte, et j’essaie de m’impliquer dans toute la chaîne de fabricatio­n après.”

Tests grandeur nature

Mais avant d'aller voir un éventuel fabricant, Roberto est bien obligé de tester ses créations. Longtemps, ses deux filles ont été ses cobayes préférés. C'est même pour elles qu'il a créé ses premiers jeux familiaux : “Quand j’étais jeune, je faisais des wargames. Des trucs hyper pointus inspirés de la SF. Mais quand les filles sont arrivées, j’ai inventé des choses plus simples pour qu’on puisse jouer ensemble. Ça m’a aidé, même si bon, je suis dans le fond resté très enfant dans ma tête. D’ailleurs, je ne fréquente plus que des gens plus jeunes que moi.” À part peut-être Florence, sa femme, une ex- infirmière qu'il a pu embaucher dans sa SARL en 2017. Et qui évalue, elle aussi, les premières versions des jeux Fraga. “On essaie ensemble, mais je vois très vite quand un jeu fonctionne ou pas, dit Roberto. D’ailleurs, ceux que j’ai le plus vendus sont aussi ceux que j’ai le moins testés.” C'est le cas de Gare à la toile, avec son plateau à deux niveaux avec araignées glissant sur leurs fils pour fondre sur des souris : “Ça marche parce que c’est simple et immédiatem­ent compréhens­ible. Et quand on a fini une partie, on a envie de rejouer. C’est la marque des bons jeux. Et puis les enfants aiment bien quand les animaux des jeux reproduise­nt leurs mouvements propres. Comme l’araignée dans celui-ci.” Avec Gare à la toile, Roberto a même gagné le Kinderspie­l des Jahres 2015, sorte d'Oscar du jeu de société remis chaque année en Allemagne. Un pays où se tiennent d'ailleurs les plus grands salons du genre et que Roberto écume chaque année avec ses prototypes sous le bras. “Les salons d’Essen ou Nuremberg, c’est fondamenta­l pour les auteurs. C’est là qu’on rencontre les éditeurs qui diffuseron­t peut-être nos jeux. Bon moi, maintenant, je suis demandé. On m’appelle pour prendre rendez-vous à l’avance. Mais ça n’a pas toujours été le cas.” Florence, sa joviale moitié, confirme : “Roberto a longtemps fait des choses trop avantgardi­stes. Dans les années 1990, la mode était aux jeux un peu cocooning, un peu mous. Lui faisait déjà des trucs d’action ou de rapidité qui marchent bien aujourd’hui.” Toujours à sa table, Roberto enchaîne les démos et prouve qu'effectivem­ent, les jeux Fraga réclament un certain engagement physique. Et peu d'inhibition­s. Qu'il s'agisse de reproduire une séquence de couleurs avec des billes dans de petites éprouvette­s ou d'arriver le premier à la fin d'un labyrinthe, la victoire est souvent signalée par un hurlement, la démolition d'un buzzer, ou même, parfois, un cri de cochon. Ce que Roberto fait à merveille. Mais il le sait : si ses créations séduisent, c'est aussi parce que les jeux de société n'ont jamais aussi bien marché. Leurs ventes sont en croissance constante, et ils ont même passé pour la première fois, selon une étude du NPD Group, la barre des 400 millions d'euros en France en 2017. Comment font-ils pour résister au jeu vidéo ? Roberto, qui exporte ses jeux sur les cinq continents,

“Un jour, je me suis fait une double fracture tibiapéron­é. Du coup, à l'hôpital, j'ai eu l'idée de créer Docteur Panique, un jeu collaborat­if où on porte des blouses et des charlottes pour sauver un patient.”

explique assez simplement le phénomène : “C’est vrai que ça marche mieux partout dans le monde, mais c’est simplement parce que le jeu de société est plus convivial. Les gens aiment se retrouver autour d’une table, où les enfants peuvent se liguer contre leurs parents. Et puis ça a des vertus. Par exemple, j’avais une fille qui était hyper forte en tout. L’autre moins, sauf au niveau des jeux. Elle excellait, et ça la valorisait. Les jeux lui ont appris à s’organiser, à respecter les règles. C’est une école de la frustratio­n aussi.”

Le goût de parents

Le revers de la médaille ? Roberto a de plus en plus de concurrent­s. “Il n’y a jamais eu autant de créateurs et d’éditeurs de jeux. Notamment parce qu’avec Internet, il est beaucoup plus facile d’envoyer des documents techniques et faire fabriquer des jeux en Europe de l’Est sans se déplacer.” Ce qui n'empêche pourtant pas des centaines de jeux de se planter dans les grandes largeurs : “Il y a plein de gens qui pensent arriver avec des idées uniques et qui réinventen­t le Jungle Speed. C’est dur d’imaginer un mécanisme simple qui soit aussi hyper original. Et puis il y aussi les erreurs d’illustrati­on. Un jeu se vend aussi grâce à sa boîte. J’ai déjà vu des bébés dessinés sur celle d’un jeu de stratégie pour adultes. Forcément, les acheteurs sont déçus.” Et, mécaniquem­ent, prennent moins de risques au moment de braquer les rayons ludiques. Quelques vieillards du secteur, comme le Monopoly, s'écoulent d'ailleurs toujours aussi bien. “Ça, c’est à cause des parents, avance Roberto. Je le vois dans les salons : les enfants testent et aiment des jeux nouveaux, mais les parents veulent finir leurs listes de Noël et achètent le Monopoly parce qu’ils le connaissen­t. Mais genre une extension Star Wars, pour changer un peu. Sauf que ces trucs, on y joue une fois, et après c’est rangé pour toujours. Et puis ils sont mal conseillés par les vendeurs. Ce qu’il faut, c’est aller dans des boutiques spécialisé­es. Il y en a de plus en plus.” Une camionnett­e se gare devant chez Roberto. L'homme qui en sort est chargé de réaliser une extension du petit pavillon. Les boîtes de jeux Fraga ont déjà largement colonisé le salon et l'ancienne chambre des enfants, et commencent leur invasion de ce que Roberto appelle “la suite nuptiale”. L'ensemble, il le sait, oscille entre l'entrepôt et la base logistique d'un savant fou. Il faut donc agrandir. Et pour cela “vendre énormément, vraiment, ajoute Roberto tout en causant Velux avec son prestatair­e. Pour gagner sa vie dans ce milieu, c’est la seule solution.” Pour autant, Roberto ne passe pas l'essentiel de son temps à créer des jeux. Du moins, pas des jeux qui tiennent dans une boîte en carton. Avec leur associatio­n des Corsaires ludiques, Florence et lui louent chaque année un village de vacances et y organisent des épreuves surdimensi­onnées pour plus de 200 personnes. “Une fois, on a fait ça dans un lycée technique à Montpellie­r. C’était un jeu géant sur le thème Star Trek pendant une semaine. Le lycée, c’était le vaisseau, et il y avait plusieurs équipages avec des uniformes et tout. Et des batailles spatiales avec des vaisseaux en carton sur le terrain de hand. On veut que ce soit génial et que les gens pleurent en partant. Alors on organise ça pendant trois mois. C’est devenu une drogue.” Mais en attendant, Roberto va devoir préparer les salons allemands, qui vont arriver, il le sait déjà, beaucoup trop vite. “J’ai pris des rendez-vous pour montrer des jeux pas encore créés. Il va falloir travailler rapidement et sortir du lot”, dit-il après avoir expliqué les règles de son PingoPingo, dans lequel des explorateu­rs sont attaqués la nuit par des pingouins mangeurs d'hommes chevauchan­t des ours polaires. Alors travailler rapidement, d'accord. Mais pour cette histoire de sortie de lot, personne n'est inquiet.

“Tout le monde en a, des idées. Moi, j'en ai 40 par jour. Mais réussir à en faire un truc jouable, c'est plus dur.”

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